Nous avons aujourd'hui tendance à considérer légitime que le droit étende son emprise à des domaines de plus en plus nombreux dans notre société. Il serait l'assurance d'une meilleure protection des citoyens et offrirait des garanties nouvelles aux individus. Ce fut le cas par exemple, en 2007 en France, où fut créer un droit opposable au logement qui a conduit à obliger l'Etat de mettre à disposition des logements pour des ménages reconnus en grandes difficultés financières. Dans ces conditions, pourquoi ne pas faire d'une notion comme le bonheur la source d'un droit ? Existe-t-il un droit au bonheur ?
Le droit relève de ce qui organise les rapports sociaux, garantit les libertés et punit, le cas échéant, les entorses qui lui sont faites. Le bonheur, quant à lui, peut se définir comme un état de joie et de plénitude. Un droit au bonheur consisterait donc à organiser les rapports sociaux de manière à ce qu'ils permettent à tous les individus de parvenir à cet état. Mais comment rédiger un tel droit ? S'il est possible de définir le bonheur par ce qu'il produit en nous, il est difficile de dire précisément en quoi il consiste et semble assez différent d'un homme à l'autre. Dans ces conditions, un droit au bonheur serait-il réellement souhaitable ? Si chacun a sa propre conception du bonheur, un droit qui s'en montrerait respectueux serait soit extrêmement flou, soit exclurait une partie des individus dont la conception serait différente de celle imposée par ce droit. Pour autant, les hommes s'assemblent dans le but de vivre plus heureux que s'ils restaient chacun dans leur coin. Le bonheur semble donc un objectif des pouvoirs publics, ce qui se traduit d'ailleurs par la présence de promesses dans les différentes professions de foi des candidats à une élection. L'enjeu est donc ici de se demander quel est le bon niveau d'intervention pour les pouvoirs publics, car trop d'interventionnisme pourrait faire peser un risque sur les libertés individuelles, alors qu'un défaut d'intervention signifierait que l'Etat ne se préoccupe pas du bonheur des citoyens, ce qui interroge la fin du politique.
En quel sens peut-il exister un droit au bonheur ? Si un droit au bonheur existe, est-ce que cela signifie que l'Etat a pour mission de faire en sorte que ses citoyens soient heureux ? Et dans ces conditions, comment définir le bonheur qu'il aurait la charge d'assurer ? Enfin, est-ce que la reconnaissance de ce droit au bonheur pourrait se traduire dans un droit positif ?
En quel sens peut-il exister un droit au bonheur ? Si un droit au bonheur existe, est-ce que cela signifie que l'Etat a pour mission de faire en sorte que ses citoyens soient heureux ? Et dans ces conditions, comment définir le bonheur qu'il aurait la charge d'assurer ? Enfin, est-ce que la reconnaissance de ce droit au bonheur pourrait se traduire dans un droit positif ?
I/ Revient-il à l'Etat d'assurer le bonheur de ses citoyens ?
A/ Distinction entre droits politiques et droits sociaux
Le droit consiste à réguler les rapports sociaux au moyen de règles. Ces règles sont généralement des lois qui se traduisent par des décrets et des arrêtés pris pour leur application. Cette application est garantie par l'Etat qui possède pour cela, comme le souligne Max Weber dans Le savant et le politique, "le monopole de la violence physique légitime". L'Etat est donc le seul à disposer du droit de contraindre les individus à obéir aux lois au moyen de la force. Face à cet Etat institué pour garantir l'effectivité des lois, il existe des droits qui sont de deux sortes : les droits politiques et les droits sociaux. Les droits politiques portent sur les libertés (liberté de conscience, d'expression, de circulation) et les droits sociaux concernent les conditions matérielles d'existence : le droit au travail, au logement, à l'éducation, à la santé. Un éventuel droit au bonheur ferait partie de ces droits sociaux. La revendication de droits sociaux renvoie à l'idée que l'Etat devrait intervenir afin de garantir la satisfaction de besoins considérés comme essentiels. Cette mission s'écarte des fonctions traditionnellement dévolues à l'Etat que l'on nomme "régaliennes" (du lat. regalis : "royal"), à savoir la monnaie, la police, la justice et la défense, mais elle peut tout à fait se concevoir en tant que projet politique. La question qu'elle pose est de savoir quel rôle doit précisément jouer l'Etat dans cette prise en compte du bonheur.
