jeudi 27 novembre 2014

Nietzsche - Le crépuscule des idoles

La bataille de Thor contre les géants,
réalisé en 1872 par 
Mårten Eskil Winge.
Le Crépuscule des idoles a été écrit par Nietzsche en 1888 à Sils-Maria, un petit village des Alpes situé dans le sud-est de la Suisse. Dans ce petit livre, il souhaite présenter un résumé de sa philosophie, mais sur le mode de la distraction, le titre originaire étant Loisirs d’un psychologue

Comme Nietzsche l’indique dans l’ « Avant-Propos » de cette œuvre, il s’agit pour lui de « surprendre les idoles ». Il utilise pour cela « le marteau » avec lequel il vérifie la justesse du son qu’elles rendent.

Nietzsche joue de la polysémie du mot « marteau » : celui du musicien, celui du guerrier puisqu’il annonce « une grande déclaration de guerre », mais aussi celui du médecin qui permet d’orienter le diagnostic. L’enjeu réside dans la guérison de l’humanité rendue malade par de fausses croyances.

I. Philosopher en maniant le marteau

1. Quelques pointes

Nietzsche entame son texte en continuant sa métaphore guerrière en présentant des « Maximes et Pointes ». La vie n’est pas un long fleuve tranquille, mais le lieu de la guerre, et à l’école de guerre de la vie, voici ce que l’on apprend : « ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort » (8). Loin de se laisser abattre par l’adversité, la leçon du philosophe – ce solitaire à la fois bestial et divin – consiste à apprendre de ses douleurs et de ses souffrances, à les incorporer pour se rendre meilleur. Ce début fait écho à la fin du livre où figure un extrait du Zarathoustra (III, 29) : « Le marteau parle », dans lequel Nietzsche proclame que « les créateurs sont durs » et qu’un nouvel impératif commande à la morale : « devenez dur ».

L’un des principaux objets du livre est de « tirer sur la morale » (36) : il faut se méfier des préceptes devenus communs de la sagesse. Par exemple, l’incitation à l’humilité n’est rien d’autre que « le ver qui se recoquille quand on marche dessus » (31), en d’autres termes, un amoindrissement. Ou encore, il ne faut pas « être trop lâche pour mentir » (32) : la morale réprouve le mensonge et la dissimulation, mais le mensonge peut parfois être un acte de courage.

Nietzsche livre quelques unes de ses maximes célèbres : 
  • « sans musique la vie serait une erreur » (33) – la musique d’une cornemuse suffit au bonheur selon lui ;
  • « seules les pensées qui nous viennent en marchant ont de la valeur » (34) – contre Flaubert qui disait qu’il ne pouvait écrire et penser qu’assis – la position assise étant le symbole d’une diminution pour Nietzsche ; 
  • « j’ai cherché des grands hommes et je n’ai toujours trouvé que les singes de leur idéal » (39) – les grands hommes sont souvent des comédiens, Nietzsche reproche à certains de ne pas s’appliquer la morale qu’ils professent par ailleurs.

2. Le problème de Socrate

Jusqu’à présent, les sages n’ont pas cessé de dénigrer la vie selon Nietzsche. Socrate considérait la vie comme une maladie et ses derniers mots (« nous devons un coq à Esculape », le dieu de la médecine) prouvent qu’il considère son suicide comme une guérison. Dès la Naissance de la tragédie (1872), Nietzsche tient Platon et Socrate comme « des symptômes de la décadence » (§2). A ses yeux, ils défendent une thèse dépréciative de la vie. 

Socrate était laid et issu de la populace. On disait qu’il cachait en lui les mauvais vices et désirs, qu’il était un monstre, ce qu’il approuvait. Son équation était la suivante : raison = vertu = bonheur. La dialectique socratique permettait au peuple d’avoir le dessus. Elle était un moyen pour l’emporter lorsque tous les autres avaient échoué. Le succès de Socrate révèle une crise de l’autorité dans la société grecque. 

La fascination de ses contemporains pour Socrate provient du fait qu’il proposait une nouvelle technique de combat qui correspondait à l’air du temps. Il a deviné la dégénérescence générale qui se préparait, de la menace d’une anarchie des instincts, de leur tyrannie pour inventer et imposer « un contre-tyran » (§9) chargé de réprimer les passions.

Socrate est parvenu à devenir le maître de ses instincts et sa laideur même paraissait être la preuve que la cure qu’il proposait fonctionnait. Mais le remède de Socrate est une raison tyrannique : ce n’est pas une maîtrise des instincts, mais leur suppression qui est ambitionnée : « Socrate voulait mourir » (§12).

3. La « raison » dans la philosophie

Une première idiosyncrasie (= tempérament particulier) des philosophes peut être relevée : « leur manque de sens historique, leur haine contre l’idée du devenir, leur égypticisme » (§1). Les philosophes considèrent les idées indépendamment de l’histoire, ils les momifient. Ces « idolâtres des idées » ne font que tuer et empailler les choses. Ils croient également que l’être s’oppose au devenir (sauf Héraclite auquel Nietzsche rend hommage), mais comme ils ne parviennent pas à dire ce qu’est l’être, ils inventent des mondes idéaux, qu’ils considèrent comme véritables, et déclarent les sens trompeurs, immoraux et générateurs d’illusions.

