vendredi 29 décembre 2017

Cours - Le vivant

Introduction

Le vivant désigne les êtres qui possèdent les propriétés physico-chimiques permettant la vie. Les biologistes s'entendent pour qualifier un organisme de vivant lorsqu'il réunit trois propriétés : l'auto-organisation, c'est-à-dire l'assemblage de composants dont les plans sont inscrits dans son génome ; la reproduction et, enfin, la délimitation entre un intérieur et un environnement. En ce sens, le vivant se distingue de l'inerte et du minéral. Ses formes sont variées puisque sa vaste échelle s'étend de la bactérie mycoplasme - plus petite forme de vie connue - jusqu'aux organismes complexes que sont les animaux et dont l'homme fait partie.

En quoi le vivant constitue-t-il une question philosophique ? C'est que, si la biologie - science dont le but est d'expliquer le vivant - parvient à donner une définition de la vie, elle laisse néanmoins le champ libre à un questionnement sur le modèle choisi pour l'explication. Trois modèles principaux doivent être mentionnés : le finalisme, le mécanisme et le vitalisme. Le finalisme consiste à envisager le vivant du point de vue de la finalité du vivant, c'est-à-dire de sa nécessité (il ne pouvait pas être autrement) et conduit à exclure le hasard de la vie. Le mécanisme consiste à réduire le fonctionnement du vivant à de simples rapports physico-chimiques. Le vitalisme s'oppose au mécanisme en considérant la vie comme étant dotée de propriétés qui ne peuvent être seulement expliquées par le fonctionnement interne des parties de l'organisme. 

Actuellement, les modèles explicatifs utilisés en biologie sont synthétiques. En effet, l'approche moderne reconnaît une dimension finaliste du vivant (cf. Monod selon lequel le vivant est à l'oeuvre dans le vivant) sans pour autant exclure le hasard. En outre, elle fait appel à la méthode expérimentale - donc à une vision mécaniste - pour progresser dans les connaissances sans pour autant considérer qu'elle a permis, à ce jour, d'épuiser totalement son objet. A noter également que le philosophe peut réfléchir sur les questions d'ordre bioéthique, c'est-à-dire celles qui visent à interroger la puissance acquise par l'homme sur le vivant et sur la responsabilité qu'il engage lorsqu'il agit sur le vivant : modifications génétiques, clonage, expérimentation animale, etc. 

1/ Le règne de la finalité

Dans le Traité sur les parties des animaux (330 av. J.-C.), Aristote (384-322 av. J.-C.) classifie les animaux, en procédant au moyen d'une méthode analogique, et critique la méthode de classification platonicienne, en expliquant qu'il faut classer les espèces par la voie de la catégorisation par genre et non pas par division qui ne permet pas de descendre jusqu'aux individus. Il établit que la nature agit en cherchant à équilibrer les forces et les faiblesses de chaque espèce afin que l'une ne prenne pas l'ascendant sur l'autre. Cette conception est fixiste, c'est-à-dire non-évolutionniste : le cadre naturel est posé une fois pour toute. Sur le plan anatomique toutefois, les observations d'Aristote sont souvent pertinentes.

Dans le chapitre V du premier livre, Aristote commence par distinguer deux types d'être : ceux qui sont impérissables et ceux qui naissent puis périssent. C'est dans ce dernier type que se classe le vivant (plantes et animaux), qu'il nous est plus aisé à connaître puisque nous vivons dans leur proximité. Il ajoute que cette étude du vivant ne doit négliger aucun détail, aussi peu relevé soit-il. En effet, Aristote rapporte l'anecdote suivante : Héraclite se réchauffe au feu de sa cuisine et invite des étrangers à le rejoindre. Or ces derniers "hésit[ent] à entrer". Les moeurs antiques nécessitent qu'on accueille les visiteurs à l'hestia, foyer de la maison, lieu sacré où les dieux sont présents, alors qu'Héraclite se trouve près du four dans sa cuisine. C'est la raison pour laquelle il indique aux visiteurs : "entrez, il y a des dieux aussi dans la cuisine". L'objectif d'Aristote, par cette anecdote, est de rappeler qu'il y a de la beauté en chaque espèce animale et qu'il faut donc dépasser son propre dégoût pour trouver en elle "de la nature et de la beauté".  