B/ Le droit au bonheur est-il opposable ?
La manière dont l'Etat peut intervenir pour garantir un droit au bonheur est de deux sortes : il peut simplement affirmer que chacun a droit au bonheur, sans offrir toutefois de contrepartie réelle, c'est-à-dire sans qu'il n'en ressorte une quelconque obligation de sa part à assurer effectivement le bonheur des citoyens. Ainsi, la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (reconnue dans le bloc de constitutionnalité de la Ve République française) fait du "bonheur de tous" l'un des objectifs des institutions et, notamment, de l'Etat. C'est également le cas de la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis d'Amérique de 1776 dans laquelle la recherche du bonheur ("the pursuit of Happiness") fait partie intégrante des droits inaliénables de l'homme. Cependant, il peut aussi être décidé que ce droit puisse fonctionner comme un droit opposable, c'est-à-dire que l'Etat soit contraint, comme c'est le cas pour le droit opposable au logement, d'intervenir directement pour garantir l'effectivité du bonheur des citoyens. La principale conséquence de cette opposabilité serait donc d'obliger l'Etat à intervenir afin que le bonheur devienne une réalité.
C/ La recherche du bonheur ou bonheur concret ?
Certes, le bonheur constitue une dimension essentielle de l'association politique. Dans La Politique, Aristote définit la cité comme "une association d’êtres égaux, recherchant en commun une existence heureuse et facile" (III, 7). Or, il est intéressant de noter que le bonheur ici, comme dans la Déclaration d'Indépendance américaine, n'est pas défini dans son contenu, mais fait l'objet d'une recherche. Le droit au bonheur n'est pas à comprendre comme la nécessité d'être heureux, mais comme la garantie de pouvoir rechercher son bonheur, ce qui n'est pas la même chose. Si c'était l'inverse, il faudrait donner au bonheur un contenu spécifique et l'Etat aurait alors la tâche de le réaliser. Cette idée se trouve chez un philosophe tel que Marx qui, dans sa Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel, remarque que la religion, est une véritable "vallée de larmes", qu'elle n'est rien d'autre que l'"expression de la misère réelle", c'est-à-dire un moyen d'endormir les classes laborieuses (la religion est "l'opium du peuple") afin qu'elles acceptent le déséquilibre de la répartition des richesses. Pour cette raison, Marx préconise la suppression de la religion : "le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple". De fait, les régimes communistes de l'ex-URSS et de la Chine ont cherché à réaliser le bonheur in concretto, parfois aux détriments des libertés individuelles dont la liberté de croyance et au nom d'une certaine conception du bonheur.
B/ Le droit au bonheur est-il opposable ?
La manière dont l'Etat peut intervenir pour garantir un droit au bonheur est de deux sortes : il peut simplement affirmer que chacun a droit au bonheur, sans offrir toutefois de contrepartie réelle, c'est-à-dire sans qu'il n'en ressorte une quelconque obligation de sa part à assurer effectivement le bonheur des citoyens. Ainsi, la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (reconnue dans le bloc de constitutionnalité de la Ve République française) fait du "bonheur de tous" l'un des objectifs des institutions et, notamment, de l'Etat. C'est également le cas de la Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis d'Amérique de 1776 dans laquelle la recherche du bonheur ("the pursuit of Happiness") fait partie intégrante des droits inaliénables de l'homme. Cependant, il peut aussi être décidé que ce droit puisse fonctionner comme un droit opposable, c'est-à-dire que l'Etat soit contraint, comme c'est le cas pour le droit opposable au logement, d'intervenir directement pour garantir l'effectivité du bonheur des citoyens. La principale conséquence de cette opposabilité serait donc d'obliger l'Etat à intervenir afin que le bonheur devienne une réalité.
