mardi 26 avril 2016

"Sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile"

Commentaire

Dernier des dialogues de jeunesse ou début de ceux de la maturité, le Protagoras (ou Des Sophistes, vers 388 av. J.-C.) est un dialogue dont la place dans l'oeuvre de Platon (428-348) est incertaine. Son objet est de déterminer si la vertu peut faire l'objet d'un enseignement. Protagoras est un sophiste qui fait profession d'enseigner un art de la prudence permettant de diriger son foyer et sa cité. Socrate critique cette prétention car il est particulièrement difficile de parvenir à dire ce qu'est la vertu. 

Le texte ci-dessous constitue l'exposé du mythe de Prométhée que l'on trouve déjà chez Hésiode (Théogonie) et dont Platon s'inspire. Ce mythe explique pourquoi Prométhée déroba le feu aux dieux pour le donner aux hommes. Il est raconté par Protagoras et est destiné à répondre à Socrate qui a soulevé l'argument suivant : sur un sujet technique, seuls les spécialistes ont un avis, or dans le cas de la politique, n'importe qui se sent légitime à en avoir un. Le mythe permet à Protagoras de montrer que Zeus a donné à chaque homme la vertu civile pour contrebalancer la puissance que donne aux hommes la maîtrise du feu et des techniques.


Le mythe raconte qu'au moment de la création des différentes espèces, les dieux chargèrent Prométhée et Epiméthée de leur attribuer un certain nombre de qualités. Mais c'est Epiméthée qui s'occupa seul de la répartition : il attribua ainsi "aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force". L'idée qui préside à cette répartition est de donner à tous des "moyens de conservation" en appliquant un "procédé de compensation à tous les animaux". On retrouve ici l'idée de cosmos, c'est-à-dire d'un monde ordonné, harmonieux et équilibré, d'une création où chaque espèce dispose d'une capacité spécifique afin d'assurer à la fois sa survie et sa coexistence avec les autres espèces. Monde en grec se dit kosmos et signifie justement "bon ordre".

Cependant, comme l'indique l'étymologie de son nom, Epiméthée signifiant "celui qui réfléchit après coup" (et Prométhée "celui qui réfléchit avant"), il oublie de pourvoir la race humaine. Prométhée qui vient vérifier le partage s'aperçoit que l'homme est "nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes". Ainsi, le mythe montre une dimension importante de la condition humaine qui est le dénuement : il ne reste plus rien à donner aux humains. Toutefois, pour permettre à l'homme de survivre, Prométhée va voler aux dieux "la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile" pour l'offrir aux hommes. La connaissance des arts désigne ici toutes les techniques. Quant au feu, il est la condition de possibilité des techniques et ce qui les rend utiles (la ferronnerie par exemple).

Dans la mythologie grecque, Zeus a combattu les Titans afin d'instaurer l'ordre contre les puissances du désordre. Prométhée et Epiméthée sont eux-mêmes des Titans, les fils de Japet que Zeus a combattu. Or ce que Zeus reproche à Prométhée, c'est d'avoir troublé l'ordre du monde, le cosmos. Pour cette raison, il punit Prométhée pour avoir commis ce vol, ce que ne détaille pas ici Protagoras, mais que l'on trouve narré dans la pièce de théâtre d'Eschyle Prométhée enchaîné : Prométhée est condamné à être attaché à un rocher sur le mont Caucase, son foie se faisant dévorer par un aigle chaque jour et se recomposant la nuit.

La situation initiale des hommes était celle d'être moins que des animaux. Mais la maîtrise des techniques et du feu change radicalement la donne. A présent, les hommes entretiennent une affinité avec les dieux et pour cette raison, ils leur rendent hommage, leur construisent des autels, etc. Le savoir qu'ils détiennent constitue un pouvoir dont la puissance les rapproche des dieux. Comme eux, les hommes vont pouvoir être créateurs : ils vont se fabriquer des maisons, se façonner des habits et des chaussures.

L'homme, par la technique, possède désormais une capacité d'inventer son propre destin : il n'est plus rivé à ses instincts comme les animaux, mais capable de s'arracher à la nature. Il est libre. Mais cette liberté ne va pas sans quelques inconvénients : la technique offre à l'homme la possibilité de renverser l'ordre du cosmos établit par Zeus, ce que conceptualise le terme grec d'hybris qui signifie "excès", "démesure", "orgueil". Il s'agit d'une prétention de l'homme à une supériorité insolente, inacceptable de la part d'un mortel et qui appelle une punition des dieux immortels.

Protagoras achève le récit de son mythe en expliquant que Prométhée n'a pas eu le temps d'ajouter la science politique qui se trouvait chez Zeus. Pour cette raison, alors que les hommes cherchent à se rassembler dans des villes pour lutter contre les bêtes, ils n'y parviennent pas et se font du mal les uns aux autres. Pour éviter l'anéantissement de la race humaine, Zeus décide de donner "aux hommes la pudeur et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié". Un partage est réalisé de façon à ce que la maîtrise de ces règles ne restent pas entre les mains des seuls spécialistes de la politique. Selon Zeus, les vertus permettant le vivre ensemble ne doivent pas être comme les autres techniques, mais il faut "que tous y aient part". Il en va de la condition d'existence des villes. On peut voir ici une sorte d'éloge de la démocratie de la part de Protagoras. On sait que Platon était plus circonspect quant à ce type de régime politique.

Ainsi, par ce mythe, Protagoras explique pourquoi le savoir politique n'est pas une technique, mais un ensemble de vertus morales, "la justice et la tempérance" et que tout le monde est donc fondé à avoir un avis sur la question, "parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité". Le rôle de son enseignement est de développer cet ensemble de vertus.

Texte

"Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre. 

Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. "Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner". Sa demande accordée il fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour eux d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races. Mais quand il leur eut fourni les moyens d’échapper à une destruction mutuelle, il voulut les aider à supporter les saisons de Zeus ; il imagina pour cela de les revêtir de poils épais et de peaux serrées, suffisantes pour les garantir du froid, capables aussi de les protéger contre la chaleur et destinées enfin à servir, pour le temps du sommeil, de couvertures naturelles, propres à chacun d’eux ; il leur donna en outre comme chaussures, soit des sabots de cornes, soit des peaux calleuses et dépourvues de sang, ensuite il leur fournit des aliments variés suivant les espèces, aux uns l’herbe du sol, aux autres les fruits des arbres, aux autres des racines ; à quelques-uns même il donna d’autres animaux à manger ; mais il limita leur fécondité et multiplia celle de leur victime pour assurer le salut de la race. 

Cependant Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée. 

Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Avec ces ressources, les hommes, à l’origine, vivaient isolés, et les villes n’existaient pas ; aussi périssaient-ils sous les coups des bêtes fauves toujours plus fortes qu’eux ; les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait partie. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient. 

Alors Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. "Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous" – "Entre tous répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société". 

Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison selon moi. Mais quand on délibère sur la politique où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité". 

- Platon, Protagoras, [320-321c], trad. E. Chambry.

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