A quoi tient cette beauté du vivant ? Aristote répond qu'elle tient à sa finalité : "ce n'est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les oeuvres de la nature". Cette position théorique s'appelle le finalisme. Elle revient à poser l'existence d'une finalité à l'oeuvre dans la nature. Dans cette optique, il faut rechercher ce pour quoi une chose est faite, en saisir la fin, la cause finale qui est, pour Aristote, la cause par excellence (il en distingue quatre en tout : cause finale, cause efficiente, cause matérielle, cause formelle). Le finalisme recourt à l'analogie de l'artisan : la nature opère comme un artisan, c'est-à-dire qu'elle façonne les êtres vivants en vue d'une finalité. C'est la saisie de cette finalité qui apporte une satisfaction esthétique car elle permet de reprendre le point de vue du créateur. 

Par conséquent, il convient de rejeter une méthode d'étude des espèces reposant sur l'idée que certains vivants seraient nobles et d'autres ne seraient pas dignes d'intérêt. Le scientifique est celui qui cherche à vaincre "une grande répugnance", celle qui est liée à la peur, par exemple celle que pourrait susciter la vue du sang. Si on se met à rejeter tel ou tel objet parce qu'on est dégoûté ou parce qu'on ne le juge pas digne d'intérêt, alors on n'avance pas dans la connaissance. Aristote compare justement les parties du corps qui peuvent nous répugner et les espèce animales qui peuvent nous dégoûter. Il ne faut pas s'arrêter à cette vue subjective, mais chercher un point de vue plus global, celui de l'espèce ou de la nature.

Pour Aristote, la partie ou l'organe du vivant ne s'identifie pas au vivant considéré en tant que tel. C'est pourquoi, il est un principe de méthode de "s'attacher à la forme totale" et ne pas confondre la matière étudiée avec le but de la recherche. Bien sûr, le biologiste ne doit pas privilégier une partie plutôt qu'une autre, il doit les observer toutes. Mais il aura aussi toujours soin de considérer l'ensemble composé. L'analogie avec la maison permet de comprendre cette idée : si l'on étudie une maison, il ne faut pas considérer chaque élément comme une fin en soi, mais les réintégrer dans un ensemble plus large qui est la maison elle-même et dont le but est de constituer un abri. Il en va de même pour l'étude de la nature : il faut toujours s'attacher à garder un oeil sur "la substance intégrale", c'est-à-dire sur le composé assemblé de ses éléments et non sur telle ou telle partie. Le finalisme aristotélicien est donc aussi un vitalisme dans la mesure où Aristote insiste sur l'importance de considérer le tout du vivant et pas seulement le fonctionnement des parties.

2/ Le corps-machine

Le Traité de l'homme (1662) n'a pas été publié du vivant de Descartes (1596-1650). Dans les toutes premières lignes de ce texte, il tire les conséquences de sa vision mécaniste du monde pour ce qui concerne l'étude du corps vivant. En effet, il estime que les fonctions corporelles (circulation du sang, respiration, motricité) peuvent s'expliquer au moyen de causes efficientes ou par des propriétés physico-chimiques. Cette explication mécaniste des phénomènes vitaux se distingue des thèses finalistes (la nature ne fait rien en vain) et vitalistes (l'âme est le principe vital du corps) avancées par Aristote et réaffirmées par la scolastique. 

La méthode cartésienne de l'étude du vivant consiste à séparer l'âme du corps et à les étudier à part, pour montrer, ensuite, dans un troisième temps, comment s'opère l'union des deux. Contrairement à Aristote qui fait de l'âme le principe de vie du corps, Descartes distingue les deux et propose de les analyser séparément. Sa position va donc à l'encontre du vitalisme aristotélicien qui attribue aux corps un principe vital - l'âme - pour qu'ils puissent vivre. Il considère le corps comme une machine dont il est possible d'étudier les rouages, c'est pourquoi on dit de sa conception qu'elle est mécaniste : la vie provient seulement de l'agencement des pièces qui compose la machine du corps. 

En effet, Descartes affirme que "le corps n'est autre chose qu'une statue ou machine de terre". Son concepteur - Dieu - place à l'intérieur "toutes les pièces qui sont requises pour faire qu'elle marche, qu'elle mange, qu'elle respire", c'est-à-dire assurent les fonctions physiologiques fondamentales permettant au corps de vivre. Du point de vue du corps, l'homme peut donc être expliqué mécaniquement, par une série de causes et d'effets. Les fonctions du corps procèdent de "la matière" et dépendent seulement "de la disposition des organes". Il n'y a aucun principe qui viendrait informer la matière pour l'animer. Le corps fait tout par lui-même, par la configuration et l'organisation de ses parties. 