Nietzsche défend une position moniste : l’ensemble du réel peut se réduire à une unité. Il montre ici comment la raison des philosophes a conduit au dualisme entre un monde sensible et un monde des idées, entre les apparences et le vrai. Il conclut ainsi le §2 : « le ‘‘monde des apparences’’ est le seul réel : le ‘‘monde-vérité’’ est seulement ajouté par le mensonge ». 

Une autre idiosyncrasie consiste à confondre les choses dernières avec les choses premières, à placer la fin au début. Ils partent des conceptions les plus générales alors qu’elles ne devraient pas venir du tout, car ce qui est général est vide. Il décèle ici l’expression de leur vénération pour les idées les plus hautes. En réalité, les philosophes ne sont que des cerveaux malades « tisseurs de toiles d’araignées » (§4). Ils élaborent des constructions en réfléchissant sur l’être, l’absolu, le bien ou le vrai pour en terminer par une conception de Dieu, qu’ils placent finalement en première place. 

Le problème de l’erreur et de l’apparence pour Nietzsche vient de « la métaphysique du langage » (§5), du logos, donc de la raison. C’est le langage qui nous conduit à croire à la volonté comme cause générale et au moi en tant que substance. Nous projetons ensuite la substance du moi sur les choses et nous créons l’idée de substance. L’erreur de l’être dispose ainsi d’une force de persuasion sans pareil puisqu’elle s’appuie sur notre naïveté et sur les structures de notre langage : « je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire » (§5). 

Ce paragraphe se termine sur l’énoncé de quatre thèses (§6) :
  • une autre réalité au « monde des apparences » est indémontrable ;
  • le « monde-vérité » n’est que « le monde des apparences » sous illusion d’optique morale ;
  • l’espérance d’un « monde-vérité » dissimule une envie de vengeance à l’encontre de ce monde ci ;
  • la dichotomie vérité/apparence est un symptôme de la vie déclinante (l’art ne reproduit pas cette dichotomie, l’artiste « dit oui à tout », c’est-à-dire à la fois à la part de plaisir et à celle de souffrance inhérentes à toute vie). 

II. La fable du monde-vérité


1. Histoire d’une erreur

Dans ce chapitre, le fil conducteur est le soleil : les évolutions historiques de la fable du monde-vérité correspondent toutes à un moment de la journée. A l’origine, ce petit texte devait être le début d’un texte jamais publié intitulé La Volonté de puissance qui systématiserait la pensée de Nietzsche. Mais il a fini par renoncer (cf. §26 de « Maximes et pointes » : « je me méfie de tous les gens à systèmes et je les évite. La volonté du système est un manque de loyauté »). 

Tout commence avec Platon : c’est chez lui que l’on trouve la forme la plus ancienne de l’idée, elle est encore relativement simple : il a trouvé une manière de vivre morale, il est la vérité. Elle s’affine avec le christianisme. Elle apparaît alors comme une consolation aux imperfections du monde d’ici bas et comme un impératif sous la forme d’une morale, celle de Kant. Elle s’éloigne pour devenir inaccessible. Avec l’inaccessibilité, le soupçon s’installe, la raison s’éveille, c’est le positivisme : la croyance est fausse, mais nécessaire. L’idée devient finalement inutile et superflue. 

Enfin, l’idée du « monde-vérité » est abolie par Nietzsche, ainsi que le monde des apparences. C’est le midi ! Le moment de la journée où l’ombre a presque disparu. Zarathoustra peut commencer son œuvre. Le soleil chez Nietzsche est le symbole de la connaissance. Notons toutefois que Platon aussi était un soleil, on a donc en arrière plan la notion de l’éternel retour avec la dimension cyclique des jours. 

2. La morale en tant que manifestation contre nature

Primitivement, la morale chrétienne avait pour objectif de tuer les passions et de détruire les désirs. Son remède était la castration et l’extirpation. Or la haine contre la sensualité est un symptôme grave pour Nietzsche. Mais il ne s’agit pas de vouloir la fin de l’Eglise : « chaque parti voit un intérêt de conservation de soi à ne pas laisser s’épuiser le parti adverse » (§3). Plus généralement, Nietzsche se méfie de l’idée de « paix de l’âme », l’opposition permet la fécondité et la jeunesse de l’âme.

Pour Nietzsche, « toute saine morale est dominée par l’instinct de vie » (§4). La vie elle-même est porteuse de valeur. Toute morale prêchant contre les instincts vitaux est donc antinaturelle. Elle est à la fois une condamnation des instincts et elle trahit une évaluation de vie affaiblie et fatiguée. Elle a donc un caractère mensonger. 

