mercredi 25 avril 2018

"La culture de ses facultés naturelles est un devoir de l'homme envers lui-même"

Commentaire

La Métaphysique des moeurs (1795) est un texte d'Emmanuel Kant où il détaille des exemples concrets qui illustrent la théorie exposée dans les Fondements de la métaphysique des moeurs parus dix plus tôt en 1785. La métaphysique des moeurs désigne, pour Kant, la science générale des devoirs, lesquels peuvent être traduits par des lois extérieures (les droits) ou non (la vertu). L'ouvrage se divise ainsi en deux parties : la "Doctrine du droit" et la "Doctrine de la vertu". Le fait de se cultiver relève de la contrainte intérieure que l'on peut exercer sur soi indépendamment de lois extérieures et constitue une vertu.

Le texte ci-dessous est extrait de la "Doctrine de la vertu". Dans cette partie de la Métaphysique des moeurs, Kant distingue les devoirs envers soi-même et les devoirs envers les autres, et parmi les devoirs envers soi-même, ceux qui sont parfaits (qui créent des devoirs d'obligation stricte, qui défendent d'agir contre notre nature, comme par exemple ne pas se suicider) et ceux qui sont imparfaits (qui créent des devoirs d'obligation large, qui nous ordonnent d'agir positivement, par exemple de se perfectionner). Le fait de se cultiver fait justement partie de ces devoirs imparfaits envers soi-même. 

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Kant estime que "la culture de ses facultés naturelles [...] est un devoir de l'homme envers lui-même". Parmi les facultés naturelles, il distingue les facultés de l'esprit liées à la raison (logique, mathématique, etc.), les facultés de l'âme liées à l'entendement (mémoire, imagination, etc.) et les facultés du corps (gymnastique). L'homme se doit de cultiver ses facultés comme des moyens en vue de "toutes sortes de fins possibles", c'est-à-dire que la culture n'est pas une fin en soi, mais un moyen de parvenir à la réalisation de fins qui n'ont pas forcément de contenu particulier et qui dépendent de chaque individu.

Ce devoir pour l'homme de développer ses facultés tient au fait qu'il est un "être raisonnable". A la différence des animaux, qui ne disposent pas de raison, l'homme doit entretenir ses facultés naturelles qui vont ensuite être utiles à sa raison. S'il se néglige, s'il laisse rouiller ses dispositions naturelles, il reste trop proche de l'animal, et ne mérite pas d'être qualifié d'homme. Et même si l'homme a la capacité de subvenir à ses besoins naturels sans faire d'efforts particuliers, il doit quand même user de sa raison pour déterminer ce qu'il va faire de sa vie, ne serait-ce que pour déterminer son action. Ses instincts seuls sont insuffisants pour le déterminer à agir. 

En effet, à la différence de l'animal, l'homme est un être rationnel qui a la capacité "de se proposer des fins", c'est-à-dire d'orienter son action vers un but qu'il aura élu parmi d'autres buts possibles. En tant que tel, il a donc une double dette : d'une part, il est comptable vis-à-vis de ce que Kant appelle "l'instinct de la nature" que l'on peut comprendre comme ce qui relève de la position spécifique de l'homme dans l'ordre naturel (l'homme est le seul "animal" à être doué de raison) mais aussi de "la liberté", qui ici encore marque la capacité spécifique de l'homme par rapport aux autres animaux de ne pas avoir de buts prédéfinis (ou de n'être doté que de simples instincts comme les animaux).

Kant conclut cependant qu'il ne faut pas considérer la culture seulement en rapport des avantages qu'elle procure indépendamment d'une fin. Il critique ici la notion de perfectibilité mise au jour par Rousseau dans Discours sur l'origine de l'inégalité (1755). Certes, cette capacité de se perfectionner est bien ce qui distingue l'homme de l'animal, mais encore faut-il déterminer vers quoi tend ce perfectionnement. Or, si c'est vers la satisfaction des besoins naturels, il est clair que cela ne peut être satisfaisant du point de vue de la raison : l'homme ne s'affirme plus alors comme un être libre. 

Pour Kant, la culture de ses facultés n'est pas forcément un bien en soi si elle n'a pas également une visée morale. En ce sens, se cultiver constitue non seulement un devoir de l'homme envers lui-même mais aussi "une loi de la raison moralement pratique", c'est-à-dire que cette culture doit permettre l'agir moral, qui est la capacité de réaliser une action indépendamment des conséquences et uniquement parce que celle-ci est moralement bonne. 

En d'autres termes, si les hommes peuvent être cultivés et civilisés, cela ne signifie pas pour autant qu'ils sont moralisés. Certes, la culture prépare les hommes à être moralisés, au sens où elle leur permet d'exercer leur raison et leur liberté avec d'autant plus d'efficacité, mais elle n'est pas suffisante puisque la moralité exige un rapport de détachement avec les avantages que procure la culture en elle-même. La culture n'apparaît donc que comme un moyen de pouvoir se conformer à la fin de son existence et d'avoir la capacité d'agir moralement. 

Texte

"La culture (cultura) de ses facultés naturelles (des facultés de l’esprit, de l’âme et du corps), comme moyens pour toutes sortes de fins possibles, est un devoir de l’homme envers lui-même. 

— L’homme se doit à lui-même (en sa qualité d’être raisonnable) de ne pas négliger et laisser en quelque sorte se rouiller les dispositions naturelles et les facultés, dont sa raison peut avoir à faire usage dans la suite ; et, à supposer même qu’il puisse se contenter du degré de puissance qu’il trouve en lui pour satisfaire ses besoins naturels, sa raison doit d’abord l’éclairer, à l’aide de ses principes, au sujet de cette disposition à se contenter d’un médiocre développement de ses facultés, puisque, étant un être capable de se proposer des fins, ou de prendre pour but certains objets, il est redevable de l’usage de ses facultés, non-seulement à l’instinct de la nature, mais encore à la liberté avec laquelle il détermine cette mesure. 

Il n’est donc pas question des avantages que la culture de nos facultés peut nous procurer (relativement à toutes sortes de fins) ; car, à ce point de vue (suivant les principes de Rousseau), ce serait peut-être à la grossièreté des besoins naturels qu’il faudrait donner la préférence ; mais c’est une loi de la raison moralement pratique et un devoir de l’homme envers lui-même, de cultiver ses facultés (et parmi elles l’une plus que les autres, suivant la nature particulière de ses fins), et de se rendre, sous le rapport pragmatique, propre à la fin de son existence."

Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, Tome II, "Doctrine de la vertu", Première partie : "Doctrine élémentaire", Livre premier : "Des devoirs envers soi-même en général", Deuxième division : "Des devoirs imparfaits de l'homme envers lui-même (relativement à sa fin)", § 19, trad. Jules Barni. 

Bibliographie

- Kant Emmanuel, Métaphysique des moeurs, Doctrine de la vertu, trad. Jules Barni (lien wikisource). 
- Barni Jules, Analyse critique de la doctrine de la vertu (lien wikisource). 

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