C/ La recherche du bonheur ou bonheur concret ?
Certes, le bonheur constitue une dimension essentielle de l'association politique. Dans La Politique, Aristote définit la cité comme "une association d’êtres égaux, recherchant en commun une existence heureuse et facile" (III, 7). Or, il est intéressant de noter que le bonheur ici, comme dans la Déclaration d'Indépendance américaine, n'est pas défini dans son contenu, mais fait l'objet d'une recherche. Le droit au bonheur n'est pas à comprendre comme la nécessité d'être heureux, mais comme la garantie de pouvoir rechercher son bonheur, ce qui n'est pas la même chose. Si c'était l'inverse, il faudrait donner au bonheur un contenu spécifique et l'Etat aurait alors la tâche de le réaliser. Cette idée se trouve chez un philosophe tel que Marx qui, dans sa Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel, remarque que la religion, est une véritable "vallée de larmes", qu'elle n'est rien d'autre que l'"expression de la misère réelle", c'est-à-dire un moyen d'endormir les classes laborieuses (la religion est "l'opium du peuple") afin qu'elles acceptent le déséquilibre de la répartition des richesses. Pour cette raison, Marx préconise la suppression de la religion : "le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple". De fait, les régimes communistes de l'ex-URSS et de la Chine ont cherché à réaliser le bonheur in concretto, parfois aux détriments des libertés individuelles dont la liberté de croyance et au nom d'une certaine conception du bonheur.
[Transition 1]
Si un droit au bonheur existe, il fait alors partie des droits sociaux, c'est-à-dire de ces droits qui cherchent à élargir la notion de droit aux conditions matérielles de l'existence qui rendent le bonheur possible. Le rôle de l'Etat peut consister à simplement garantir la recherche du bonheur ou bien d'intervenir concrètement pour réaliser ce droit. Dans ce dernier cas, il risque d'entrer en conflit avec les droits politiques que sont notamment la liberté de croyance. Est-ce à dire qu'il faudrait se méfier d'un droit au bonheur qui se traduirait par une intervention directe de l'Etat dans la vie des citoyens ?
II/ Quel bonheur peut-il constituer un droit ?
A/ Le bonheur : un idéal de l'imagination
Si l'on veut faire du bonheur un droit qui ne soit pas simplement une déclaration, il est nécessaire de préciser en quoi il consiste. Or, en la matière, il semble que chacun trouve son bonheur dans des activités différentes. L'artiste trouve le bonheur dans ce qu'il crée, le sportif dans les défis physiques qu'il relève, le philosophe dans la lecture des textes de philosophie, etc. Le bonheur semble donc une notion à la fois personnelle et subjective. L'idée auquel il correspond nécessite une forme d'absolu qui réunisse une expérience présente et futur, ce dont par définition, on ne peut être assuré d'un simple point de vue rationnel. C'est pourquoi, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant précise que "le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination", ce qui signifie que, si tout homme désire être heureux, le concept de bonheur est lui, indéterminé, c'est-à-dire que personne ne peut dire à quoi il correspond précisément. Par conséquent, le bonheur ne peut commander aucune action particulière et c'est pourquoi, un éventuel droit au bonheur serait difficilement définissable dans son contenu. La solution est donc de prévoir un droit au bonheur qui reste "ouvert", c'est-à-dire qui laisse la possibilité à chaque individu de trouver et de réaliser ce qui fait son propre bonheur.