Dans le sixième et dernier paragraphe, Nietzsche désamorce la dimension normative de toute morale : « la réalité nous montre une merveilleuse richesse de types, une exubérance dans la variété et dans la profusion des formes ». Ce particularisme condamne toute prise de position générale sur ce que devrait être l’homme. Toute morale qui condamne demeure une « idiosyncrasie de dégénérés ». A la place, il s’agit de faire preuve de compréhension, d’intelligibilité et d’approbation, y compris en tirant partie des moralistes, en tirant avantage du prêtre. C’est la supériorité de l’immoraliste.

3. Les quatre grandes erreurs

1/ La confusion de la cause et l’effet : « Il n’y a pas d’erreur plus dangereuse » (§1), une véritable « perversion de la raison ». Or toute proposition formulée par la religion et la morale la comporte. La religion et la morale fonctionnent sur le mode impératif : le devoir ou l’interdit. Nietzsche donne ainsi un exemple de son projet de « transmutation de toutes les valeurs » (§2) : on n’est pas heureux parce qu’on est vertueux, mais on est vertueux parce qu’on est heureux. Il continue avec une série d’exemples : un homme ne dépérit pas parce qu’il est malade, il dépérit parce qu’il s’est affaibli et a attrapé une maladie. De même, un parti ne se ruine pas en commettant une faute, c’est parce qu’il est à bout qu’il la commet. Par conséquent, « toute faute, d’une façon ou d’une autre, est la conséquence d’une dégénérescence de l’instinct, d’une désagrégation de la volonté ». Le critère du bon et du mauvais réside dans le fait que l’action est instinctive, c’est-à-dire légère, nécessaire et libre.

2/ La causalité fausse : on croit savoir ce qu’est une cause, mais c’est une croyance. Elle provient de trois faits intérieurs : 
  • la volonté : nous pensons être à l’origine de nos actes, que nous voulons ce que nous faisons ; 
  • l’esprit : les motifs de nos actes doivent avoir leur siège dans notre conscience, condition de la liberté et de la responsabilité ;
  • le moi comme cause : je suis la cause de ma pensée, croyance en l’existence d’un sujet.

La causalité semblait être ainsi solidement établie. Mais à ces trois faits, nous ne croyons plus selon Nietzsche : « le ‘‘monde intérieur’’ est plein de mirages et de lumières trompeuses » (§3). Il en résulte qu’aucune cause intellectuelle n’existe. 

3/ L’erreur des causes imaginaires : il existe un « instinct de causalité » qui place au premier plan une sensation déterminée et devient la raison d’un fait. Lorsqu’on examine un acte, on recherche ses motivations. Or les motivations sont collées après coup et on les place à l’origine de l’acte en question. Ainsi « les représentations qui produisent un certain état de fait ont été mal interprétées comme les causes de cet état de fait » (§4). Parfois, la mémoire entre également inconsciemment en jeu et amène de fausses interprétations causales : on cherche à expliquer d’abord avec du connu. Cette substitution devient habituelle et finit même par entraver la recherche d’une autre interprétation. Psychologiquement, cela s’explique par la nécessité de tranquilliser l’esprit et aussi parce que cela procure un sentiment de puissance. L’inquiétude comporte un danger et l’instinct de causalité va venir nous calmer : mieux vaut une explication fausse que pas d’explication du tout. L’une des conséquences est qu’on éloigne l’imprévu ou le nouveau. La domination d’un mode d’évaluation des causes finit par l’emporter et devenir un système qui exclut d’autres causes et d’autres explications. Toute la morale et la religion fonctionne ainsi : elles permettent de trouver une explication imaginaire aux sentiments généraux désagréables : le péché, la punition, le rachat et de tranquilliser la conscience. 

4/ L’erreur du libre-arbitre n’est rien d’autre qu’un tour de force pour rendre l’humanité responsable, autrement dit dépendante des théologiens. On cherche une responsabilité généralement par instinct de juger ou de punir. La doctrine de la volonté a été inventée pour trouver un coupable. « Les hommes ont été considérés comme ‘‘libres’’, pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables » (§7). Or l’un des buts de Nietzsche est faire disparaître l’idée de culpabilité et de punition, revenir à un état antérieur du monde, ainsi que d’en nettoyer les sciences humaines, les institutions et les sanctions sociales. « Le christianisme est une métaphysique du bourreau » (§7). 

Pour Nietzsche, personne n’est responsable de l’existence de l’homme, il n’est pas la conséquence d’une volonté ou d’un but. L’homme n’a pas non plus à atteindre un idéal qu’il soit de bonheur, d’humanité ou de moralité : « il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque » (§8). L’idée de but elle-même est une invention. Il n’y a rien en dehors du tout : nous ne pouvons nous extraire du monde, il est unique et nous en faisons partie. Il n’y a pas de Dieu ou de providence : l’innocence du devenir est ainsi rétablie. 

4. Ceux qui veulent rendre l’humanité meilleure

Le philosophe doit se placer par-delà le bien et le mal, dépasser l’illusion du jugement moral. Il n’existe pas de faits moraux, mais seulement des interprétations morales de ces phénomènes. Cette donnée permet d’objectiver les cultures et les comprendre mieux qu’elles se comprennent elles-mêmes.

La morale cherche à améliorer les hommes. Mais sous ce terme, il y a la volonté de domestiquer la bête humaine, d’élever une espèce d’hommes. Or la ménagerie n’améliore pas la bête, elle l’amoindrit, elle la rend moins dangereuse par le sentiment dépressif de la crainte. Il en va de même pour l’homme apprivoisé par le prêtre. Un chrétien est plein de haine contre les instincts de la vie, plein de méfiance envers tout ce qui était encore fort et heureux. L’Eglise a perverti l’homme, elle l’a affaibli. 

Nietzsche prend l’exemple d’un élevage d’une certaine espèce d’homme en analysant la loi de Manou de la morale indoue. Quatre races sont élevées à la fois : sacerdotale, guerrière, agro-marchande et servante. Nietzsche fait part de sa préférence pour ce type d’organisation sociale, mais souligne néanmoins une dimension terrible dans sa lutte non pas avec la bête humaine comme dans le cas du christianisme, mais avec l’homme qui ne se laisse pas élever : les intouchables (les Tchândâla). Elle a voulu les rendre malade en prononçant des interdits contraires à tout esprit de santé (interdiction de boire l’eau d’un cours d’eau, leur laissant seulement l’eau des marécages).

Ces prescriptions de la morale indoue montre le danger de l’idée de pureté, reprise par la religion chrétienne et en laquelle certains voient justement le génie. Le christianisme est un mouvement d’opposition contre toute morale d’élevage, de la race et du privilège. C’est une morale anti-arienne (le sanskrit ārya signifie « excellent, honorable, noble »), c’est la victoire des intouchables, des misérables et des ratés, « l’immortelle vengeance des Tchândâla devenue religion de l’amour » (§4). 

Les morales de la domestication et de l’élevage se valent par les moyens qu’elles utilisent : pour faire de la morale, il ne faut jamais douter de son droit au mensonge, la « fraude pieuse ». Selon Nietzsche, « tous les moyens par lesquels jusqu’à présent l’humanité devrait être rendue plus morale étaient foncièrement immoraux » (§5). 

5. Ce que les allemands sont en train de perdre

Selon Nietzsche, « le pouvoir abêti » (§1) et les Allemands se méfient maintenant de l’esprit : « la politique dévore tout le sérieux que l’on pourrait mettre aux choses vraiment spirituelles » (§1). La fin de la philosophie allemande se fait paradoxalement au moment de l’unification de l’Allemagne, au moment où ses vertus viriles s’affirment. 

Nulle part ailleurs qu’en Allemagne on a autant abusé des deux grands narcotiques européens : l’alcool et le christianisme. Un troisième est venu récemment s’y ajouter : la musique. Nietzsche s’étonne que certains jeunes Allemands vouent leur existence aux buts les plus spirituels et en même temps qu’ils boivent de la bière. Selon lui, la bière produit une « douce dégénérescence » (§2) dans l’esprit. 

L’esprit allemand devient plus grossier et plus plat. La passion allemande pour les choses de l’esprit va toujours en diminuant. Car, pour les individus, comme pour les peuples, on ne peut dépenser plus que ce qu’on a. Si l’on se dissipe pour les choses politiques, militaires ou économiques, la dose de raison, de sérieux, de volonté, de domination de soi que l’on possède va en diminuant. Ainsi « la Culture et l’Etat sont antagonistes » (§4). En effet, « toutes les grandes époques de culture sont des époques de décadence politique ». Au moment où l’Allemagne s’élève comme grande puissance, la France gagne de l’importance au niveau culturel. 

L’éducation et la culture doivent être le but des éducateurs. Il semble que cette idée se soit perdue dans les universités allemandes. Au lieu de ça, l’Allemagne est obnubilée par l’Empire. Or les éducateurs manquent et la culture allemande s’abaisse. Les écoles supérieures ne réalisent qu’un dressage brutal d’une légion de jeunes gens avec une perte de temps aussi minime que possible. Or « toute éducation supérieure n’appartient qu’aux exceptions » (§5), les études doivent rester un privilège, les choses grandes ne peuvent pas être un bien commun. La démocratisation de la culture et son obligation la banalise, la rend commune. Mais le plus grand mal reste « la hâte indécente » avec laquelle on demande aux jeunes de choisir une carrière à embrasser. 

Il faut des éducateurs pour trois tâches (§6) : 
  • apprendre à voir : habituer l’œil au repos, à la patience, à laisser venir les choses, ne pas réagir immédiatement à une séduction, savoir utiliser les instincts qui entravent et isolent, c’est « la volonté forte » où l’essentiel est de ne pas vouloir, pouvoir suspendre la décision. La vulgarité repose dans l’incapacité de résister à une séduction, une telle obligation est le signe d’un état maladif. Ceux qui apprennent sont plus lents, plus méfiants et plus résistants. Il faut laisser venir les choses avec « une tranquillité hostile ». Le mauvais goût consiste à se précipiter dans tout ce qui est étranger ;
  • apprendre à penser : penser réclame une technique, un plan d’étude, une volonté de maîtrise, bref penser s’apprend. Nietzsche compare l’éducation noble avec la danse : il faut de la légèreté, du doigté, de la nuance ; en passant il égratigne Kant le traitant de « cul-de-jatte des idées » ;
  • apprendre à parler et à écrire : « il faut savoir danser avec les idées », mais aussi avec la plume. 
III. Les flâneries d’un inactuel 

Cette partie peut être considérée comme un livre dans le livre tant elle tient une place importante par rapport aux autres chapitres.
1. La création artistique

Non sans humour, Nietzsche commence par faire état de ses « impossibilités » parmi lesquelles on trouve des philosophes moralistes tels que Sénèque, Rousseau, Kant, mais aussi des écrivains comme Michelet, Hugo ou Zola. Suivent les auteurs auxquels il souhaite faire des objections comme Ernest Renan, Sainte-Beuve, George Eliot ou George Sand. 

La condition physiologique préliminaire indispensable à la création artistique est l’ivresse. Elle hausse « l’irritabilité de toute la machine ». Elle peut être de différentes sortes : l’excitation sexuelle, les grandes émotions, la fête, la lutte, la victoire, la cruauté, la destruction, le printemps, les narcotiques, « l’ivresse de la volonté ». « L’essentiel dans l’ivresse c’est le sentiment de la force accrue et de la plénitude » (§8). 

Ce sentiment permet de s’abandonner aux choses, d’idéaliser le particulier, mais aussi d’enrichir sa propre plénitude. On voit les choses gonflées et surchargées de force. L’art est une transformation forcée : « dans l’art, l’homme jouit de sa personne en tant que perfection » (§9). 

Il n’y a rien de plus restreint que le sens du beau. Il n’existe pas de beau en soi. Dans le beau, l’homme se pose comme mesure de la perfection. Il s’adore lui-même : « l’homme se reflète dans les choses, tout ce qui lui rejette son image lui semble beau », mais « le jugement de beau » n’est rien d’autre que « la vanité de l’espèce » (§19). C’est une manière de s’affirmer. Derrière cette idée, il y a l’instinct de conservation et de l’élargissement de soi. 

Nietzsche critique l’idée darwinienne de lutte pour la vie. Selon lui, elle n’est que l’exception d’un principe plus général qui est la lutte pour la puissance. Darwin confondrait Malthus avec la nature, car l’aspect général de la vie est l’opulence, pas la famine. 

Cependant, à l’issue de cette lutte pour la puissance, « les faibles finissent toujours par se rendre maîtres des forts » (§14). Ils ont pour eux le grand nombre et ils sont plus rusés. Les faibles ont plus d’esprit que les fort, car celui qui a de la force se défait de l’esprit (il reprend la comparaison avec l’Empire allemand). 
2. Le beau nietzschéen

Le beau est ce qui augmente la volonté de puissance, alors que le laid la diminue. Tout ce qui est laid affaiblit et attriste l’homme : « on peut mesurer au dynamomètre l’effet de la laideur » (§20). Le laid est pour Nietzsche un symptôme de la dégénérescence. A travers l’appréciation « laid », l’homme hait « l’affaiblissement de son type » (§20). C’est une haine du plus profond instinct de l’espèce, c’est même ce qui rend l’art profond. 

Nietzsche rend hommage à Schopenhauer (« le dernier allemand qui entre en ligne de compte » §21, alors qu’il dénigre Kant et « sa philosophie des portes de derrière » §16). Il a tenté de faire entrer en campagne les instances contraires : la grande affirmation de soi, de la « volonté de la vie », les formes exubérantes de la vie, mais en faveur d’une dépréciation complète et nihiliste de la vie. Il a notamment interprété l’art, la beauté, la connaissance comme la conséquence de la négation ou du besoin de négation de la volonté. C’est un faussaire génial, l’héritier du christianisme. 

Schopenhauer parle de la beauté de manière mélancolique. Il voit en elle un pont permettant d’aller plus loin, vers la délivrance de la volonté. Il voit dans la beauté la négation du génie de la reproduction. En cela, il contredit Platon pour qui toute beauté pousse à la reproduction, c’est là précisément l’effet qui lui est propre, de la basse sensualité jusqu’à la plus haute spiritualité. 

Platon d’ailleurs avait mentionné que c’est la beauté des jeunes gens qui poussent à philosopher. En cela, il était Grec et non chrétien. La philosophie était, dans la Grèce classique, une activité qui se passait en public, avec une dimension érotique. Ce n’était pas ce qu’elle a été ensuite, une activité solitaire de tissage de toiles d’araignées. A l’honneur de Platon (et contre Schopenhauer) : « toute la haute culture littéraire de la France classique s’est développée sur les intérêts sexuels » (§23). 

L’art pour l’art était une lutte contre la subordination de l’art à la morale. Mais pour Nietzsche cela ne suffit pas, car l’art ne doit pas forcément être sans but. C’est un réflexe de la passion pure. Le psychologue décèle aussi que l’art fortifie ou affaiblit. L’instinct le plus profond de l’artiste ne va pas à l’art lui-même, mais au sens de l’art, à la vie, au désir de vie : « l’art est le grand stimulant de la vie » (§24). 

Pour Schopenhauer l’art avait pour but de s’affranchir de la volonté. Pour Nietzsche, c’est l’optique d’un pessimiste, c’est le mauvais œil. L’artiste tragique nous communique l’absence de crainte devant le terrible et l’incertain. C’est un désir supérieur, celui qui le connaît l’honore des plus grands hommages. La bravoure et la liberté du sentiment devant un sublime revers est un état victorieux que l’artiste tragique glorifie. Celui qui cherche la souffrance célèbre son existence dans la tragédie : « C’est aux âmes les plus spirituelles, en admettant qu’elles soient les plus courageuses, qu’il est donné de vivre les tragédies les plus douloureuses : mais c’est bien pour cela qu’elles tiennent la vie en honneur, parce qu’elle leur oppose son plus grand antagonisme » (§17).
3. La condamnation de la morale altruiste

La morale altruiste est une morale où l’amour de soi s’étiole, où l’on agit par désintéressement. Dans ce cas, l’égoïsme fait défaut aux meilleurs (peuples ou individus) et c’est le signe de la décadence. Pour Nietzsche, il faut estimer l’individu suivant qu’il représente la ligne ascendante ou descendante de la vie. Ainsi, le bon égoïsme est celui qui a un intérêt pour la vie totale, mais le mauvais égoïsme est celui de l’homme isolé. 

La morale de la vie ascendante que Nietzsche appelle de ses vœux vise à « créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les cas où le plus haut intérêt de la vie, de la vie ascendante, exige que l’on écarte et que l’on refoule sans pitié la vie dégénérescente – par exemple en faveur du droit de vivre… Mourir fièrement lorsqu’il n’est plus possible de vivre fièrement » (§36). Si l’on aimait vraiment la vie, on désirerait une mort libre et consciente, plutôt qu’un mort faisant suite à un long épuisement.

Pour Nietzsche, il ne peut y avoir de progrès moral puisque, en soi, aucune morale n’a de valeur. Mieux, nos vertus modernes nous rendraient ridicules aux yeux des hommes de la Renaissance. Notre progrès serait la diminution des instincts hostiles (alors que ce sont eux qui tiennent notre défiance en éveil). Nietzsche estime que notre adoucissement des mœurs est une conséquence de notre affaiblissement, car la dureté des mœurs peut être la suite d’une surabondance de vie. On peut gaspiller beaucoup dans ce cas.

Il faut mesurer les temps d’après leurs forces positives : nous vivons dans une époque de faiblesse. Les époques vigoureuses ne se préoccupent pas de l’amour du prochain, de l’anxieuse prévoyance personnelle, des vertus de travail ou de simplicité. La théorie des droits égaux par exemple : cela correspond à une civilisation descendante. Au contraire, le « pathos des distances » (la volonté d’être soi, la multiplicité des types, la distinction) est le propre de toutes les époques fortes. Plus les extrêmes deviennent analogiques et plus les différences entre eux s’estompent. La vie en déclin, c’est la diminution des forces organisatrices, des forces qui séparent, subordonnent et surordonnent. 

On peut rapprocher la figure du chrétien et de l’anarchiste en ce que tous les deux reprochent leur malaise, pour le premier aux autres et pour le second à lui-même. Dans les deux cas, quelqu’un doit être coupable : « celui qui souffre prescrit contre sa souffrance le miel de la vengeance » (§34). Ce sont deux décadents. Il y a au fond la même condamnation de la société. 
4. La guerre élève à la liberté

La valeur de la liberté réside dans ce qu’elle coûte. Les institutions libérales cessent d’être libérales lorsqu’elles sont acquises. Pour Nietzsche, « la guerre élève à la liberté », car la liberté « c’est avoir la volonté de répondre de soi. C’est maintenir les distances qui nous séparent. C’est être indifférent aux chagrins, aux duretés, aux privations, à la vie même. C’est être prêt à sacrifier les hommes à sa cause, sans faire exception de soi-même » (§38). 

On est libre lorsqu’on est dans la capacité de faire prévaloir les instincts virils, les instincts joyeux de la guerre et de victoire sur les instincts du bonheur. C’est pourquoi  « l’homme libre est guerrier ». Le plus libre est celui qui doit vaincre la plus grande résistance. Nietzsche cite en exemple Jules César (on est alors « à cinq pas de la tyrannie »). 

