mercredi 21 février 2018

"Notre plus grande ressource [...] est l'étroite alliance de ces deux facultés : l'expérimentale et la rationnelle"


Commentaire

Le Novum Organum ou Nouvelle Logique (1620) est un ouvrage du philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626). A l'origine, il prend place dans un système plus ambitieux mais inachevé qui se nomme Instauratio Magna (La Grande Restauration des sciences) et dont l'objet est de constituer une somme de connaissances tout en assurant la promotion d'une nouvelle méthode dans la découverte de savoirs. Francis Bacon cherche en effet à rompre avec une partie de la tradition aristotélicienne et à remettre l'expérience au centre des préoccupations des scientifiques.

Le texte ci-dessous est extrait du premier livre du Novum Organum et constitue l'aphorisme n° 95. Francis Bacon constate qu'à la différence des arts mécaniques qui se perfectionnent, la philosophie semble stagner, les auteurs se recopiant les uns les autres sans innover dans leur démarche. Pour cette raison, il préconise une nouvelle méthode qui consiste non plus à séparer, mais à unir la méthode empirique (c'est-à-dire celle qui fait procéder les connaissances de l'expérience) et la méthode rationnelle (celle qui tire les connaissances de l'intellect). L'objectif est de permettre de nouveaux progrès dans la recherche scientifique.

Jusqu'à présent, les philosophes qui ont étudié les sciences peuvent être regroupés en deux parties : les empiriques et les dogmatiques. Par empiriques, Bacon désigne les philosophes qui ne font que collecter des faits. Par dogmatiques, il désigne ceux pour qui le savoir ne peut venir que de l'intellect. Il renvoie donc dos à dos ces deux manières d'envisager le savoir : d'un côté, les empiristes purs, ceux qui ne font qu'accumuler des données issues de l'expérience ; de l'autre, les rationalistes purs, ceux qui ne font confiance qu'à l'intellect pour parvenir à la connaissance. Il propose, à la place, une position médiane. 

Afin de faire comprendre sa position Francis Bacon recourt à une comparaison. Chaque méthode se trouve rapprochée d'un animal. Les empiriques sont comparés à des fourmis, animal réputé pour son caractère travailleur. Mais si la fourmi est dure à la tâche, elle "se contente d'amasser et de consommer ensuite ses provisions". Elle ne fait rien d'autre que recueillir des éléments pour les détruire ensuite. Quant aux dogmatiques, ils sont comparés à l'araignée qui tisse ses toiles à partir "de sa propre substance". Elle réalise de beaux ouvrages, bien organisés, bien symétriques, mais seulement à partir d'elle-même. Entre la fourmi et l'araignée, l'animal qui a la préférence de Francis Bacon est l'abeille car elle est celle qui "garde le milieu" entre ces deux tendances. 

En effet, l'abeille ne réalise pas son ouvrage à partir de sa propre substance, contrairement à l'araignée, mais "elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins". Cette matière première renvoie symboliquement à l'expérience. De plus, l'abeille travaille et digère cette matière première à l'aide d'un "art qui lui est propre". Contrairement à la fourmi qui ne faisait que consommer ses provisions, sans les organiser ou leur donner une forme particulière, l'abeille organise sa matière première. La bonne méthode pour avancer dans la recherche scientifique consiste donc à procéder comme l'abeille, c'est-à-dire à faire appel à l'expérience, tout en utilisant sa raison pour mettre en forme les phénomènes étudiés. On peut remarquer que la méthode de l'abeille est inductive : elle consiste à rassembler des observations pour en dégager ensuite les formes, les régularités.

Pour Bacon, "la vraie philosophie" ressemble à l'abeille : "elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l'esprit humain". Le rationaliste qui pense pouvoir se passer de l'expérience pour établir des connaissances se fourvoie. Symétriquement, elle ne se contente pas d'enregistrer les descriptions qu'elle tire de "l'histoire naturelle", c'est-à-dire des livres qui s'intéressent aux caractéristiques de ce qui est visible dans la nature (minéraux, végétaux, animaux). Elle cherche au contraire à unir la faculté expérimentale et la faculté rationnelle pour les faire travailler de concert : "notre plus grande ressource [...] est l'étroite alliance de ces deux facultés : l'expérimentale et la rationnelle". C'est seulement à cette condition que la science peut découvrir des connaissances nouvelles.

Texte

"Les philosophes qui se sont mêlés de traiter des sciences se partageaient en deux classes, savoir : les empiriques et les dogmatiques. L'empirique, semblable à la fourmi, se contente d'amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, tel que l'araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L'abeille garde le milieu ; elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins ; puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable ; elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l'esprit humain, et cette matière qu'elle tire de l'histoire naturelle, elle ne la jette pas dans la mémoire telle qu'elle l'a puisée dans ces deux sources, mais après l'avoir aussi travaillée et digérée, elle la met en magasin. Ainsi notre plus grande ressource et celle dont nous devons tout espérer, c'est l'étroite alliance de ces deux facultés : l'expérimentale et la rationnelle, union qui n'a point encore été formée."

- Francis Bacon, Novum Organum, Livre I, Aphorisme 95, in Oeuvres philosophiques, morales et politiques, trad. J.-A. Buchon, Auguste Derez, Paris, 1838, p. 301. 

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