B/ Le risque d'un despotisme doux
Mais imaginons que chaque individu dispose d'un droit au bonheur qui garantirait la possibilité à chacun de faire ce qu'il aime, du moment que celui-ci n'enfreigne pas la loi, ne risque-t-on pas alors d'assister à un repli sur soi des individus ? C'est en tout cas l'une des conséquences pernicieuses que relève Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (II, 4, 6) lorsqu'il s'inquiète du développement d'un "despotisme doux". Constatant qu'en démocratie, les progrès de l'individualisme dans une société d'égaux conduisent chacun à "se procurer de petits et vulgaires plaisirs" à l'écart des autres et donc à délaisser la choses publique pour finir par s'isoler et s'ignorer mutuellement, Tocqueville craint de voir émerger une nouvelle forme de despotisme où l'Etat se substitue à la société civile pour définir les buts ultimes de l'association politique. Il définit lui-même ce qu'est le bien à atteindre et finit par se charger "seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort". Il se comporte comme un père pour ses enfants, sauf qu'au lieu de leur apprendre à s'émanciper, il les infantilise afin de les maintenir sous son emprise. Bien que ce pouvoir se montrerait à la fois "prévoyant" et "doux", il n'en serait pas moins redoutable, car "absolu, détaillé, régulier" et pourrait même aller jusqu'à "leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre". Par conséquent, un droit au bonheur ne peut pas se limiter à laisser chacun faire ce qu'il aime, il ne peut se passer d'une forme de discussion sur ce qu'est le bonheur de la communauté politique et quel est le meilleur moyen d'y parvenir.
[Transition 2]
Le bonheur peut être perçu comme la fin du politique dans la mesure où les hommes s'associent afin d'améliorer leurs conditions de vie, mais alors quel contenu lui donner ? Il semble que la solution consistant à laisser chacun faire ce qui lui plaît, dans des sociétés démocratiques marquées par l'individualisme et l'égalité, risque de conduire à un repli sur soi et à une forme de despotisme. Pour cette raison, s'il y avait un droit au bonheur, étant donné sa dimension nécessairement politique, celui-ci devrait être aussi défini comme ce qui est utile à la collectivité. D'où peut-être la nécessité d'attacher à un éventuel droit au bonheur des contreparties que le citoyen contracteraient vis-à-vis de la collectivité.
III/ Les conditions de la reconnaissance d'un droit au bonheur
A/ Respecter le bonheur d'autrui
Avoir un droit au bonheur en tant que citoyen, c'est aussi respecter et reconnaître un droit au bonheur à autrui. Or, compte tenu du fait que le bonheur est un idéal de l'imagination et non de la raison, cela suppose une certaine tolérance par rapport à ce qui est susceptible de procurer un bonheur individuel à chacun. Cela signifie qu'un droit au bonheur qui imposerait, par exemple, un certain contenu à ce que devraient être les croyances individuelles serait une contradiction dans les termes. On ne peut pas forcer quelqu'un à être heureux et il est impossible de faire son bonheur malgré lui. C'est pourquoi il vaut mieux défendre un droit à la recherche au bonheur plutôt qu'un droit au bonheur. L'inclusion de cette notion de "recherche" implique une nécessaire tolérance, par exemple, en matière religieuse. Dans Qu'est-ce que les Lumières, Kant loue à cet égard le comportement de Frédéric II de Prusse, lequel "regarde comme un devoir de ne rien prescrire aux hommes dans les choses de religion, mais de leur laisser à cet égard une pleine liberté". Kant juge un tel comportement éclairé car il n'infantilise pas les hommes en leur montrant ce qu'il faut croire. Les hommes exercent ainsi par eux-mêmes leur jugement et travaillent de cette manière à sortir de leur état de minorité. Il revient à chacun de décider ce qui fera son bonheur ou non.
