lundi 30 avril 2018

"Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage"

Commentaire

Les Essais sont une oeuvre de Michel de Montaigne (1533-1592) composée de trois tomes, les deux premiers publiés en 1580 et le troisième en 1588. Sans ordre apparent, Montaigne traite de sujets divers "de bonne foi" comme il le rappelle à son lecteur dès le début de son ouvrage, et ce, de manière à dresser son portrait intellectuel, "sans contention ni artifice", portrait dont il affirme qu'il l'aurait peint "tout entier" et "tout nu" s'il avait été "entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de la nature".  

Or, c'est justement de ces nations dont il va être question dans l'extrait présenté ci-dessous, issu de l'essai intitulé "Des cannibales" (tome I, XXXI). Montaigne y évoque les peuplades du Nouveau Monde récemment découvert, notamment celles de la France antarctique, éphémère colonie française qui occupa la baie de Guanabara, à Rio de Janeiro, au Brésil, de 1555 à 1560. Présentant leurs coutumes, il montre que le cannibalisme de ces sociétés n'est peut être pas plus barbare que les exactions commises au nom de la religion en Europe par des hommes prétendument civilisés.

dimanche 29 avril 2018

"La culture, mot et concept, est d'origine romaine"

Commentaire

La crise de la culture est le titre français du recueil de six, puis de huit essais rassemblés et publiés par Hannah Arendt (1906-1975) sous le titre Between Past and Future (1961, puis 1968). Le thème commun de ces essais est celui du diagnostic d'une époque en crise avec d'un côté, une usure de la tradition, et de l'autre, un avenir incertain. Partant de la rupture moderne dans la tradition et du concept d'histoire, Arendt discute ensuite deux concepts politiques centraux que sont l'autorité et la liberté, puis analyse quatre problèmes d'actualité : la crise de l'éducation et de la culture, le rapport entre vérité et politique et la conquête de l'espace.

Le texte ci-dessous est extrait de l'essai "La crise de la culture : son sens politique et social". Arendt s'intéresse au concept de "culture de masse" (mass culture) et montre que dans les sociétés de masse, les objets culturels sont devenus des objets de loisir plutôt que des objets de culture. Dans la société de consommation, le temps de loisirs est consacré au divertissement et non plus au perfectionnement de soi-même. Alors que la culture dépassait initialement le cadre de la vie humaine, pour atteindre un temps plus pérenne, le loisir est une activité insatiable de consommation de biens éphémères sans arrêt renouvelés. L'enjeu est de montrer que le mot "culture" qu'on emploie aujourd'hui pour désigner la culture de masse est en réalité mal employé. 

mercredi 25 avril 2018

"Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie”

Commentaire

Race et Histoire (1952) est un texte de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) publié à l'origine par l'UNESCO dans une collection de brochures intitulée Le racisme devant la science et destinée à lutter contre le préjugé raciste. Lévi-Strauss commence par contester la scientificité du concept de race établi par Gobineau selon lequel il existerait trois races fondamentales (blanche, noire, jaune) dont le métissage affaiblirait les aptitudes particulières de chacune. Au concept de race, Lévi-Strauss préfère celui de culture. Pour lui, la diversité culturelle est immense (et pour une grande part inconnaissable dans toute son étendue) et résulte davantage des interactions culturelles que de leur isolement (telle coutume apparaissant au sein d'un groupe en réponse à une autre du même genre dans une autre culture).

Le texte est issu de sa troisième partie (sur dix) intitulée "L'ethnocentrisme". L'ethnocentrisme est l'attitude qui consiste à privilégier le groupe ethnique auquel on appartient et à en faire l'unique modèle de référence. La conséquence est de conduire à juger les autres cultures différentes soit comme étant inférieures, soit comme n'étant pas de véritables cultures en ayant un rapport de proximité assez fort avec la nature (cf. ceux que l'on qualifie de "sauvages"). Dans cette attitude, Lévi-Strauss détecte une contradiction fondamentale : celle qui consiste finalement à reproduire soi-même ce que l'on reproche aux autres, à savoir se comporter en niant l'humanité d'autrui. L'enjeu est donc de pouvoir juger les autres cultures tout en ayant conscience de leur irréductibilité et de leur diversité. 

"La culture de ses facultés naturelles est un devoir de l'homme envers lui-même"

Commentaire

La Métaphysique des moeurs (1795) est un texte d'Emmanuel Kant où il détaille des exemples concrets qui illustrent la théorie exposée dans les Fondements de la métaphysique des moeurs parus dix plus tôt en 1785. La métaphysique des moeurs désigne, pour Kant, la science générale des devoirs, lesquels peuvent être traduits par des lois extérieures (les droits) ou non (la vertu). L'ouvrage se divise ainsi en deux parties : la "Doctrine du droit" et la "Doctrine de la vertu". Le fait de se cultiver relève de la contrainte intérieure que l'on peut exercer sur soi indépendamment de lois extérieures et constitue une vertu.

Le texte ci-dessous est extrait de la "Doctrine de la vertu". Dans cette partie de la Métaphysique des moeurs, Kant distingue les devoirs envers soi-même et les devoirs envers les autres, et parmi les devoirs envers soi-même, ceux qui sont parfaits (qui créent des devoirs d'obligation stricte, qui défendent d'agir contre notre nature, comme par exemple ne pas se suicider) et ceux qui sont imparfaits (qui créent des devoirs d'obligation large, qui nous ordonnent d'agir positivement, par exemple de se perfectionner). Le fait de se cultiver fait justement partie de ces devoirs imparfaits envers soi-même. 

dimanche 22 avril 2018

"La culture de l'âme, c'est la philosophie"

Commentaire


Les Tusculanes (45 av. J.-C) sont un dialogue, s'étendant sur cinq journées, composé de cinq livres et rédigé par le philosophe stoïcien Cicéron (106-43 av. J.C.). Il prend place dans la villa de Cicéron à Tusculum (ou Tusculane, ancienne cité qui se situait au sud est de Rome). Il rassemble deux interlocuteurs simplement identifié par les lettres M et D dans le texte latin, qui renvoient probablement au maître (Magister) et au disciple (Discipulus), ce que le traducteur a choisi de rendre par Cicéron (C) et l'auditeur (L'a). L'originalité principale de ce texte réside dans le fait qu'il est considéré comme le premier emploi métaphorique du terme "culture" : de même que l'on cultive la terre, on se cultive soi-même au moyen de la philosophie.

Dans le Livre I ("De la mort. Qu'elle est à mépriser"), Cicéron a défini la philosophie comme étant "l’étude même de la sagesse, et qui renferme toutes les connaissances, tous les préceptes nécessaires à l’homme pour bien vivre" (I, I). "Bien vivre", tel est donc l'objectif de la philosophie. Or, pour ce faire, il est primordial de ne pas craindre à la mort, crainte dont il faut apprendre à se défaire ainsi que l'enseigne la philosophie stoïcienne, en accord sur ce point avec la philosophie épicurienne. Ce thème est traité dans le Livre I. Le texte qui suit est tiré du début du livre II qui s'intéresse, plus particulièrement, à la question de la douleur dont il est possible de diminuer les troubles au moyen de la raison. 

samedi 14 avril 2018

Cours - La morale

Introduction

La morale peut renvoyer à l'ensemble des habitudes et des normes de conduite propres à une société, on parle alors de mœurs (morale vient du latin moralis qui est ce qui "relatif aux mœurs"). Mais la morale désigne surtout la connaissance du bien et du mal. Cette connaissance peut être d'ordre rationnel, elle constitue alors le point de départ d'un échafaudage théorique, à prétention universelle. Mais elle peut aussi être d'ordre sensible, chacun ressentant en lui le caractère juste ou injuste d'une situation. Dans les deux cas, la morale suppose la faculté proprement humaine de pouvoir mettre à distance ses passions au moyen de la raison. Sans cette capacité, il n'est aucune morale possible. Il serait absurde en effet de réfléchir sur ce qu'un homme aurait dû faire, s'il était incapable de faire autrement.

A la notion de morale est attachée celle de devoir, l'obligation de faire telle ou telle chose. Certaines théories morales visent ainsi à dire à l'homme comment agir et comment mener une vie bonne, c'est-à-dire à la fois droite et juste. Cette vie bonne est considérée comme un moyen de parvenir au bonheur, car au fond, ce que vise la morale, c'est de parvenir à la satisfaction d'avoir bien agi. Or il peut arriver que le devoir entre en conflit avec le bonheur, que ce que l'on doive faire s'oppose ce que l'on aimerait faire, ceci donnant lieu à des dilemmes moraux tels que ceux exposés par Corneille dans ses tragédies (le dilemme cornélien étant l'impossibilité pour le héros de choisir entre ce que lui commande son devoir et ce que lui dicte son amour, par exemple Rodrigue dans le Cid qui doit choisir de venger son père au risque de perdre l'amour de Chimène).

jeudi 12 avril 2018

"Les faibles et les ratés doivent périr"

Commentaire

L'Antéchrist (1895) est un ouvrage inachevé de Friedrich Nietzsche (1844-1900) qui se présente comme un essai de critique du christianisme. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre, il vise moins le Christ lui-même que la doctrine morale associée à la religion chrétienne. Nietzsche considère cette morale - qu'il étend au-delà même du christianisme jusqu'à Socrate et au platonisme - comme foncièrement négatrice de la vie, valorisant la pitié ainsi qu'une vision du bien et du mal qui culpabilise la force au profit de la faiblesse. 

Le texte ci-dessous est extrait du § 2. Dans le premier paragraphe, Nietzsche constate que l'homme moderne est malheureux car il ne sait plus vers quel horizon se tourner. Or lui a découvert le bonheur ce qui lui a permis de sortir de cette modernité qui le rendait malade parce qu'elle défendait une paix avariée et une largeur de cœur qui pardonne tout en comprenant tout. Désormais, il se tient "le plus loin possible du bonheur des débiles", c'est-à-dire de "la résignation" car il sait vers quel but diriger son audace, sa "soif d'éclairs et d'exploits", la formule de son bonheur consistant justement à tracer un chemin en "ligne droite". Le § 2 s'inscrit dans le même style à la fois direct et provocateur. Il s'ouvre sur une série de questions et de réponses simples, qui sont suivies de trois affirmations sur ce que n'est pas le bonheur et s'achève sur deux énoncés portant sur le devoir et la vertu. 

"Nous appliquons le nom de sujets aux hommes en tant qu'ils sont obligés d'obéir aux institutions ou aux lois"

Commentaire

Le Traité de l'autorité politique (1670) est une oeuvre inachevée de théorie politique dans laquelle Baruch Spinoza (1632-1677) s'interroge sur le meilleur régime politique. Son objectif, ainsi que le sous-titre de l'ouvrage l'indique, est de décrire comment doit être organisée une société afin qu'elle ne dégénère pas en tyrannie, l'enjeu étant de faire en sorte que la paix et la liberté des citoyens soient préservées. Sa réponse est que le meilleur moyen de les garantir consiste à organiser le pouvoir de telle sorte qu'il empêche les abus, d'où sa préférence pour la démocratie, la souveraineté étant exercée par tous les citoyens.

Le texte ci-dessous est extrait du début du troisième chapitre. Après avoir précisé dans le premier chapitre qu'elle serait sa méthode, à savoir de considérer les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'ils devraient être, Spinoza explique qu'on ne saurait faire de théorie politique sans prendre en considération les sentiments qui génèrent parfois des comportements irrationnels. Il faut donc que l'organisation du pouvoir soit pensée de manière à ce que ces comportements ne menacent pas la sécurité de l'Etat. Si les hommes prennent plus souvent pour guide le désir aveugle que la raison, comment donc garantir la sécurité ? C'est à ce moment là qu'intervient la nécessité d'établir un état de société. 

mercredi 11 avril 2018

Existe-t-il un droit au bonheur ?

Introduction

Nous avons aujourd'hui tendance à considérer légitime que le droit étende son emprise à des domaines de plus en plus nombreux dans notre société. Il serait l'assurance d'une meilleure protection des citoyens et offrirait des garanties nouvelles aux individus. Ce fut le cas par exemple, en 2007 en France, où fut créer un droit opposable au logement qui a conduit à obliger l'Etat de mettre à disposition des logements pour des ménages reconnus en grandes difficultés financières. Dans ces conditions, pourquoi ne pas faire d'une notion comme le bonheur la source d'un droit ? Existe-t-il un droit au bonheur ? 

Le droit relève de ce qui organise les rapports sociaux, garantit les libertés et punit, le cas échéant, les entorses qui lui sont faites. Le bonheur, quant à lui, peut se définir comme un état de joie et de plénitude. Un droit au bonheur consisterait donc à organiser les rapports sociaux de manière à ce qu'ils permettent à tous les individus de parvenir à cet état. Mais comment rédiger un tel droit ? S'il est possible de définir le bonheur par ce qu'il produit en nous, il est difficile de dire précisément en quoi il consiste et semble assez différent d'un homme à l'autre. Dans ces conditions, un droit au bonheur serait-il réellement souhaitable ? Si chacun a sa propre conception du bonheur, un droit qui s'en montrerait respectueux serait soit extrêmement flou, soit exclurait une partie des individus dont la conception serait différente de celle imposée par ce droit. Pour autant, les hommes s'assemblent dans le but de vivre plus heureux que s'ils restaient chacun dans leur coin. Le bonheur semble donc un objectif des pouvoirs publics, ce qui se traduit d'ailleurs par la présence de promesses dans les différentes professions de foi des candidats à une élection. L'enjeu est donc ici de se demander quel est le bon niveau d'intervention pour les pouvoirs publics, car trop d'interventionnisme pourrait faire peser un risque sur les libertés individuelles, alors qu'un défaut d'intervention signifierait que l'Etat ne se préoccupe pas du bonheur des citoyens, ce qui interroge la fin du politique.

dimanche 1 avril 2018

Peut-on démontrer la liberté ?

Introduction

On entend souvent dire que la liberté est la possibilité de faire ce que l'on veut. Dans ces conditions, il suffirait par exemple de dire que l'on peut lever le bras et de lever le bras effectivement, pour avoir démontré la liberté. La démonstration correspondrait alors à une démarche où l'on apporte la preuve que l'on peut faire quelque chose en la faisant effectivement, c'est-à-dire en démontrant que l'on peut être la cause initiale d'un mouvement. Mais a-t-on pour autant démontré que nous pouvions toujours faire ce que l'on voulait ? N'avons-nous pas plutôt démontré l'inverse, à savoir que nous ne pouvions ne pas lever le bras ? Peut-on alors démontrer la liberté ?

Répondre à cette question permettrait de déterminer si la liberté existe, si elle est réelle et pas seulement une impression liée au fait que nous avons le contrôle de nos mouvements. D'ailleurs, en première approche, la liberté semble à la fois plus large et plus évidente encore : nous choisissons ce que nous voulons être, le métier que nous voulons exercer, les activités que nous souhaitons pratiquer, les endroits où nous voulons voyager, etc. Mais, en même temps, il existe aussi des contraintes auxquelles nous ne pouvons pas échapper comme par exemple travailler, supporter sa belle-mère ou payer ses impôts. En ce sens, la liberté consisterait moins à faire ce que l'on veut que de ne pas être obligé de faire ce que l'on ne veut pas. La démonstration, quant à elle, renvoie à une série de propositions rigoureuses permettant d'établir avec certitude un résultat. Or, toute la difficulté est là car le verbe "pouvoir" nécessite ici de s'interroger sur la capacité de la raison humaine à prouver par une série de déductions rigoureuses que la liberté existe. L'enjeu est majeur parce que s'il n'est pas possible de démontrer la liberté, alors c'est que l'inverse, à savoir que la liberté n'existe pas, peut être suspecté. Est-il possible d'établir que l'existence de la liberté est une certitude ?