Les peuples ayant quelque valeur l’ont obtenu dans des moments de grand péril où ils été contraints à être forts. « Il faut avoir besoin d’être fort : autrement on ne le devient jamais ». La liberté est quelque chose qu’à la fois on a et on n’a pas, que l’on veut, que l’on conquiert.

Les institutions sortent des instincts. Dès que ceux-ci se perdent, les institutions nous échappent également : nous ne nous y adaptons plus. Nietzsche critique le démocratisme : il ne peut y avoir d’institution sans une sorte de volonté, d’instinct ou d’impératif. Or on vit désormais pour aujourd’hui. Les institutions ont besoin de s’ancrer dans le passé et dans l’avenir. Il prend en exemple le mariage moderne : avant, son principe résidait dans son indissolution, désormais, c’est un mariage d’amour, donc particulier à chaque relation. Par conséquent, la société ne se porte plus caution d’elle-même dans le mariage, de l’instinct de l’espèce, il a perdu sa signification. 

Nietzsche estime que la question ouvrière est liée à la dégénérescence des instincts. Les ouvriers ont le grand nombre pour eux. Sa préférence va clairement à une société organisée en castes, or en donnant le droit de vote aux ouvriers, on a détruit dans leurs germes les instincts qui ferait admettre aux travailleurs cette possibilité : « si l’on veut des esclaves, on est fou de leur accorder ce qui en fait des maîtres » (§40). 

Dans notre temps, nous sommes abandonnés à nos instincts : ils se contredisent et se gênent. « La définition du moderne me paraît être la contradiction de soi physiologique » (§41). L’éducation devrait paralyser un système d’instinct pour permettre à l’autre de manifester sa force. Il faut circonscrire l’individu pour le rendre entier. Mais on assiste à la mode du développement libre, au laisser-aller : c’est à quoi conduit l’idée moderne de liberté. C’est encore un symptôme de décadence. 

Enfin, on a tendance à doter les grands hommes d’une morale supérieure. Or, selon Nietzsche, le génie résulte d’une immense accumulation de forces. Pendant longtemps, il ne se produit rien, puis lorsque la tension est trop forte, une petite irritation suffit : peu importe alors le milieu, l’époque ou l’esprit du siècle. Napoléon par exemple était différent, héritier d’une civilisation plus forte, plus constante, il s’est imposé et a été le maître pour cette raison. 

Si les grands hommes sont nécessaires, le temps où ils apparaissent est fortuit. Mais le génie est toujours plus vieux et plus fort que son temps. Il est néanmoins suivi par un épuisement, une stérilité car la grandeur du génie est de gaspiller. Il suspend l’instinct de conservation. Le sacrifice, l’héroïsme sont une indifférence au bien propre, une abnégation pour une idée, une cause ou un parti. Le génie est un explosif, il déborde et on devrait plutôt reprocher ce gaspillage aux grands hommes et aux grandes époques. 

5. Le retour à la nature

Dans notre société médiocre et docile, un homme près de la nature dégénère fatalement en criminel, sauf si comme Napoléon, il parvient à être plus fort que la société. Le criminel est l’homme fort placé dans des conditions défavorables, « l’homme fort rendu malade » (§45). Dans une contrée plus sauvage, son instinct de l’homme fort, ses vertus mises au ban de la société, auraient pu s’épanouir. 

A notre époque, tout ce qui vit à l’écart est déprécié, se rapproche de ce type que le criminel achève. Pourtant, tous les novateurs de l’esprit sont marqués par un manque de reconnaissance : ils sentent le gouffre qui les sépare de tout ce qui est traditionnel et vénéré. Tout génie ressent à un moment de son développement un sentiment de révolte contre tout est déjà et tout ce qui ne devient plus. 

La beauté n’est pas un accident : elle est comme le génie, le résultat final du travail accumulé des générations. On ne doit pas se laisser aller, même devant soi-même. Tout ce qui est bon est héritage, le reste est un commencement, imparfait. Dans l’éducation, il faut commencer par le corps et non par la discipline des sentiments et des pensées. Il faut aussi ne vivre qu’avec des hommes qui ne se laissent pas aller. Il faut commencer la culture à l’endroit juste, non pas sur l’âme mais sur le corps, les attitudes. Les Grecs le savaient, alors que le christianisme méprisait le corps : cela a été « la plus grande calamité de l’humanité » (§47). 

Le retour à la nature que Nietzsche appelle de ses vœux n’est pas un retour en arrière. Il estime en effet que tout retour en arrière, quoiqu’en pensent les moralistes (progressistes comme conservateurs y croient) est impossible : « la morale a toujours été un lit de Procuste » (§43). Il n’y a pas d’autres choix que d’aller de l’avant : la seule possibilité est d’entraver le développement de la décadence et ainsi de la rendre plus concentrée et plus soudaine. 

Nietzsche souhaite donc une marche en avant vers le haut, vers la nature sublime, libre et terrible. Napoléon fut un exemple de ce retour à la nature. Ce n’est pas un retour au sens de Rousseau, « idéaliste et canaille » (§48), qui avait besoin de la dignité morale pour supporter son propre aspect. Nietzsche en profite pour fustiger la révolution et la doctrine de l’égalité. Le vrai langage de toute justice devrait être : « aux égaux, égalité, aux inégaux, inégalité ». Il reproche à la doctrine de l’égalité d’égaliser des inégalités. 