B/ Participer à la vie de la cité
Cependant, un éventuel droit au bonheur doit également faire de la participation des citoyens à la vie publique une condition préalable de sa garantie. Quel sens aurait en effet la vie dans une société qui ne promouvrait que le bonheur individuel et la jouissance privée ? Le risque est grand de voir une telle société dériver dans une forme de despotisme où les citoyens se retrouveraient dépossédés du choix des grandes orientations de leur collectivité. Dans La Politique (I, 2), Aristote souligne que "l'homme est un animal politique", ce qui veut dire qu'il est le seul animal qui vit dans une polis, une cité, c'est-à-dire en société. Selon Aristote, l'homme est sociable plus que n'importe quel animal car il est le seul à disposer d'un langage lui permettant de discuter des valeurs, de ce qui est bien ou mal et, par conséquent, il s'associe en vue de rechercher ce bien. Pour cette raison, la vie en société est le genre de vie qui lui correspond le mieux, d'où cette idée aristotélicienne que l'homme hors cité serait soit un être dégradé, soit un dieu. Parmi le genre de société qu'il valorise, Aristote retient plus particulièrement la démocratie, car en démocratie, les citoyens ont la possibilité de débattre entre égaux. Par ailleurs, l'homme heureux est, pour lui, celui qui accomplit le mieux la fonction humaine, qui est de cultiver sa raison, et cultiver sa raison, c'est justement ce que l'on fait lorsqu'on débat du bien et du mal et de la manière de mener la société vers davantage de bonheur.
C/ La reconnaissance d'un droit naturel
Entre l'indispensable tolérance du bonheur particulier de chacun et la nécessaire participation à la décision de ce que doit être le bien commun poursuivi par la collectivité, le droit au bonheur peut apparaître comme un moyen d'équilibrer les tendances à l'insociabilité de l'homme. Dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant remarque que l'homme est déchiré entre d'un côté, "une tendance à s'associer" et de l'autre, "un grand penchant à se séparer". Ainsi, si "l'homme veut la concorde", "la nature veut la discorde". Cette distinction en recoupe une autre, celle entre les droits naturels, catégorie de droits que tous les humains sont supposés posséder à l'état de nature, et le droit positif qui édicte les règles juridiques en vigueur telles qu'elles sont effectivement garanties. Or, Kant observe que sans cette tendance naturelle à l'égoïsme : "les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l'humanité à l'état de simples potentialités". Cela signifie qu'il y a tout intérêt pour un droit positif de reconnaître un droit naturel au bonheur, entendu comme la possibilité de chacun de rechercher son bonheur individuel si une communauté politique veut que ses membres développent pleinement leurs facultés. Cependant, pour éviter que le bonheur individuel soit la seule finalité de l'association politique, il faut symétriquement reconnaître une forme de devoir de participation à la chose publique. Ainsi pensé, le droit au bonheur compris comme droit naturel acquiert une fonction critique du droit positif : la volonté de concorde ne peut pas se faire au détriment du bonheur individuel et la promotion du droit individuel au bonheur ne doit pas empêcher le bonheur collectif d'être une finalité de la vie politique.
II/ Quel bonheur peut-il constituer un droit ?
A/ Le bonheur : un idéal de l'imagination
Si l'on veut faire du bonheur un droit qui ne soit pas simplement une déclaration, il est nécessaire de préciser en quoi il consiste. Or, en la matière, il semble que chacun trouve son bonheur dans des activités différentes. L'artiste trouve le bonheur dans ce qu'il crée, le sportif dans les défis physiques qu'il relève, le philosophe dans la lecture des textes de philosophie, etc. Le bonheur semble donc une notion à la fois personnelle et subjective. L'idée auquel il correspond nécessite une forme d'absolu qui réunisse une expérience présente et futur, ce dont par définition, on ne peut être assuré d'un simple point de vue rationnel. C'est pourquoi, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant précise que "le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination", ce qui signifie que, si tout homme désire être heureux, le concept de bonheur est lui, indéterminé, c'est-à-dire que personne ne peut dire à quoi il correspond précisément. Par conséquent, le bonheur ne peut commander aucune action particulière et c'est pourquoi, un éventuel droit au bonheur serait difficilement définissable dans son contenu. La solution est donc de prévoir un droit au bonheur qui reste "ouvert", c'est-à-dire qui laisse la possibilité à chaque individu de trouver et de réaliser ce qui fait son propre bonheur.
B/ Le risque d'un despotisme doux
Mais imaginons que chaque individu dispose d'un droit au bonheur qui garantirait la possibilité à chacun de faire ce qu'il aime, du moment que celui-ci n'enfreigne pas la loi, ne risque-t-on pas alors d'assister à un repli sur soi des individus ? C'est en tout cas l'une des conséquences pernicieuses que relève Tocqueville dans De la démocratie en Amérique (II, 4, 6) lorsqu'il s'inquiète du développement d'un "despotisme doux". Constatant qu'en démocratie, les progrès de l'individualisme dans une société d'égaux conduisent chacun à "se procurer de petits et vulgaires plaisirs" à l'écart des autres et donc à délaisser la choses publique pour finir par s'isoler et s'ignorer mutuellement, Tocqueville craint de voir émerger une nouvelle forme de despotisme où l'Etat se substitue à la société civile pour définir les buts ultimes de l'association politique. Il définit lui-même ce qu'est le bien à atteindre et finit par se charger "seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort". Il se comporte comme un père pour ses enfants, sauf qu'au lieu de leur apprendre à s'émanciper, il les infantilise afin de les maintenir sous son emprise. Bien que ce pouvoir se montrerait à la fois "prévoyant" et "doux", il n'en serait pas moins redoutable, car "absolu, détaillé, régulier" et pourrait même aller jusqu'à "leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre". Par conséquent, un droit au bonheur ne peut pas se limiter à laisser chacun faire ce qu'il aime, il ne peut se passer d'une forme de discussion sur ce qu'est le bonheur de la communauté politique et quel est le meilleur moyen d'y parvenir.
C/ Le bonheur comme notion collective
Si le bonheur est compris comme quelque chose de purement individuel, comme une sorte de plaisir intense et, quelque part aussi d'égoïste, nous pourrions passer à côté de ce qu'est vraiment le bonheur dans sa forme politique. Or, il semble qu'un droit au bonheur concerne à la fois cette dimension de pouvoir faire ce qu'on aime le plus faire et aussi de se rendre utile à la collectivité dans laquelle l'on vit. John Stuart Mill a particulièrement insisté sur cette dernière dimension du bonheur. Dans L'Utilitarisme, il explique que sa doctrine morale considère comme un bien tout comportement qui est utile au bonheur collectif. Bien sûr, il se doute bien que l'égoïsme peut empêcher les individus de préférer le bonheur collectif au bonheur individuel, c'est pourquoi il préconise deux moyens d'action. Le premier consiste à faire des lois qui tendent à harmoniser les intérêts individuels avec l'intérêt collectif. On pourrait citer en exemple la mise en place de lois qui augmentent le prix du paquet de cigarettes de façon à faire prendre conscience aux fumeurs que ce comportement a un coût social lié à sa prise en charge médicale et ainsi les inciter à diminuer leur consommation de tabac. Le second est d'agir directement sur les esprits au moyen de l'éducation et de l'opinion de manière à ce que chacun finisse par identifier le bonheur individuel au bonheur collectif et que cette identification se produise comme "une impulsion directe", c'est-à-dire devienne une habitude et en quelque sorte une seconde nature. Pour Mill, le bonheur collectif n'est pas une notion innée, il doit faire l'objet d'un apprentissage. Faut-il en déduire qu'un droit au bonheur doit s'accompagner d'une certaine forme d'éducation dont le but serait de faire prendre conscience de ses devoirs envers autrui ?
[Transition 2]
Le bonheur peut être perçu comme la fin du politique dans la mesure où les hommes s'associent afin d'améliorer leurs conditions de vie, mais alors quel contenu lui donner ? Il semble que la solution consistant à laisser chacun faire ce qui lui plaît, dans des sociétés démocratiques marquées par l'individualisme et l'égalité, risque de conduire à un repli sur soi et à une forme de despotisme. Pour cette raison, s'il y avait un droit au bonheur, étant donné sa dimension nécessairement politique, celui-ci devrait être aussi défini comme ce qui est utile à la collectivité. D'où peut-être la nécessité d'attacher à un éventuel droit au bonheur des contreparties que le citoyen contracteraient vis-à-vis de la collectivité.
