samedi 3 mars 2018

"Rien n'est dans l'intelligence qui n'ait auparavant été dans les sens, si ce n'est l'intelligence elle-même"

Commentaire 

Les Nouveaux Essais sur l'entendement humain (1765) sont une œuvre de Leibniz (1646-1716) qui se veut une réponse critique, livre par livre, chapitre par chapitre, aux Essais sur l'entendement humain de Locke. Les Nouveaux Essais sont composés de quatre livres dont les titres sont similaires aux Essais de Locke : "Des notions innées", "Des idées", "Des mots" et "De la connaissance". A la différence toutefois de l'ouvrage de Locke, Leibniz opte pour la forme du dialogue. Il met en scène deux personnages : Philalèthe, qui expose la pensée de Locke, et Théophile, qui défend la pensée de Leibniz. Comme Locke, Leibniz reconnaît le rôle de l'expérience dans la formation de la connaissance, il réfute cependant sa position empiriste selon laquelle toutes les idées viendraient uniquement des sens.  

Le texte ci-dessous est extrait du livre II portant sur les idées et, plus précisément, de son premier chapitre. C'est Théophile qui parle. Dans le livre I consacré aux idées innées, Leibniz considère que nous avons en nous, virtuellement, un certain nombre d'idées et de vérités. Virtuellement, c'est-à-dire que ces idées innées sont en puissance dans l'âme et qu'elles sont activées à mesure de nos expériences. A cela, il faut ajouter que l'âme est, selon Leibniz, un principe immatériel qui fonde la vie et l'unité du vivant. Chaque vivant dispose d'une âme, mais l'homme possède une âme raisonnable qui le rend capable de connaître le réel et d'atteindre la vérité. Ainsi, Leibniz s'inscrit à la fois dans le sillage de Platon qui, dans le Ménon, démontre que les individus ont en eux des notions innées de géométrie et d'arithmétique, et d'Aristote, qui fait de l'âme le principe de vie du corps organique. 

Leibniz, par l'intermédiaire du personnage Théophile, considère que l'hypothèse de la table rase, c'est-à-dire l'idée que l'homme naîtrait avec un esprit originellement vierge de tout contenu, est "une fiction" inventée par les empiristes dont Locke est l'un des représentants. La table rase appartient à un ensemble que Leibniz nomme "les notions incomplètes des philosophes" au nombre desquelles il faut par exemple compter le vide, les atomes, le repos ou encore la matière. Ces notions ressemblent aux abstractions utilisées par les mathématicien tels que le temps ou l'espace, c'est-à-dire qu'elles sont utiles pour opérer des distinctions, mais qu'elles n'existent pas en soi. Elles ne sont pas complètes dans la mesure où il est impossible de déterminer entièrement ce qu'elles sont. Elles tendent également à rendre les choses uniformes et semblables. Or, dans la réalité, la différence est partout : différence entre les esprits, d'homme à homme, d'une part, mais aussi entre les hommes et les autres vivants d'autre part. 

Que signifie l'hypothèse de la table rase, à quoi sert-elle ? Leibniz considère qu'elle revient à poser en principe que "l'âme n'a naturellement et originairement que des facultés nues". Mais qu'est-ce que serait une âme dépourvue de facultés à la naissance ? De même que les aristotéliciens (que Leibniz appelle "les philosophes de l'Ecole") posent l'existence d'une matière distincte de la forme, sans qu'ils puissent dire ce que serait une matière sans forme, l'empirisme lockéen semble confronté à une impossibilité logique : que serait une âme sans faculté ? Serait-elle encore une âme ? Leibniz estime qu'il ne peut pas y avoir de faculté en puissance qui n'exerce pas d'acte. Elle doit forcément posséder en elle "une disposition particulière à l'action". De plus, même imperceptible, il doit y avoir en plus de cette disposition, "une tendance à l'action". C'est que, pour Leibniz, l'âme se définit par son activité autonome : elle est source de l'action du corps (dont la pensée est une des possibilités). 

