dimanche 10 avril 2016

"Toute conscience est conscience de quelque chose"

Commentaire

Les Méditations cartésiennes s'offrent comme une Introduction à la phénoménologie (sous-titre de l'ouvrage). Edmund Husserl (1859-1938) présente les concepts fondamentaux de sa philosophie qui porte sur la façon dont les objets apparaissent à la conscience (phénoménologie vient du grec phainomenon : "ce qui apparaît"). Ces Méditations sont issues de conférences prononcées à la Sorbonne en 1929. 

Le titre de l'ouvrage rappelle celui de Descartes intitulé Méditations métaphysiques. Husserl s'inscrit en effet dans le sillage de Descartes en reprenant la démarche de pensée de ce dernier qui a permis de mettre au jour le cogito en tant que manifestation de la conscience considérée comme évidence indubitable. Husserl appelle cela l'apodicticité de l'ego, c'est-à-dire que le "je pense" (en latin ego cogito) apparaît comme une vérité nécessaire (ou apodictique). C'est pourquoi d'ailleurs il peut servir de principe à la philosophie.

A partir de là, Husserl distingue deux attitudes : 
  • l'attitude naturelle : le fait d'accorder sa croyance spontanée en l'existence du monde (c'est une attitude de la conscience commune, non philosophique) ;
  • l'attitude transcendantale : à travers l'épochè phénoménologique, c'est-à-dire la suspension de la croyance en l'existence du monde, elle consiste à retrouver l'intention première de la conscience.
Husserl explique en effet que "tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose" : la conscience vise toujours un contenu, telle table, telle maison, tel objet du monde. Cette particularité qu'a la conscience d'être toujours conscience de quelque chose est conceptualisée par Husserl sous le terme d'intentionnalité. L'intentionnalité est le fait que la conscience est en permanence porteuse d'une intention (du latin intentio : "action de tendre vers", la conscience est un mouvement vers quelque chose d'autre qu'elle même).

La conséquence de cette intentionnalité de la conscience est que la conscience ne peut ni se saisir elle-même, ni être son propre objet. C'est vrai lorsque je me focalise sur un objet en particulier (telle table, telle maison), mais c'est vrai aussi lorsque je cherche à me saisir en tant que conscience : je n'ai pas accès à la conscience pure, indépendante d'un état de conscience.

De même, l'objet visé par ma conscience "porte en lui-même, en tant que "visé"", un cogitatum (ce qui est pensé), c'est-à-dire que l'objet est toujours porteur d'un contenu relatif à ma conscience. Ce point de vue du sujet sur la chose va donc en orienter la perception : par exemple, la perception de la maison se rapporte toujours à "telle maison individuelle"

Husserl donne quatre autres exemples d'états de conscience qui sont aussi des états intentionnels (conscience et intentionnalité se confondent) : 
  • le souvenir de la maison : il se rapporte à la maison en tant que souvenir ;
  • l'image de la maison : elle se rapporte à la maison en tant qu'imagination ;
  • le jugement prédicatif : il consiste à ajouter un prédicat, à attribuer quelque chose à cette maison ; ce jugement se rapporte à la maison en tant que jugement prédicatif ;
  • le jugement de valeur : il se rapporte à la maison en tant que jugement de valeur.   
Par conséquent, l'"état intentionnel" renvoie à cette visée particulière de la conscience. Pour Husserl, la conscience est un rapport au monde, mais qui n'est pas figé. Ce rapport au monde est dynamique, c'est-à-dire porteur de sens. C'est en ce sens qu'il enrichit le cogito mis au jour par Descartes : il faut ajouter à ce cogito "un élément nouveau", il comporte quelque chose de ce qui est visé, ce qu'Husserl nomme le cogitatum

Texte

"La perception de cette table est, avant comme après, perception de cette table. Ainsi, tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l’attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l’attitude naturelle. 

Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l’ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout cogito ou encore tout état de conscience "vise" quelque chose, et qu’il porte en lui-même, en tant que "visé" (en tant qu’objet d’une intention), son cogitatum [ce qui est pensé] respectif

Chaque cogito, du reste, le fait à sa manière. La perception de la "maison" "vise" (se rapporte à) une maison - ou, plus exactement, telle maison individuelle - de la manière perceptive ; le souvenir de la maison "vise" la maison comme souvenir ; l’imagination, comme image ; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison "placée là devant moi" la vise de la façon propre au jugement prédicatif ; un jugement de valeur surajouté la viserait encore à sa manière, et ainsi de suite. 

Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même." 

- Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, "Deuxième Méditation", trad. G. Pfeiffer et E. Levinas, Vrin, 1947, p. 28.

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