Cette idée de considérer le corps comme une machine provient de l'observation. Les horloges et "autres semblables machines" ont la capacité de se mouvoir d'elles-mêmes remarque Descartes. Autrement dit, ce sont des automates (du grec automatos : "qui se meut de soi-même"). Alors que, pour Aristote, il faut considérer que c'est l'âme qui est à l'origine du mouvement (mouvement du corps comme celui qui permet à notre coeur de battre ou à nos poumons de respirer), pour Descartes, il est possible de faire l'économie de cette hypothèse en considérant que, comme il existe des objets mécaniques qui ont, en eux-mêmes, le principe de leur propre mouvement, il n'est pas impossible que Dieu ait pu concevoir l'homme de cette façon. La seule différence est que le mécanisme est plus complexe. 

La thèse cartésienne du corps-machine conduit à considérer que le vivant est explicable de façon mécanique, c'est-à-dire qu'il suit les mêmes lois que la nature. Il s'agit d'un bouleversement dans l'histoire de l'étude du vivant. Le corps se ramène à de l'étendue que l'on peut expliquer par les lois de la physique, lesquelles sont écrites en langage mathématique (pour reprendre l'expression de Galilée que Descartes aurait pu faire sienne). Elle rejoint la thèse des animaux-machines selon laquelle les animaux fonctionnent à la manière des horloges. Comme l'âme désigne la pensée humaine chez Descartes, les animaux n'en sont pas pourvus. Une preuve avancée notamment par Descartes dans sa Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 est qu'ils ne sont pas doués de parole : ils peuvent imiter le son de la voix, mais pas construire des discours raisonnés comme le font les humains. 

3/ Un être organisé

Dans la Critique de la faculté de juger (1790), Emmanuel Kant (1724-1804) s'intéresse à notre faculté de juger selon le sentiment de plaisir. Après avoir traité du jugement esthétique dans l'art dans la première partie, il analyse le jugement téléologique dans la nature. Dans les deux cas, il s'agit de comprendre ce que l'artiste ou la nature ont cherché à faire (bien que nous ne puissions jamais le savoir) et donc de s'intéresser à la finalité. Concernant la nature, Kant montre que les jugements sur sa finalité ne peuvent pas être tenus pour objectifs, absolus et scientifiques (par exemple, on ne peut pas dire que la neige a objectivement pour fin de protéger les semailles). Cependant, par analogie, il est possible de faire comme si c'était le cas pour compléter les lois de la causalité lorsque l'on considère la finalité interne d'un être vivant (par exemple, un arbre en produit un autre en tant qu'espèce : la finalité de l'arbre est la reproduction de l'arbre).

Pour Kant, ce qui fait la spécificité du vivant, c'est d'être doté d'une force formatrice, d'où l'intérêt de ne pas étudier le corps en le considérant seulement comme un mécanisme. Dans le paragraphe 65, il reprend la thèse du corps-machine de Descartes mais pour montrer en quoi cette explication mécaniste du vivant est insatisfaisante. Descartes opère une réduction du vivant à la machine en estimant que les corps ne sont finalement composés que de diverses pièces, ainsi que des horloges, qui ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement. Kant part de cette idée mais pour examiner et critiquer certaines de ses implications. Son premier point de désaccord porte sur le rôle de chaque partie par rapport aux autres dans un organisme ou dans une machine. Les parties sont certes solidaires entre elles, mais elles ne se produisent pas entre elles : "un rouage n'est pas la cause efficiente de la production de l'autre rouage" ou encore "une partie existe certes pour l'autre, mais elle n'existe pas par elle"

A quoi tient alors l'existence de chaque organe d'un corps vivant ou de chaque rouage d'une montre ? Kant répond : "un être qui peut produire d'après des Idées un tout possible par sa causalité". Ce qui rend la montre possible, ce n'est pas le mécanisme lui-même, tel rouage qui influence tel rouage, mais le plan que l'horloger a en tête. Suivant ce plan, de cause en cause, l'ensemble de pièces ainsi formé est ensuite capable de mesurer le temps qui s'écoule. On comprend ainsi que la montre n'existe pas par elle-même sans l'intervention d'un acteur extérieur - l'horloger - qui conçoit puis construit une montre. Il en va de même pour les corps vivants : "la cause qui produit ces parties et leur forme n'est pas [...] contenue dans la nature (de cette matière)". Il est nécessaire d'envisager une cause extérieure productrice du vivant sinon on ne rend pas compte de l'existence des organes. Cette cause extérieure est la nature elle-même qui opère selon un plan, une Idée, afin de produire un corps vivant.

