L'Antéchrist (1895) est un ouvrage inachevé de Friedrich Nietzsche (1844-1900) qui se présente comme un essai de critique du christianisme. Contrairement à ce que pourrait laisser penser son titre, il vise moins le Christ lui-même que la doctrine morale associée à la religion chrétienne. Nietzsche considère cette morale - qu'il étend au-delà même du christianisme jusqu'à Socrate et au platonisme - comme foncièrement négatrice de la vie, valorisant la pitié ainsi qu'une vision du bien et du mal qui culpabilise la force au profit de la faiblesse.
Le texte ci-dessous est extrait du § 2. Dans le premier paragraphe, Nietzsche constate que l'homme moderne est malheureux car il ne sait plus vers quel horizon se tourner. Or lui a découvert le bonheur ce qui lui a permis de sortir de cette modernité qui le rendait malade parce qu'elle défendait une paix avariée et une largeur de cœur qui pardonne tout en comprenant tout. Désormais, il se tient "le plus loin possible du bonheur des débiles", c'est-à-dire de "la résignation" car il sait vers quel but diriger son audace, sa "soif d'éclairs et d'exploits", la formule de son bonheur consistant justement à tracer un chemin en "ligne droite". Le § 2 s'inscrit dans le même style à la fois direct et provocateur. Il s'ouvre sur une série de questions et de réponses simples, qui sont suivies de trois affirmations sur ce que n'est pas le bonheur et s'achève sur deux énoncés portant sur le devoir et la vertu.
Si l'on s'en tenait aux termes clés employés par Nietzsche (bien, mal, bonheur, devoir, vertu), on pourrait lire une esquisse de sa "morale". Sauf que Nietzsche, précisément, ne porte pas la morale dans son cœur. Il commence d'ailleurs non pas par énoncer ce qu'est le bien et le mal comme le ferait la morale traditionnelle, mais le bon et le mauvais qui permettent d'envisager la vie d'un autre point de vue que le point de vue moral. Est bon "tout ce qui élève en l'homme le sentiment de la puissance, la volonté de puissance, la puissance même". Il valorise ainsi l'élévation et la puissance, deux éléments qui font partie intégrante de son concept de "volonté de puissance" qui désigne un processus intérieur d'augmentation de la force vitale. Inversement, est mauvais "tout ce qui provient de la faiblesse", le contraire de la force.
Pour Nietzsche, la morale chrétienne conduit à inverser les valeurs initiales de la vie en faisant de la force un mal et de la faiblesse un bien. Son projet de renversement des valeurs vise à retrouver les valeurs initiales qui envisageait la vie et son énergie débordante positivement. De ce renversement, découle une nouvelle conception du bonheur que Nietzsche définit comme "le sentiment que la force croît, - qu'une résistance est surmontée". On comprend ainsi que la force dont il fait l'éloge est essentiellement un sentiment et pas une domination effective sur autrui. Il s'agit plutôt d'une certaine disposition par rapport à la vie elle-même, d'une croyance en sa capacité à se dépasser, à surmonter un obstacle intérieur.
D'ordinaire, c'est-à-dire dans la morale traditionnelle que Nietzsche entend dépasser, le bonheur consiste en "la satisfaction" mesurée des désirs, "la paix" de l'âme ou l'exercice de "la vertu". Or Nietzsche prend complètement à rebours cette définition en mettant l'accent sur trois contraires respectifs : "l'augmentation de la puissance", "la guerre" à comprendre comme l'acceptation de la nature conflictuelle de l'existence et "l'étoffe" c'est-à-dire le potentiel de capacité, ce que Nietzsche nomme également le courage (la virtù au sens machiavélien) mais sans "moraline", terme forgé par lui. La moraline désigne cette morale-toxine qui empoisonne la vie en faisant en sorte que l'homme se préoccupe de l'apparence morale de son comportement, ce qui finit par ressembler à de l'hypocrisie. Nietzsche souhaite au contraire une force à la fois fière et consciente d'elle-même, qui ne se renie pas dans les faux-semblants de la modestie.
Cette nouvelle conception du bonheur aboutit à une "philanthropie" que Nietzsche résume de manière provocante : "les faibles et les ratés doivent périr". Non seulement il préconise leur mort, mais il ajoute : "on doit même encore les y aider". Evidemment, il n'y a rien ici qui ressemble à de la "philanthropie", à un amour de l'humanité. Cependant, ce serait une erreur de s'arrêter au sens littéral de cet appel au meurtre. Il s'agit plutôt de prendre à revers le message chrétien tel que "heureux les affligés, car ils seront consolés" (Mt, 5:3) pour en montrer toute l'absurdité. Nietzsche préconise surtout de s'affranchir des bons sentiments, son but est donc moins de tuer les faibles et les ratés (notions relatives puisque nous traversons tous des moments de faiblesse et que nous sommes toujours le raté de quelqu'un d'autre) que de parvenir à une disposition d'esprit qui permette de s'affirmer et de se sentir plus fort.
Le § 2 s'achève sur le christianisme considéré comme plus nuisible que n'importe quel vice et défini comme "la pitié en acte pour tous les ratés et les faibles". La doctrine morale chrétienne est rabattue sur ce qu'elle prétend combattre : les vices au nom de la vertu. Mais cette prétendue vertu chrétienne s'avère en réalité plus nocive que les vices car elle sert à promouvoir tout ce qui est faible ou raté, encourageant donc un type de comportement contraire aux instincts de conservation d'une vie forte et sûre d'elle-même. Par conséquent, l'humanité se retrouve corrompue par une religion de la pitié qui affiche ostensiblement son hostilité face à la vie conçue comme puissance débordante, ce qui pour Nietzsche est la forme même de la décadence et le signe d'un déclin.
Texte
"Qu’est-ce qui est bon ? – Tout ce qui élève en l’homme le sentiment de la puissance, la volonté de puissance, la puissance même.
Qu’est-ce qui est mauvais ? – Tout ce qui provient de la faiblesse.
Qu’est-ce que le bonheur ? – Le sentiment que la force croît, – qu’une résistance est surmontée.
Non pas la satisfaction, mais davantage de puissance ; non pas la paix en elle-même, mais la guerre ; non pas la vertu, mais l’étoffe (vertu dans le style de la Renaissance, la virtù, la vertu exempte de moraline).
Les faibles et les ratés doivent périr : premier principe de notre philanthropie. Et on doit même encore les y aider.
Qu’est-ce qui est plus nuisible qu’un vice quel qu’il soit ? – La pitié en acte pour tous les ratés et les faibles – le christianisme…"
- Friedrich Nietzsche, L'Antéchrist, § 2, trad. E. Blondel, in Oeuvres, Flammarion, coll. "Mille & une pages".
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