Bien sûr, Leibniz ne conteste pas l'importance de l'expérience : "l'expérience est nécessaire" concède-t-il. C'est elle qui détermine l'âme à penser ce à quoi elle pense. Cependant, il reste à dire comment - c'est-à-dire par quel processus - l'expérience se transforme en idée. En effet, considérer que l'âme est originairement une table rase, cela revient à supposer que l'âme est matérielle, que l'expérience vient s'inscrire dans l'âme comme sur une tablette de cire. Or, pour Leibniz, l'âme est un principe immatériel. Le problème de la doctrine empiriste de la table rase est qu'elle conduit à matérialiser l'âme, donc à en faire une partie du corps. Leibniz considère au contraire que l'âme est ce qui fait l'unité d'un corps. Elle est donc présente dans tout le corps puisque c'est elle qui lui donne sa configuration et qui le fait agir. Rappelons que pour Leibniz, chaque individu est une monade et que toutes les monades ont été créées sans portes ni fenêtres, c'est-à-dire qu'elles agissent selon la volonté de Dieu sans interagir entre elles. 

Les empiristes posent comme admis que "rien n'est dans l'âme qui ne vienne des sens". Or Leibniz objecte que l'âme et ses affections ne peuvent pas être en puissance dans l'âme sans y être effectivement d'une manière ou d'une autre. Ainsi, il en vient à corriger la position empiriste par une formule latine que l'on peut traduire de cette manière : "Rien n'est dans l'intelligence qui n'ait auparavant été dans les sens, si ce n'est l'intelligence elle-même". L'intelligence renvoie à la faculté de comprendre, c'est-à-dire à l'entendement. Leibniz affirme ainsi la primauté de l'esprit sur les sens. Cette position n'est, selon lui, pas très éloignée de Locke dans la mesure où ce dernier distinguait deux types d'idées : les idées de sensation et les idées de réflexion. Pour Leibniz, les idées de réflexion ne peuvent pas être entrées dans l'esprit par les sens, mais doivent déjà se trouver en puissance dans l'esprit. Elles sont ensuite actualisées par l'expérience, mais elles ne viennent pas d'elle.

Texte


"Théophile. Cette tabula rasa [table rase] dont on parle tant n’est à mon avis qu’une fiction que la nature ne souffre point et qui n’est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes, comme le vide, les atomes, et le repos ou absolu ou respectif de deux parties d’un tout entre elles, ou comme la matière première qu’on conçoit sans aucunes formes. Les choses uniformes, et qui ne renferment aucune variété, ne sont jamais que des abstractions, comme le temps, l’espace et les autres êtres des mathématiques pures. Il n’y a point de corps dont les parties soient en repos, et il n’y a point de substance qui n’ait de quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines différent non seulement des autres âmes, mais encore entre elles, quoique la différence ne soit point de la nature de celles qu’on appelle spécifiques. Et selon les démonstrations que je crois avoir, toute chose substantielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres, qui lui est propre ; et l’une doit toujours différer de l’autre par des dénominations intrinsèques, pour ne pas dire que ceux qui parlent tant de cette table rase, après lui avoir ôté les idées, ne sauraient dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l’Ecole qui ne laissent rien à leur matière première. 

On me répondra peut-être que cette table rase des philosophes veut dire que l’âme n’a naturellement et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans quelque acte, en un mot les pures puissances de l’Ecole, ne sont aussi que des fictions, que la nature ne connaît point, et qu’on n’obtient qu’en faisant des abstractions. Car où trouvera-t-on jamais dans le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance sans exercer acte ? Il y a toujours une disposition particulière à l’action et à une action plutôt qu’à l’autre. Et outre la disposition il y a une tendance à l’action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque sujet : et ces tendances ne sont jamais sans quelque effet. 

L’expérience est nécessaire, je l’avoue, afin que l’âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu’elle prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais le moyen que l’expérience et les sens puissent donner des idées ? L’âme a-t-elle des fenêtres, ressemble-t-elle à des tablettes ? Est-elle comme de la cire ? Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l’âme la rendent corporelle dans le fond. 

On m’opposera cet axiome reçu parmi les philosophes, que rien n’est dans l’âme qui ne vienne des sens. Mais il faut excepter l’âme même et ses affections. Nihil estin intellectu, quod non fuerit in sensu, excipe : nisi ipse intellectus [Rien n'est dans l'intelligence qui n'ait auparavant été dans les sens, si ce n'est l'intelligence elle-même]. Or l’âme renferme l’être, la substance, l’un, le même, la cause, la perception, le raisonnement, et quantité d’autres notions, que les sens ne sauraient donner. Cela s’accorde assez avec votre auteur de l’Essai, qui cherche la source d’une bonne partie des idées dans la réflexion de l’esprit sur sa propre nature."

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, Livre II : "Des idées", Chapitre 1 : "Où l’on traite des idées en général, et où l’on examine par occasion si l’âme de l’homme pense toujours", Flammarion, 1921, p. 69-70.




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