Si un rouage ne tient pas son existence d'un autre, c'est qu'il la tient d'une causalité extérieure. Une autre conséquence est qu'il ne peut ni se reproduire ni se réparer tout seul : "un rouage d'une montre ne produit pas l'autre rouage, et encore moins une montre d'autres montres". Or ces opérations de reproduction et de réparation peuvent être attendue "au contraire de la nature organisée". Les êtres vivants sont capables non seulement de se reproduire, mais aussi de palier éventuellement l'absence d'un organe (un rein par exemple), de se réparer par eux-mêmes (cicatrisation, guérison). L'opération cartésienne qui vise donc à considérer le vivant comme une machine est donc un réductionnisme, c'est-à-dire qu'il conduit à minorer certaines qualités du vivant que n'ont pas les machines, même celles qui sont très complexes. 

Kant en tire comme conclusion qu'un être vivant ne peut pas se réduire à un mécanisme : "un être organisé n'est donc pas simplement une machine". La machine a certes, en elle-même, le principe de son mouvement, mais elle n'a que cela. L'être vivant tient sa spécificité justement de sa capacité à organiser les matières qui le composent. Kant distingue ainsi "la force motrice" des machines et "la force formatrice" du vivant. Il y a un donc un écart significatif entre le vivant et la machine, entre  l'organique et le non organique, entre l'être et les choses. Par conséquent, l'explication par le mécanisme, par le pouvoir moteur d'une pièce sur une autre ou d'un organe sur un autre, ne peut pas être retenue pour rendre compte complètement du vivant car ce dernier dispose d'une capacité organisatrice lui permettant d'accomplir des fonctions telles que la reproduction ou la réparation. 

4/ Le déterminisme en biologie

Dans l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865), le médecin et physiologiste français Claude Bernard (1813-1878). L'ambition du livre est de donner à la médecine une méthode qui soit pleinement scientifique, c'est-à-dire capable d'établir des lois déterminées au moyen de l'expérimentation. Pour cela, elle doit considérer les phénomènes vivants comme des phénomènes physico-chimiques et procéder rationnellement en cherchant à rapprocher les faits et les théories afin de les vérifier. Dans la deuxième partie de l'Introduction, Claude Bernard s'intéresse au statut de l'expérimentation sur les êtres vivants. Les corps vivants disposent en effet d'une spontanéité, c'est-à-dire d'une capacité à s'affranchir de la causalité physique et à se déterminer par eux-mêmes. Il cherche à montrer pourquoi cette conception du vivant ne s'oppose pas à la mise en pratique d'une méthode expérimentale. 

Claude Bernard établit une continuité entre d'une part, ce qu'il appelle "la science des phénomènes de la vie" et d'autre part, "la science des phénomènes des corps bruts", c'est-à-dire entre la biologie et la physique-chimie. On a tendance en effet à considérer que le vivant n'est pas une matière comme une autre, qu'il est doté d'une force vitale qui semble le soustraire aux forces physico-chimiques et à le rendre difficilement accessible à l'expérimentation. Cette position doctrinale selon laquelle le vivant ne se réduit pas aux lois physico-chimiques s'appelle le vitalisme. Alors que les corps vivants sont dotés d'une organisation où chaque partie semble irrémédiablement solidaire du tout, les corps bruts, ceux qui composent la matière inerte, sont dépourvus de toutes spontanéité et restent aisément modifiables. 

Pour autant, Claude Bernard remarque que toutes les sciences partagent une même méthode : celle qui consiste à fournir une explication causale des phénomènes, à rendre raison des choses. Or cette méthode fonctionne au moyen de l'expérimentation, c'est-à-dire que le scientifique part d'une observation qu'il explique par une hypothèse, puis qu'il vérifie par une expérience en reproduisant le phénomène, le plus souvent dans un laboratoire, en faisant varier les paramètres de l'expérience afin de s'assurer que son explication est la bonne et que l'effet est rattaché à la cause idoine. Ainsi que l'affirme Claude Bernard, il ne fait pas de doute que "le but que se propose la méthode expérimentale est le même partout". Il y a une continuité de la méthode scientifique dans l'ensemble des champs du savoir, la biologie qui étudie les corps vivants, ne fait pas exception. 

