jeudi 22 mars 2018

"C'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet"

Commentaire

Les Problèmes de linguistique générale (1966 et 1974) sont un recueil d'essais généraux du linguiste Emile Benvéniste (1902-1976) portant sur le langage et la communication. Cet ouvrage souligne l'importance de l'énonciation, acte par lequel un locuteur produit un énoncé, s'adressant à un destinataire, selon certaines circonstances. La linguistique est la science qui étudie le langage. L'apport de Benvéniste consiste à étendre cette étude non pas seulement à l'analyse des règles du langage, mais à prendre en compte la situation concrète de l'énonciation : qui parle et pour qui. 

Le texte ci-dessous se trouve au début d'un article intitulé "De la subjectivité dans le langage" (publié initialement en 1958). Avant d'établir que le sujet est constitué par le langage, Benvéniste invite à ne pas réduire le langage à un instrument de communication. Cette réduction conduit en effet à ne considérer qu'une partie du langage, le langage mis en action, lequel désigne en réalité ce qu'on appelle le discours. Autre conséquence : le langage instrument est rabattu du côté de la culture, de l'artifice, et donc est placé en opposition avec la nature. Or le langage est dans la nature de l'homme : c'est un homme parlant que le linguiste étudie et non un langage qui aurait été mis au point par l'homme arbitrairement (contrairement à la thèse de Saussure relative l'arbitraire du signe).  

A travers l'affirmation que "c'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet", Emile Benvéniste veut dire deux choses : d'une part, que l'homme devient un sujet à l'intérieur du langage ; d'autre part, qu'il devient un sujet grâce au langage. Autrement dit, il souligne que le langage est à la fois le lieu où se développe la subjectivité, mais aussi la cause du fait qu'elle se développe. Il s'agit donc de montrer la liaison intime qu'il existe entre l'homme, le langage et la subjectivité. 

Benvéniste définit la subjectivité comme "la capacité du locuteur à se poser comme sujet". Il la distingue ainsi du simple "sentiment" de soi-même. Ce sentiment peut en effet varier à travers le temps : je peux me sentir différent selon les jours, voire les âges de ma vie. Benvéniste cherche plutôt à décrire le processus qui conduit à se considérer comme une unité psychique, c'est-à-dire ce qui m'amène à me considérer comme le même à travers la multiplicité des expériences vécues. Quel est ce "moi" ou ce "je" auquel on ne cesse pas de se rapporter et qui implique une certaine permanence ? 

La réponse apportée par Benvéniste vaut pour la phénoménologie et la psychologie, précision importante dans la mesure où ces deux disciplines ont une démarche opposée : d'un côté, la phénoménologie part du sujet et de son expérience vécue la plus immédiate, de l'autre, la psychologie pose le "je" comme objet de science. Ces deux démarches retrouvent en réalité une problématique commune autour du langage car la condition pour que ce "je" existe, pour qu'il existe un sujet, est la capacité pour une personne de dire "je". C'est en ce sens qu'il faut comprendre "est « ego » qui dit « ego »" : le fait de dire "je" précède la notion de sujet. En ce sens, la subjectivité constitue une propriété fondamentale du langage. 

Afin de démontrer que le sujet ne peut exister que dans et par un langage, Benvéniste détermine comment le "je" apparaît concrètement dans le dialogue. Il insiste sur le fait que "la conscience de soi n'est possible que si elle s'éprouve par contraste". Ce contraste intervient à la fois dans la distinction entre un "je" et un "tu" et dans la réciprocité entre ce "je" et ce "tu". En effet, dans tout dialogue, il y a une distinction entre deux locuteurs, un "je" et un "tu" et une réciprocité au sens où ce "je" devient un "tu" pour chaque locuteur. Le dialogue permet ainsi de poser un sujet par une sorte de résonance ("un écho" écrit Benvéniste), le "tu" renvoyant au "je". Cette dialectique du je et du tu, que l'on peut appeler intersubjectivité, fait du langage à la fois la condition de l'existence d'un sujet et le lieu du déploiement de la subjectivité. 

Texte

"C'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l'être, le concept d' « ego ».

La « subjectivité » dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d'être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où l'on peut en faire état, n'est qu'un reflet), mais comme l'unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu'elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité », qu'on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n'est que l'émergence dans l'être d'une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité », qui se détermine par le statut linguistique de la « personne »."

La conscience de soi n'est possible que si elle s'éprouve par contraste. Je n'emploie je qu'en m'adressant à quelqu'un, qui sera dans mon allocution un tu. C'est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l'allocution de celui qui à son tour se désigne par je. Le langage n'est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours. De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, toute extérieure qu'elle est à "moi", devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu."

Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Chapitre XXI : "De la subjectivité dans le langage", 1966, coll. tel, 1976, p. 259-260.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire