Le Traité de l'autorité politique (1670) est une oeuvre inachevée de théorie politique dans laquelle Baruch Spinoza (1632-1677) s'interroge sur le meilleur régime politique. Son objectif, ainsi que le sous-titre de l'ouvrage l'indique, est de décrire comment doit être organisée une société afin qu'elle ne dégénère pas en tyrannie, l'enjeu étant de faire en sorte que la paix et la liberté des citoyens soient préservées. Sa réponse est que le meilleur moyen de les garantir consiste à organiser le pouvoir de telle sorte qu'il empêche les abus, d'où sa préférence pour la démocratie, la souveraineté étant exercée par tous les citoyens.
Le texte ci-dessous est extrait du début du troisième chapitre. Après avoir précisé dans le premier chapitre qu'elle serait sa méthode, à savoir de considérer les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'ils devraient être, Spinoza explique qu'on ne saurait faire de théorie politique sans prendre en considération les sentiments qui génèrent parfois des comportements irrationnels. Il faut donc que l'organisation du pouvoir soit pensée de manière à ce que ces comportements ne menacent pas la sécurité de l'Etat. Si les hommes prennent plus souvent pour guide le désir aveugle que la raison, comment donc garantir la sécurité ? C'est à ce moment là qu'intervient la nécessité d'établir un état de société.
Spinoza commence par définir "l'état de société". L'état de société désigne "l'instauration d'un régime politique quelconque". Autrement dit, quel que soit le régime politique, les individus qui s'associent pour former une société organisée constituent ce régime, celui-ci pouvant être monarchique, aristocratique ou démocratique. La question est de savoir qui exerce la souveraineté : un seul, un groupe ou le peuple entier. Par "état de société", il faut comprendre sortie de l'état de nature. Il s'agit du moment (fictif) où les hommes quittent leur situation initiale naturelle pour entrer dans une nouvelle forme de groupe, régie par des règles qui garantissent la paix et la sécurité mais aussi en contrepartie, qui exigent une acceptation.
Spinoza donne également une définition de la nation comme étant "le corps entier de l'Etat". Dans le texte latin, le terme "nation" renvoie à "civitas" qui désigne une communauté d'hommes unit par des rapports de pouvoir. Il la définit adossé à la notion de "communauté publique" qui traduit le terme "respublica". Etymologiquement, république vient du latin respublica qui signifie "chose publique". Mais ici le sens est différent de notre entente du mot république : il s'agit des affaires que doit gérer la personne qui détient l'autorité politique, le souverain. Spinoza cherche en effet à appréhender les différents régime politique, c'est pourquoi ces définitions doivent s'accorder avec différentes modalités du partage du pouvoir (monarchique, aristocratique ou démocratique).
Il introduit également une distinction importante entre sujet politique et citoyen. En tant que les individus ont des droits, ce sont des citoyens et en tant qu'ils ont des devoirs, ce sont des sujets. D'une part, les citoyens ont des droits définis positivement, c'est-à-dire fixés par des règles en vigueur dont l'application est garantie par l'Etat. Autrement dit, le droit réel est le droit positif. Il s'oppose au droit naturel, c'est-à-dire au droit théorique qui découle de l'analyse de la situation avant l'entrée de l'homme en société. D'autre part, "en tant que qu'ils sont obligés d'obéir", ces hommes réunis en une nation sont des sujets, ils sont assujettis, c'est-à-dire soumis au droit. C'est la contrepartie du droit positif : pas de droits sans devoirs. Or cet assujettissement n'est pas une obligation du point de vue du droit naturel, c'est une contrainte.
Dans le Traité de l'autorité politique, Spinoza examine trois formes possibles de gouvernement ou d'état de société : monarchique, aristocratique et démocratique. Dans la monarchie, un seul homme détient le pouvoir souverain : le monarque. Dans l'aristocratie, l'autorité est assurée par un groupe d'hommes. Enfin, dans la démocratie le pouvoir est détenu par l'ensemble des citoyens. Spinoza estime ce dernier régime comme préférable dans la mesure où la souveraineté coïncide davantage avec le peuple. Cette coïncidence permet d'assurer une meilleure stabilité du régime politique que lorsqu'elle est détenue par un seul ou par un petit groupe : tous les citoyens participent à la formation du droit positif et comprennent donc mieux l'assujettissement qu'ils s'imposent finalement à eux-mêmes.
Texte
"L'instauration d'un régime politique quelconque caractérise : l'état de société. Le corps entier de l'Etat s'appelle : la nation, et les affaires générales relevant de la personne qui exerce l'autorité politique [souveraine] : la communauté publique. En tant que les hommes bénéficient, au sein de la nation, de tous les avantages assurés par le droit positif, nous leur appliquons le nom de : citoyens et, en tant qu'ils sont obligés d'obéir aux institutions ou lois nationales, celui de : sujets. Enfin, l'état de société revêt trois formes : à savoir démocratique, aristocratique et monarchique".
- Baruch Spinoza, "Traité de l'autorité politique" (1677), Chapitre III, § 1, trad. R. Misrahi, in Oeuvres complètes, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1954, p. 934.
Version latine :
"Imperii cuiuscumque status dicitur civilis ; imperii autem integrum corpus civitas appellatur, et communia imperii negotia, quae ab eius, qui imperium tenet, directione pendent, respublica. Deinde homines, quatenus ex iure civili omnibus civitatis commodis gaudent, cives appellamus, et subditos, quatenus civitatis institutis seu legibus parere tenentur. Denique status civilis tria dari genera, nempe democraticum, aristocraticum et monarchicum".
- Baruch Spinoza, Tractatus politicus (1677).
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