Le problème en biologie est que le corps vivant, doué de sensibilité, réagit à l'expérimentation, ce qui peut conduire à perturber les résultats obtenus. Comment donc rendre possible le recours à l'expérimentation, c'est-à-dire à une méthode scientifique et rigoureuse en biologie ? Comment sortir de la simple observation et des déductions purement anatomiques ? Autrement dit : comment faire de l'étude des phénomènes de la vie, une science ? Pour cela répond Bernard : "l'expérimentateur n'agira pas sur la vie". Il s'agit donc de recourir à la même méthode expérimentale utilisée en physique et en chimie, mais afin de contourner l'obstacle du vitalisme, le biologiste doit d'intéresser aux phénomènes de la vie et non à la vie en tant que telle. Il doit agir sur les phénomènes seulement, ce qui revient à se demander comment les phénomènes se produisent et non pourquoi. 

Seule cette focalisation sur le phénomène vivant peut permettre de déterminer avec précision son origine causale. De même qu'il y a un déterminisme en physique, c'est-à-dire un enchaînement causal des phénomènes entre eux, il y a un déterminisme en biologie : "pour les corps vivant (...) aussi, le déterminisme existe". Mais il faut pour cela se focaliser sur les phénomènes, ce sur quoi le biologiste conserve la maîtrise, là où il peut faire varier les paramètres. Dans la suite de l'Introduction, Claude Bernard explique comment il est parvenu à découvrir la fonction glycogénique (productrice de sucre) du foie. Il a recouru à l'expérience du "foie lavé" : après avoir tué un animal, il a injecté un courant d'eau froide dans les vaisseaux hépatiques de son foie pour le débarrasser du sucre ; quelques heures après, le foie replacé à température ambiante produisit une grande quantité de sucre. Sa fonction dans l'organisme était donc démontrée : produire et stocker le sucre dont le corps a besoin. 

5/ Le projet comme téléonomie

Dans Le Hasard et la Nécessité (1970), le biochimiste français Jacques Monod (1910-1976) affirme la compatibilité de l'existence du vivant et des raisons de son organisation avec les lois de la physique, il précise toutefois qu'elles ne sont pas déductibles de ces lois du fait qu'elles fonctionnent à partir de probabilités. Le mécanisme de reproduction des espèces fonctionne de manière à répliquer à l'identique le code génétique de l'espèce tout en aménageant une possibilité pour que des mutations surviennent aléatoirement. Dans le premier chapitre de l'ouvrage, Jacques Monod cherche à déterminer ce qui spécifie les objets naturels par rapport aux objets artificiels. Il imagine la mise au point d'un programme dont l'objectif serait d'opérer ce type de repérage à l'occasion de l'exploration d'une nouvelle planète. Il envisage notamment deux critères possibles : la structure et les performances (c'est-à-dire ce qu'on attend d'un objet). Il en vient à comparer l'oeil et l'appareil photographique, c'est-à-dire un objet naturel et un artefact.

L'oeil et l'appareil photographique partagent une fonction proche : l'oeil est un organe qui sert à la vision, l'appareil photographique est une machine permettant de capter les images. Cependant, ils sont de nature différente : en tant qu'organe, l'oeil se rattache à un corps vivant alors que l'appareil photographique appartient au domaine des choses, de l'inanimé, du non vivant. Pourtant Monod estime qu'il existe une similitude entre les deux, pour autant qu'on considère le projet auquel ils doivent leur structure respective. Or cette idée de projet au sein du vivant paraît non scientifique : cela reviendrait à faire l'hypothèse d'un Dieu ou d'une nature ayant un dessein, c'est-à-dire la volonté de créer un être vivant, doté de certaines caractéristiques. Le risque est de retomber dans une forme d'anthropomorphisme. 