III/ Les conditions de la reconnaissance d'un droit au bonheur
A/ Respecter le bonheur d'autrui
Avoir un droit au bonheur en tant que citoyen, c'est aussi respecter et reconnaître un droit au bonheur à autrui. Or, compte tenu du fait que le bonheur est un idéal de l'imagination et non de la raison, cela suppose une certaine tolérance par rapport à ce qui est susceptible de procurer un bonheur individuel à chacun. Cela signifie qu'un droit au bonheur qui imposerait, par exemple, un certain contenu à ce que devraient être les croyances individuelles serait une contradiction dans les termes. On ne peut pas forcer quelqu'un à être heureux et il est impossible de faire son bonheur malgré lui. C'est pourquoi il vaut mieux défendre un droit à la recherche au bonheur plutôt qu'un droit au bonheur. L'inclusion de cette notion de "recherche" implique une nécessaire tolérance, par exemple, en matière religieuse. Dans Qu'est-ce que les Lumières, Kant loue à cet égard le comportement de Frédéric II de Prusse, lequel "regarde comme un devoir de ne rien prescrire aux hommes dans les choses de religion, mais de leur laisser à cet égard une pleine liberté". Kant juge un tel comportement éclairé car il n'infantilise pas les hommes en leur montrant ce qu'il faut croire. Les hommes exercent ainsi par eux-mêmes leur jugement et travaillent de cette manière à sortir de leur état de minorité. Il revient à chacun de décider ce qui fera son bonheur ou non.
B/ Participer à la vie de la cité
Cependant, un éventuel droit au bonheur doit également faire de la participation des citoyens à la vie publique une condition préalable de sa garantie. Quel sens aurait en effet la vie dans une société qui ne promouvrait que le bonheur individuel et la jouissance privée ? Le risque est grand de voir une telle société dériver dans une forme de despotisme où les citoyens se retrouveraient dépossédés du choix des grandes orientations de leur collectivité. Dans La Politique (I, 2), Aristote souligne que "l'homme est un animal politique", ce qui veut dire qu'il est le seul animal qui vit dans une polis, une cité, c'est-à-dire en société. Selon Aristote, l'homme est sociable plus que n'importe quel animal car il est le seul à disposer d'un langage lui permettant de discuter des valeurs, de ce qui est bien ou mal et, par conséquent, il s'associe en vue de rechercher ce bien. Pour cette raison, la vie en société est le genre de vie qui lui correspond le mieux, d'où cette idée aristotélicienne que l'homme hors cité serait soit un être dégradé, soit un dieu. Parmi le genre de société qu'il valorise, Aristote retient plus particulièrement la démocratie, car en démocratie, les citoyens ont la possibilité de débattre entre égaux. Par ailleurs, l'homme heureux est, pour lui, celui qui accomplit le mieux la fonction humaine, qui est de cultiver sa raison, et cultiver sa raison, c'est justement ce que l'on fait lorsqu'on débat du bien et du mal et de la manière de mener la société vers davantage de bonheur.
