samedi 9 avril 2016

"Je pense, donc je suis"

Commentaire


Ecrit en français et non en latin comme c'était souvent le cas à l'époque, le Discours de la méthode (1637) constitue à l'origine une préface à trois textes de Descartes intitulés la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. A destination de tout individu doté de bon sens et pas seulement d'un public d'érudits, ce Discours se veut une présentation accessible de sa méthode pour découvrir le vrai. 

Dans le texte ci-dessous, Descartes revient sur les circonstances de la découverte du cogito, premier principe de sa philosophie. Le passage se trouve au début de la quatrième partie du Discours. Dans la première, il a fait quelques considérations sur les sciences, notamment sur le bon sens, "chose du monde la mieux partagée". Puis, il a évoqué les quatre règles de sa méthode (II) et les quatre maximes de sa morale provisoire (III). Il en vient à ses découvertes métaphysiques.

Descartes prend quelques précautions avant de les évoquer : "elles ne seront peut-être pas du goût de tout le monde". La métaphysique consiste en une recherche rationnelle ayant pour objet la connaissance de l'être, les causes de l'univers et les principes de la connaissance. Elles se caractérisent par un certain degré d'abstraction qui peut être rebutant. Néanmoins, ces principes métaphysiques conditionnent la vérité de tout le reste, c'est pourquoi Descartes précise qu'il ne peut en faire l'économie. 

En ce qui concerne les moeurs, il vaut mieux suivre les opinions reçues comme vraies, c'est la raison pour laquelle il a établi dans la troisième partie une morale provisoire, c'est-à-dire une morale pour laquelle le critère de la vérité n'est pas essentiel et qui se fonde sur les usages. En revanche, pour ce qui concerne "la recherche de la vérité", il faut rejeter tout ce qui peut être sujet au doute. C'est ici que Descartes fait preuve d'originalité par rapport à son époque où les Anciens font figure d'autorité : il ne se fit qu'à lui même et à sa propre raison. 

Dans son entreprise de doute radical, Descartes rejette ainsi :
  • les évidences sensibles : tout ce que lui apporte le témoignage des sens ;
  • les certitudes rationnelles : toute les raisons considérées comme des démonstrations (c'est-à-dire qui n'ont pas fait l'objet d'un nouvel examen selon sa méthode) ;
  • la distinction veille/rêve : toutes les pensées que nous avons lorsque nous sommes éveillés puisque celles-ci nous viennent aussi quand nous dormons. 
Toutefois, il s'aperçoit que pendant qu'il doute de tout, il continue de penser et donc qu'il est. Il s'agit en effet d'une évidence logique : pour penser, il faut nécessairement être. Descartes tient le fondement ferme qu'il cherchait : cette évidence de l'existence de celui qui pense va mettre un terme au doute. Pour cette raison, le doute cartésien se distingue du doute sceptique car si les sceptiques recourent également au doute radical, ils ne cessent pas de douter, ils préfèrent suspendre leur jugement. Descartes rétablit le jugement à partir du cogito car ce dernier est une garantie de la certitude des sciences. 

Avec son "je pense, donc je suis" (cogito ergo sum en latin), Descartes tient une première vérité indubitable : moi, sujet pensant, si je doute, je sais que j'existe. Il peut donc recevoir ce principe comme "premier principe de la philosophie". "Je pense" implique un "je suis", ils se confondent, suggérant ainsi la possibilité d'une transparence du sujet à lui-même. La conscience qui accompagne le doute, la pensée, nous livre en même temps l'évidence de notre existence.

Descartes poursuit et détermine ce qu'il est. Comme il peut feindre de n'avoir pas de corps, il continue de douter de l'existence de celui-ci. Cependant, ne pouvant feindre de ne pas penser, il en déduit qu'il est "une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser" et que celle-ci est indépendante de toute "chose matérielle". Il conclut que l'âme, principe par lequel il est ce qu'il est, est "entièrement distincte du corps" et qu'elle est même "plus aisée à connaître que lui". Cela signifie que le sujet est capable de saisir ce qu'il est par la conscience. Chez Descartes, le sujet humain est souverain : il est à la fois maître de ses pensées et garant de la connaissance. 

Texte

"Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’ai faites  ; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu’on puisse juger si les fondements que j’ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d’en parler. 

J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, mais, pource qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. Et pource qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir, autant qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes.

Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité  : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.

Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point, et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais, au lieu que, si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été, je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle ; en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne laisserait pas d'être tout ce qu'elle est."

- René Descartes, Discours de la méthode (1637), IV, in Oeuvres et Lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1953, p. 147-148.

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