Cependant, Jacques Monod ne va pas jusqu'à affirmer qu'un tel dessein divin existe. Il s'en tient simplement à considérer les objets naturels et les objets artificiels du point de vue de leur fonction. L'appareil photographique est "un artefact", c'est-à-dire qu'il constitue un produit de l'activité humaine, il est un produit de l'art et non de la nature. Lorsque l'homme fabrique cet appareil, il le fait dans un certain but. Il est animé par le projet d'enregistrer des images. Il réfléchit et conçoit son objet en considérant la fonction qu'il doit remplir. Or, si on compare cet appareil à l'oeil, on constate que l'oeil dispose d'une structure et de performances qui permettent aux êtres vivants de voir. En ce sens, l'artefact révèle une propriété fondamentale de tout être vivant : "l'une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d'être des objets doués d'un projet". Autrement dit, ils ne sont pas comme ils sont par hasard : il existe une adéquation entre leur forme et leur fonction, entre leur structure et leurs performances.

Monod donne à cette propriété le nom de "téléonomie". Le terme est formé sur le grec télos qui signifie "le but" et nomos "la loi". Elle renvoie à l'étude des lois de la finalité. Cette conception du vivant est donc finaliste, c'est-à-dire qu'elle considère que le vivant est animé d'un projet, d'un but, d'une fin. Certains biologistes, au contraire, affirment qu'il faut avoir une conception non finaliste du vivant car la finalité semble difficilement compatible avec l'objectivité requise par la méthode scientifique. Mais Monod invite à dépasser cette conception en montrant qu'il est impossible de ne pas considérer que les structures et les performances des êtres vivants renvoient à une certaine finalité et que cette finalité doit être absolument prise en compte lorsqu'on cherche à spécifier ce qui distingue les êtres vivants des choses. Le vivant est un objet doté d'un projet, c'est-à-dire qu'il est animé d'une fin que l'on retrouve dans son développement.

Il faut prendre garde néanmoins au fait que cette téléonomie n'est que "l'une des propriétés fondamentales", donc une propriété parmi d'autres. Elle est une condition nécessaire mais pas suffisante des êtres vivants. Les objets naturels et les objets artificiels partagent cette idée de projet qui les sous-tend, mais les objets naturels ont une propriété supplémentaire. Cette autre propriété qui est développé quelques lignes plus loin dans le premier chapitre de cet ouvrage est la capacité pour l'être vivant de se reproduire en transmettant l'information génétique contenue dans l'acide désoxyribonucléique (ADN) aux êtres suivants qui peuvent, à leur tour, se reproduire sur le même modèle et transmettre ce même code. La nature n'opère pas à l'aveugle, elle a bien un projet, mais celui-ci se borne à donner les moyens aux individus d'assurer la survie de l'espèce à travers les générations.

6/ La multiplicité des approches

Avec La logique du vivant (1970), le biologiste français François Jacob (1920-2013) rédige une histoire de l'hérédité. Elle se compose de cinq chapitres qui suivent la progression de la connaissance du vivant partant de l'agencement des surfaces visibles (XVIIe siècle), passant par l'organisation qui sous-tend organes et fonctions et dont l'unité est la cellule (XVIIIe siècle) et la découverte des chromosomes et des gènes (XXe siècle) pour aboutir à molécule d'acide nucléique déterminant la structuration de l'organisme ainsi que ses propriétés (mi-XXe siècle). Dans l'Introduction ("Le programme), François Jacob explique que la notion de programme appliquée à l'hérédité permet à la biologie de sortir de certaines oppositions entre finalisme et mécanisme car on y retrouve deux notions associées intuitivement aux êtres vivants : la mémoire (le souvenir des parents inscrit dans l'hérédité) et le projet (le plan qui dirige la formation d'un organisme). 

Le finalisme et le mécanisme sont deux approches différentes de la biologie : le finalisme envisage l'être vivant comme le résultat d'un plan alors que le mécanisme s'en tient à ses manifestations physico-chimiques. Or le programme, à travers les concepts de mémoire et de projet, réconcilie ces deux positions parce qu'il a pour finalité la reproduction, ce qui justifie la structure et l'histoire des êtres vivants puisque la propriété sélectionnée est celle qui confère un avantage dans la compétition pour la descendance. Pour autant, François Jacob estime que "la biologie n'est pas une science unifiée". En effet, cette discipline scientifique reste traversée par de multiples courants que l'on peut schématiquement regrouper en deux grandes tendances opposées : la tendance intégriste-évolutionniste et la tendance tomiste-réductionniste. 