C/ La reconnaissance d'un droit naturel
Entre l'indispensable tolérance du bonheur particulier de chacun et la nécessaire participation à la décision de ce que doit être le bien commun poursuivi par la collectivité, le droit au bonheur peut apparaître comme un moyen d'équilibrer les tendances à l'insociabilité de l'homme. Dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant remarque que l'homme est déchiré entre d'un côté, "une tendance à s'associer" et de l'autre, "un grand penchant à se séparer". Ainsi, si "l'homme veut la concorde", "la nature veut la discorde". Cette distinction en recoupe une autre, celle entre les droits naturels, catégorie de droits que tous les humains sont supposés posséder à l'état de nature, et le droit positif qui édicte les règles juridiques en vigueur telles qu'elles sont effectivement garanties. Or, Kant observe que sans cette tendance naturelle à l'égoïsme : "les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l'humanité à l'état de simples potentialités". Cela signifie qu'il y a tout intérêt pour un droit positif de reconnaître un droit naturel au bonheur, entendu comme la possibilité de chacun de rechercher son bonheur individuel si une communauté politique veut que ses membres développent pleinement leurs facultés. Cependant, pour éviter que le bonheur individuel soit la seule finalité de l'association politique, il faut symétriquement reconnaître une forme de devoir de participation à la chose publique. Ainsi pensé, le droit au bonheur compris comme droit naturel acquiert une fonction critique du droit positif : la volonté de concorde ne peut pas se faire au détriment du bonheur individuel et la promotion du droit individuel au bonheur ne doit pas empêcher le bonheur collectif d'être une finalité de la vie politique.
Conclusion
Le droit au bonheur qui se présente comme une revendication de l'intervention de l'Etat pour garantir de meilleures conditions matérielles d'existence s'inscrit dans le sillage du développement des droits sociaux prolongeant les droits politiques tels que la liberté de conscience ou la liberté religieuse. Mais cette revendication n'est pas sans risques : l'immixtion toujours plus poussée de l'Etat dans la vie de ses citoyens peut aboutir à une forme de despotisme empêchant l'homme de développer ses capacités, qu'on lui impose une vision du bonheur à laquelle il doit se conformer ou bien qu'il abandonne la sphère publique au profit de sa jouissance privée. Or dans ces deux cas le bonheur n'est plus un droit : un bonheur imposé par l'Etat n'est plus le bonheur conçu comme droit naturel ; un bonheur individuel et égoïste ne correspond pas non plus au bonheur collectif qui justifie l'existence d'une communauté politique et l'établissement d'un droit positif. Par conséquent, il ne peut exister un droit au bonheur que s'il est admis que ce bonheur est indéterminé (il est fondamentalement une recherche) et pas seulement individuel (le bonheur ne devient un droit que s'il est conçu comme une notion politique et donc collective). Ainsi pensé, le droit au bonheur fonctionne comme un droit naturel qui peut servir éventuellement de principe critique à un droit positif qui ne prendrait pas assez en considération les aspirations individuelles au bonheur des citoyens ou qui sous-estimerait l'importance de la recherche d'un bonheur collectif pour toute communauté politique digne de ce nom.
Le droit au bonheur qui se présente comme une revendication de l'intervention de l'Etat pour garantir de meilleures conditions matérielles d'existence s'inscrit dans le sillage du développement des droits sociaux prolongeant les droits politiques tels que la liberté de conscience ou la liberté religieuse. Mais cette revendication n'est pas sans risques : l'immixtion toujours plus poussée de l'Etat dans la vie de ses citoyens peut aboutir à une forme de despotisme empêchant l'homme de développer ses capacités, qu'on lui impose une vision du bonheur à laquelle il doit se conformer ou bien qu'il abandonne la sphère publique au profit de sa jouissance privée. Or dans ces deux cas le bonheur n'est plus un droit : un bonheur imposé par l'Etat n'est plus le bonheur conçu comme droit naturel ; un bonheur individuel et égoïste ne correspond pas non plus au bonheur collectif qui justifie l'existence d'une communauté politique et l'établissement d'un droit positif. Par conséquent, il ne peut exister un droit au bonheur que s'il est admis que ce bonheur est indéterminé (il est fondamentalement une recherche) et pas seulement individuel (le bonheur ne devient un droit que s'il est conçu comme une notion politique et donc collective). Ainsi pensé, le droit au bonheur fonctionne comme un droit naturel qui peut servir éventuellement de principe critique à un droit positif qui ne prendrait pas assez en considération les aspirations individuelles au bonheur des citoyens ou qui sous-estimerait l'importance de la recherche d'un bonheur collectif pour toute communauté politique digne de ce nom.
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