mardi 27 mars 2018

"Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix"

Commentaire

L'Emile ou De l'éducation (1762) est une œuvre de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) qui expose sa théorie éducative. Elle est composée de cinq livres : les quatre premiers correspondent chacun à un âge de la jeunesse et le dernier porte plus spécifiquement sur l'éducation féminine. De manière générale, Rousseau considère que l'éducation doit tout faire pour préserver la bonté initiale de l'enfant, d'où son concept d'éducation négative qui consiste surtout à le protéger de la mauvaise influence de la société et à laisser faire la nature. L'enfant doit apprendre par lui-même de ses erreurs et son précepteur éviter d'intervenir directement en lui donnant la leçon.

Le texte ci-dessous est extrait du livre IV et, plus précisément, d'une partie qui s'appelle "Profession de foi du vicaire savoyard". Une profession de foi est la déclaration publique d'une croyance. Le vicaire savoyard renseigne le précepteur d'Emile sur les véritables principes moraux et religieux, c'est-à-dire ceux de Rousseau. Sa conception est celle de la religion naturelle, chaque homme ayant naturellement en lui le sentiment intérieur du divin, il n'a pas besoin d'autre chose que lui-même pour connaître Dieu. Ainsi, Rousseau s'en prend à la fois aux religions révélées, auxquelles il reproche de s'interposer entre les hommes et Dieu, au matérialisme et à l'athéisme. Il affirme, par la même occasion, la prédominance du sentiment sur la raison en matière de morale. 

Malgré les différences historiques et culturelles, Rousseau estime que l'on trouve "partout les mêmes idées de justice et d'honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal". Il affirme ainsi l'existence d'une morale universelle, valable partout et en tout temps. Bien évidemment, il ne nie pas l'existence de "cultes inhumains et bizarres" ainsi que d'une diversité de mœurs dans le monde. Sur ce point, il a lu Montaigne (notamment "Des cannibales", Essais, I, 31) qui décrit par exemple des pratiques de cannibalismes dans certaines tribus qui horrifient les explorateurs européens, mais il ne faut pas pour autant sombrer dans un relativisme sceptique qui conduirait à concevoir la justice et les notions de bien ou de mal dépendantes des circonstances historiques et culturelles. Derrière la pluralité apparente des us et coutumes des divers peuples, il croit déceler une racine commune.

Afin de défendre l'idée d'une morale universelle, il prend un exemple historique précis, celui des Romains. Ceux-ci ont la particularité d'avoir des dieux particulièrement dépravés. Rousseau pense notamment à Jupiter et à ses multiples conquêtes féminines ou à Vénus qui entretenait une relation adultérine avec Mars. Malgré cela, les Romains demeurent vertueux puisqu'ils louent la continence de Xénocrate (c'est-à-dire sa capacité à s'abstenir de tout plaisir charnel, Xénocrate étant un platonicien qui vécut à Athènes à l'époque de Platon, il aurait préféré se brûler les parties plutôt que de céder à la tentation de la courtisane Laïs) et la chasteté de Lucrèce (dame romaine qui fut violée mais qui décida de se suicider plutôt que de survivre au déshonneur). Ces exemples prouvent qu'une religion où les dieux ne sont pas dignes d'éloge, n'empêche pourtant ni la piété ni la vertu. Rousseau attribue cette qualité à un "instinct moral" des Romains qui contraste singulièrement avec les vices de leurs dieux. 

Cet instinct moral, toute l'humanité le possède. C'est en lui que réside l'universalité de la morale. Rousseau le relie à "un principe inné de justice et de vertu" qui se trouverait "au fond des âmes" et qu'il appelle "conscience". Cette conscience permet à tout homme de juger du bien et du mal. Mais Rousseau ne cherche pas à la décrire de manière métaphysique, il ne souhaite pas philosopher parce qu'il ne s'adresse pas à la raison, mais aux sentiments : "consulter votre cœur" écrit-il avant d'ajouter que "nous sentons avant de connaître" et qu'il convient donc de partir des "sentiments naturels" puisque nous ressentons instinctivement ce qui est de l'ordre du bien et du mal. Le sentiment est premier, la raison seconde. Le sentiment est une instance innée et universelle alors que la raison est une faculté acquise et inégalement répartie entre les hommes, fonction de l'âge et de l'éducation. Mieux : "les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments", la conscience morale ne réfléchit pas, elle ressent. 

Il convient donc de célébrer cette conscience morale qui s'adresse à tous et Rousseau le fait sur le mode incantatoire : "Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix". Cette conscience est, tout d'abord, un "instinct divin". L'instinct est normalement le propre de l'animal, mais comme celui-ci est justement ce qui élève l'humanité au-dessus du règne animal, il la rapproche de la divinité. Cette conscience, ensuite, s'adresse à l'homme avec une "immortelle et céleste voix" parce qu'elle transcende toutes les époques et tous les lieux. C'est pourquoi Rousseau utilise le mode quasi religieux de l'invocation pour en parler : invoquer, voix, vocatif (phrase exclamative que l'on emploie pour s'adresser à quelqu'un) proviennent de la même racine latine vocare qui signifie "appeler". La conscience fonctionne comme un appel en provenance du divin et résonne comme une invitation à être respectueux du bien. Elle sert de "guide" à l'humanité et puisqu'elle est un "juge infaillible du bien et du mal", elle permet, y compris à l'homme le plus ignorant (le moins doué par la raison), de savoir si ce qu'il fait est bien ou mal. 

Texte

"Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de moeurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d'honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. 

L'ancien paganisme enfanta des dieux abominables, qu'on eût punis ici-bas comme des scélérats, et qui n'offraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits à commettre et des passions à contenter. Mais le vice, armé d'une autorité sacrée, descendait en vain du séjour éternel, l'instinct moral le repoussait du coeur des humains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la continence de Xénocrate : la chaste Lucrèce adorait l'impudique Vénus ; l'intrépide Romain sacrifiait à la Peur : il invoquait le dieu qui mutila son père et mourait sans murmure de la main du sien. Les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les coupables.

Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises, et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience. [...] Mon dessein n'est pas d'entrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider à consulter votre coeur. Quand tous les philosophes du monde prouveraient que j'ai tort, si vous sentez que j'ai raison, je n'en veux pas davantage. Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels : car nous sentons avant de connaître ; et comme nous n'apprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même l'amour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que l'amour de nous-même. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c'est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir. [...] 

Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe."

- Jean-Jacques Rousseau, Emile ou De l'éducation, Livre IV : "L'âge de raison et des passions (de 15 à 20 ans)", "La Profession de foi du vicaire savoyard", GF Flammarion, 1966, p. 375-379.

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