L'attitude intégriste ou évolutionniste consiste à envisager l'organisme comme un tout, indissociable de ses constituants, qu'il faut considérer comme appartenant à une collectivité (par exemple une espèce). Cette attitude a pour but d'expliquer la structure du vivant, de chercher la cause des caractères existants et de décrire le mécanisme d'adaptation. Elle refuse de réduire les propriétés d'un être vivant à ses structures moléculaires. Elle s'oppose au réductionnisme qui consiste à rabattre toute explication du vivant sur l'analyse physico-chimique. La raison invoquée est que l'intégration confère des propriétés aux systèmes que n'ont pas les éléments : "le tout n'est pas seulement la somme des parties". Autrement dit, elle est une vision holiste du vivant. 

L'attitude tomiste ou réductionniste consiste à envisager l'organisme comme un tout qu'il faut expliquer par les seules propriétés des parties. Cette attitude a pour but de rendre compte des fonctions du vivant en analysant ses structures. Elle refuse de considérer qu'il puisse y avoir une propriété du vivant qui ne soit pas explicable par le biais des molécules et de leurs interactions. Elle s'oppose à l'évolutionnisme qui consiste à se focaliser sur les phénomènes d'intégration et d'émergence. Selon elle, le réductionnisme permet de rendre compte de toutes les propriétés, y compris de celles du tout puisque ces propriétés n'existent que du fait de la structure et de l'agencement des constituants de l'organisme. 

L'épistémologie - branche de la philosophie qui étudie les sciences - montre que la biologie hésite donc entre deux grands pôles : un pôle holiste et un pôle réductionniste. Ces pôles divergent non seulement quant aux objets étudiés (dans un cas l'intérêt pour les fossiles, de l'autre celui pour les tissus et les molécules), mais également quant aux méthodes (analyse des caractères existants, description des mécanismes d'adaptation pour le holisme ; isolement des constituants du vivant, étude dans un tube à essai pour le réductionnisme). Ils sont complémentaires seulement jusqu'à un certain point car il y a un bien un refus, de part et d'autre, de considérer que la méthode choisie puisse rendre compte de la totalité des phénomènes vivants.

Conclusion

Aristote se fait le défenseur d'une vision finaliste du vivant : selon lui, la nature ne fait rien en vain. Par conséquent, il n'existe pas de matières nobles et d'autres impures qu'il faudrait mettre de côté. Le vivant doit être étudié intégralement et comme un tout car c'est en tant que tout qu'il est possible d'en apprécier la finalité propre. 

L'approche cartésienne s'oppose à celle d'Aristote. Pour Descartes, le vivant peut s'analyser dans ses parties, ainsi qu'on le ferait pour comprendre le fonctionnement d'une horloge, chaque rouage venant actionner un autre rouage afin de faire fonctionner un ensemble complexe. Cette méthode d'analyse, caractéristique de la biologie moderne, s'appelle le mécanisme. 

Kant permet de reposer la question de la finalité du vivant, sans pour autant affirmer qu'il existe à celle-ci une réponse satisfaisant à la rigueur scientifique. Le vivant dispose en effet de capacités, telles celles de la réparation ou encore de la reproduction, dont ne disposent pas les machines. Il existe donc une force formatrice qui est spécifique au vivant et qui les différencie des choses.  

Claude Bernard permet de s'interroger sur la possibilité de recourir à la méthode expérimentale sur des sujets vivants. Il montre notamment qu'il convient non pas d'interroger le vivant lui-même, mais les phénomènes du vivant. De ce point de vue, il existe un déterminisme des faits biologiques qui est le même que celui que l'on trouve dans toutes les autres sciences. 

Jacques Monod nous révèle que le point de vue du biologiste moderne est nécessairement synthétique : si le mécanisme triomphe, au sens où il est la meilleure méthode pour approfondir notre connaissance du vivant, il n'en reste pas moins vrai qu'il existe une finalité à l'oeuvre dans le vivant et que celle-ci prend la forme du projet. Le vivant se développe toujours selon un plan prédéfini. 

François Jacob explique que la biologie n'est pas une science unifiée. Il existe en effet deux grandes tendances : la première que l'on peut qualifier d'holiste et la seconde de réductionniste. Ces deux approches reprennent, de manière plus affinée, les grandes tendances dégagées dans l'histoire de la pensée biologique entre finalisme-vitalisme d'un côté et mécanisme de l'autre.

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