vendredi 13 mai 2016

"Apprendre n'est absolument que se ressouvenir"

Commentaire

Le Ménon ou Sur la vertu (387 av. J.-C. ) est un dialogue de Platon (428-348 av. J.-C.) qui cherche à répondre à deux questions principales : qu'est-ce que la vertu et peut-elle faire l'objet d'un enseignement ? Avant de pouvoir dire si elle s'enseigne, il faut d'abord dire ce qu'elle est. Ménon, l'interlocuteur de Socrate propose alors plusieurs réponses possibles selon que l'on est un homme, une femme, etc. Mais il manque l'universalité de la notion et se retrouve dans l'incapacité de dire ce qu'est la vertu en soi.

Ménon, désemparé de ne pouvoir apporter une définition de ce qu'est la vertu, compare Socrate à "cette large torpille marine qui cause l’engourdissement à tous ceux qui l’approchent et la touchent" : il déclare subir le même effet et avoir l'esprit engourdi par les questions de Socrate. Afin de l'encourager, Socrate lui fait alors part de ce que disent les poètes à propos du savoir et expose ainsi la célèbre théorie de la réminiscence, théorie selon laquelle l'âme qui apprend ne découvre pas quelque chose de nouveau, mais ne fait que se ressouvenir de qu'elle savait déjà.

Socrate rappelle qu'il ne sait pas, mais qu'il doute simplement plus que les autres. Il ne sait pas ce qu'est la vertu. Ménon le place alors en face d'une contradiction : si Socrate ignore ce qu'il cherche, comment peut-il savoir qu'il trouve ? D'où cette idée qu'"il n'est pas possible à l'homme de chercher ni ce qu'il sait ni ce qu'il ne sait pas" car ce qu'on sait, on n'a pas besoin de le chercher et ce qu'on ne sait pas, on ne sait pas qu'il faut le chercher. C'est dans l'idée de sortir d'un tel dilemme que Socrate formule l'hypothèse d'une réminiscence : au fond d'elle-même, l'âme saurait ce qu'elle cherche et elle l'aurait simplement oublié.

Les poètes tels que Pindare notamment prétendent que "l'âme humaine est immortelle", "elle s'éclipse", mais "elle ne périt jamais". En arrière plan, il y a une dimension morale, l'idée que chaque âme serait comptable des fautes qu'elle commet et c'est pour "cette raison" qu'"il faut mener la vie la plus sainte possible". Si chaque âme est née plusieurs fois et est passée d'un monde à l'autre, alors elle a déjà tout appris. Par conséquent, "il n'est pas surprenant qu'à l'égard de la vertu et de tout le reste, elle soit en état de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement". Il suffit qu'elle ait "le courage" d'entreprendre l'effort de se ressouvenir et donc de chercher ce qu'elle ignore.

Le dilemme de Ménon pose manifestement à Socrate un autre problème : celui de la paresse. A quoi bon chercher si on ne peut rien savoir ? D'où l'intérêt de reprendre à son compte le récit des poètes et cette théorie mythologique de la réminiscence, car elle incite à la recherche plutôt qu'à se satisfaire de son ignorance. On retrouve l'idée du "noble mensonge"  exposée dans la République (Livre III, 414 b-c) : un mensonge ou un mythe qui est utile peut tout à fait être tenu pour vrai, c'est-à-dire pris comme principe d'action, du moment qu'il la facilite.

Socrate ne s'arrête pas au simple énoncé de la théorie de la réminiscence. Il va, dans la suite du dialogue, en faire la preuve au moyen d'une démonstration de géométrie. Il demande en effet à Ménon d'appeler un esclave ignorant à qui il propose de résoudre un problème de géométrie par lui-même : celui de la duplication de la surface d'un carré. Ce problème ne peut pas être résolu en doublant les côtés du carré, ce qu'on a tendance à faire naturellement, car sinon on quadruple son aire. Il faut se détourner de cette erreur et utiliser la diagonale du carré pour tracer l'un des côtés du nouveau carré. Cette démonstration réalisée par l'esclave simplement en suivant le questionnement de Socrate lui permet de prouver à Ménon qu'il n'apprend rien à cet esclave, mais que ce dernier redécouvre, en se servant de sa raison, la solution d'un problème qu'il connaissait déjà et dont il ne fait que se ressouvenir.

Texte

"- Socrate : Je sais que tous ceux qui sont beaux aiment qu’on les compare : cela tourne à leur avantage ; car les images des belles choses sont belles, ce me semble. Mais je ne te rendrai pas comparaison pour comparaison. Quant à moi, si la torpille étant elle-même engourdie jette les autres dans l’engourdissement, je lui ressemble ; sinon, je ne lui ressemble pas ; car si je fais naître des doutes dans l’esprit des autres, ce n’est pas que j’en sache plus qu’eux : je doute au contraire plus que personne, et c’est ainsi que je fais douter les autres. Maintenant, quant à la vertu, je ne sais point du tout ce que c’est : pour toi, peut-être le savais-tu avant que de t’approcher de moi ; et à ce moment tu parais ne le point savoir. Cependant je veux examiner et chercher avec toi ce que ce peut être.