Seul Goethe a bien ressenti la Révolution : avec dégoût.  Le retour à l’état de nature de Goethe rencontre davantage l’assentiment de Nietzsche. Goethe aspirait à la totalité, il combattit les séparations de la raison et de la sensualité, du sentiment et de la volonté. Il se disciplina pour atteindre à l’être intégral : il se fit lui-même. Il concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, ayant le respect de sa propre individualité. Il ne nie plus : une telle foi est la plus haute de toute, elle s’appelle pour Nietzsche « Dionysos ». 

IV. Le rapport aux anciens

Nietzsche a cherché des accès vers le monde antique, mais il ne l’approuve pas en bloc. Son goût préfère généralement contredire, voire nier complètement. Au fond, il n’y a qu’un petit nombre de livres antiques qui ont compté dans sa vie. Son sens du style s’est éveillé avec Salluste. Il aime le style serré et sévère, déteste la belle parole et le beau sentiment. Son Zarathoustra s’inscrit dans un style romain. Il apprécie le poète Horace. Tout cela est romain, noble par excellence. Le reste de la poésie à côté de cela lui apparaît comme un simple bavardage de sentiments. 

Il estime également que les Grecs n’ont pas la même force que les Romains. Le genre des Grecs est étrange et mobile. Quant à Platon, il jette pêle-mêle toutes les formes du style, c’est le premier décadent du style. Il trouve sa façon dialectique enfantine, son style ennuyeux. Au fond, il lui reproche surtout d’avoir dévié tous les instincts fondamentaux des Hellènes, il était « si chrétien avant la lettre » et qualifie son idéalisme de « haute fumisterie » (§2). Il préfère Thucydide et Le Prince de Machiavel car ils lui ressemblent dans leur volonté réaliste. Thucydide doit être lu attentivement car il est riche en arrière-pensées et en lui, la culture des réalistes atteint sa plus complète expression. Le courage de la réalité le distingue de Platon : Platon se réfugie dans l’idéal par lâcheté.    

Il ne faut pas tomber dans la niaiserie consistant à admirer tout chez les Grecs : leur belle âme, le calme dans la grandeur, le sentiment idéal. Nietzsche descelle dans leurs institutions des précautions pour se garantir de leur volonté de puissance, de la matière explosive qu’ils avaient en eux. Leur énorme tension intérieure se déchargeait au dehors et aboutissait à la guerre entre les cités. Le réalisme et l’immoralisme des Grecs n’étaient pas naturels : c’était une conséquence et non quelque chose d’origine. Les philosophes étaient les décadents de l’hellénisme, le mouvement d’opposition contre l’ancien goût noble. Les vertus socratiques furent prêchées parce que les Grecs les avaient perdues : ils étaient devenus craintifs et inconstants. 

Dionysos est un phénomène pour Nietzsche qui est explicable par un excédent de force. Ce dieu était l’objet d’un culte pendant lequel on buvait, dansait, sautait joyeusement. Mais il ne faut pas en rester à ce simple état de fait : les mystères dionysiens expriment la réalité fondamentale de l’instinct hellénique, sa volonté de vie. La célébration de ces mystères garantissait aux Grecs l’éternel retour de la vie, l’avenir promis dans le passé, l’affirmation triomphante de la vie au-dessus de la mort. Le symbole sexuel était pour les Grecs un symbole de vénération pour cette raison. La douleur pendant l’enfantement se trouve également encensée, c’est la douleur sacrée : « tout ce qui garantit l’avenir nécessite la douleur » (§4). La joie éternelle de la création ne va pas sans la douleur de l’enfantement. Dionysos signifie tout cela : « par lui le plus profond instinct de la vie, celui de la vie à venir, de la vie éternelle est traduit d’une façon religieuse (…). Ce n’est que le christianisme, avec son fond de ressentiment de la vie, qui a fait de la sexualité quelque chose d’impur : il jette de la boue sur le commencement, sur la condition première de notre vie… »



La psychologie de l’orgiasme est la clef du sentiment tragique : le sentiment de vie et de force débordante dans les limites duquel la douleur agit comme stimulant. Ce que Nietzsche appelle le dionysien, c’est « l’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de ses types les plus élevés, à son propre caractère inépuisable » (§5). En cela se reconnaît le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique. Il ne s’agit pas de se purifier d’une passion dangereuse (Aristote et sa « catharsis », sa purification), mais de personnifier soi-même, au-dessus de la crainte et de la pitié, l’éternelle joie du devenir (joie qui porte en elle la joie de l’anéantissement). Nietzsche revient à son point de départ : La Naissance de la Tragédie, première transmutation de toutes les valeurs ; il se replace sur le terrain où grandit son vouloir, son savoir.