- Ménon : Et comment t’y prendras-tu, Socrate, pour chercher ce que tu ne connais en aucune manière ? Quel principe prendras-tu, dans ton ignorance, pour te guider dans cette recherche ? Et quand tu viendrais à le rencontrer, comment le reconnaîtrais-tu, ne l’ayant jamais connu ?

- Socrate : Je comprends ce que tu veux dire, Ménon. Vois-tu combien est fertile en disputes ce propos que tu mets en avant ? Il n’est pas possible à l’homme de chercher ni ce qu’il sait ni ce qu’il ne sait pas ; car il ne cherchera point ce qu’il sait parce qu’il le sait et que cela n’a point besoin de recherche, ni ce qu’il ne sait point par la raison qu’il ne sait pas ce qu’il doit chercher.

- Ménon : Est-ce que ce discours ne te paraît pas vrai, Socrate ?

- Socrate : Nullement.

- Ménon : Me dirais-tu bien pourquoi ?

- Socrate : Oui : car j’ai entendu des hommes et des femmes habiles dans les choses divines.

- Ménon : Que disaient-ils ?

- Socrate : Des choses vraies et belles, à ce qu’il me semble.

- Ménon : Quoi encore ? et quelles sont ces personnes-là ?

- Socrate : Quant aux personnes, ce sont des prêtres et des prêtresses qui se sont appliqués à pouvoir rendre raison des choses qui concernent leur ministère : c’est Pindare, et beaucoup d’autres poètes ; j’entends ceux qui sont divins. Pour ce qu’ils disent, le voici : examine si leurs discours te paraissent vrais. Ils disent que l’âme humaine est immortelle ; que tantôt elle s’éclipse, ce qu’ils appellent mourir ; tantôt elle reparaît, mais qu’elle ne périt jamais ; que pour cette raison il faut mener la vie la plus sainte possible ; car les âmes qui ont payé à Proserpine la dette de leurs anciennes fautes, elle les rend au bout de neuf ans à la lumière du soleil. De ces âmes sortent les rois illustres, célèbres par leur puissance, et les hommes grands par leur sagesse ; dans l’avenir les mortels les appellent de saints héros. Ainsi l’âme étant immortelle, étant d’ailleurs née plusieurs fois, et ayant vu ce qui se passe dans ce monde et dans l’autre et toutes choses, il n’est rien qu’elle n’ait appris. C’est pourquoi il n’est pas surprenant qu’à l’égard de la vertu et de tout le reste, elle soit en état de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement ; car, comme tout se tient, et que l’âme a tout appris, rien n’empêche qu’en se rappelant une seule chose, ce que les hommes appellent apprendre, on ne trouve de soi-même tout le reste, pourvu qu’on ait du courage, et qu’on ne se lasse point de chercher. En effet ce qu’on nomme chercher et apprendre n’est absolument que se ressouvenir. Il ne faut donc point ajouter foi au propos fertile en disputes que tu as avancé : il n’est propre qu’à engendrer en nous la paresse, et il n’y a que des hommes efféminés qui puissent se plaire à l’entendre. Le mien, au contraire, les rend laborieux et inquisitifs. Ainsi je le tiens pour vrai ; et je veux en conséquence chercher avec toi ce que c’est que la vertu.

- Ménon : J’y consens, Socrate. Mais te borneras-tu à dire simplement que nous n’apprenons rien, et que ce qu’on appelle apprendre, n’est autre chose que se ressouvenir ? Pourrais-tu m’enseigner comment cela est ainsi ?

- Socrate : J’ai déjà dit, Ménon, que tu es un rusé. Tu me demandes si je puis t’enseigner, dans le temps même que je soutiens qu’on n’apprend rien, et qu’on ne fait que se ressouvenir, afin de me faire tomber sur-le-champ en contradiction avec moi-même.

- Ménon : Non, par Zeus ! Socrate, je n’ai point parlé ainsi dans cette vue, mais par pure habitude. Cependant si tu peux me montrer que la chose est telle que tu dis, montre-le-moi.

- Socrate : Cela n’est point aisé ; mais en ta faveur je ferai tous mes efforts. Appelle-moi quelqu’un de ces nombreux esclaves qui sont à ta suite, celui que tu voudras, afin que je te fasse voir sur lui ce que tu souhaites."

- Platon, Ménon, à partir de 80d, trad. V. Cousin.

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