jeudi 14 avril 2016

"Notre ancienne nature est telle que nous étions un tout complet"

Commentaire

Le Banquet est un dialogue dit de maturité écrit par Platon vers -380 environ. Il a pour thème principal l'amour. Il se présente comme une série de discours prononcés successivement par les convives d'une soirée dont Socrate fait partie. Chaque discours - il y en a sept en tout - se présente comme un éloge d'Eros, dieu grec de l'amour. 

L'extrait ci-dessous provient du quatrième discours, celui d'Aristophane. Ce dernier donne à son discours une forme mythique pour rendre raison de l'existence de l'amour : à l'origine explique-t-il, les êtres humains avaient la forme d'une boule surmontée de deux têtes, quatre bras, quatre oreilles, deux sexes, etc. Ce mythe platonicien est connu sous le nom de mythe de l'androgyne. En raison d'un mauvais comportement, Zeus les punit en les coupant en deux. Mais depuis cet événement, chacun serait à la recherche de sa "moitié" perdue.

Il existe une dimension de mystère dans l'amour : certaines personnes passent toute leur vie ensemble et pourtant, elles ne savent pas dire ce qu'elles attendent vraiment l'une de l'autre. Aristophane écarte le plaisir des sens car cette envie de rester ensemble, de ne pas se séparer, est quelque chose qui touche plus l'âme que le corps. Mais ce que ces deux âmes désirent, elles sont incapables de le dire. Chacune devine et laisse l'autre deviner : il y a quelque chose qui passe entre elles, une communication, mais qui n'est pas de l'ordre de la parole. 

Aristophane envisage l'hypothèse suivante : si Héphaïstos, dieu forgeron aussi laid que son épouse, la déesse de l'amour, était belle, proposait à ces deux individus de les fondre et de les souder ensemble de manière à ce qu'ils ne fassent plus qu'un, alors ils se rendraient compte que c'était cela qu'ils désiraient. A travers ce récit, Aristophane semble dire que le désir ne sait pas toujours ce qu'il veut, l'objet du désir serait, par nature, un peu flou. Ce désir est aussi un peu fou : nul ne pourrait imaginer possible de parvenir à ne faire qu'un avec la personne qu'il aime, de manière à mener une vie commune jusqu'à une commune mort. C'est pourquoi le récit mythique permet peut être de mieux rendre compte du désir en donnant à voir plutôt qu'en cherchant à décrire avec des mots.

Aristophane continue en affirmant que "notre ancienne nature est telle que nous étions un tout complet", ce qui laisse penser que le désir vient d'un sentiment d'imperfection, d'incomplétude. Il nous manque quelque chose, mais ce quelque chose est-il possible à obtenir ? Le mythe est une façon de témoigner de ce qui est irrémédiablement perdu. La nostalgie au sens étymologique est justement la douleur du retour (du grec nostos "retour" et algie "douleur"), elle est à la fois l'envie de retourner à une situation antérieure et la douleur de savoir que ce retour est impossible. En ce sens, le désir serait la nostalgie d'une unité perdue. 

L'amour réciproque est un "bonheur réservé à peu de personnes", c'est pourquoi Aristophane insiste sur la nécessité de ne pas froisser Eros et même de tenter de gagner ses faveurs en l'honorant ainsi que les autres dieux. En ménageant ce dieu, il y a plus de chances que nous rencontrions notre propre moitié. Le désir dont il est question est donc le désir amoureux : il s'agit du désir de la moitié, un désir qui plus spirituel que physique, qui concerne l'âme plus que le corps. Mais en même temps, ce désir amoureux semble se caractériser par sa rareté, d'où l'idée qu'il se mériterait et qu'il serait lié à une faveur divine. 

Texte

"Quand donc un homme, qu'il soit porté pour les garçons ou pour les femmes, rencontre celui-là même qui est sa moitié, c'est un prodige que les transports de tendresse, de confiance et d'amour dont ils sont saisis ; ils ne voudraient plus se séparer, ne fût-ce qu'un instant. Et voilà les gens qui passent toute leur vie ensemble, sans pouvoir dire d'ailleurs ce qu'ils attendent l'un de l'autre ; car il ne semble pas que ce soit le plaisir des sens qui leur fasse trouver tant de charme dans la compagnie l'un de l'autre. Il est évident que leur âme à tous deux désire autre chose, qu'elle ne peut pas dire, mais qu'elle devine et laisse deviner. 

Si pendant qu'ils sont couchés ensemble, Héphaïstos leur apparaissait avec ses outils et leur disait : "Hommes, que désirez-vous l'un de l'autre ?" et si, les voyant embarrassés, il continuait : "L'objet de vos voeux n'est-il pas de vous rapprocher autant que possible l'un de l'autre, au point de ne vous quitter ni nuit ni jour ? Si c'est là ce que vous désirez, je vais vous fondre et vous souder ensemble, de sorte que de deux vous ne fassiez plus qu'un, que jusqu'à la fin de vos jours vous meniez une vie commune, comme si vous n'étiez qu'un, et qu'après votre mort, là-bas, chez Hadès, vous ne soyez pas deux, mais un seul, étant morts d'une commune mort. Voyez si c'est là ce que vous désirez, et si en l'obtenant vous serez satisfaits." À telle demande nous savons bien qu'aucun d'eux ne dirait non et ne témoignerait qu'il veut autre chose : il croirait tout bonnement qu'il vient d'entendre exprimer ce qu'il désirait depuis longtemps, c'est-à-dire de se réunir et de se fondre avec l'objet aimé et de ne plus faire qu'un au lieu de deux.

Et la raison en est que notre ancienne nature est telle et que nous étions un tout complet : c'est le désir et la poursuite de ce tout qui s'appelle amour. Jadis, comme je l'ai dit, nous étions un ; mais depuis, à cause de notre injustice, nous avons été séparés par le dieu, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens. Aussi devons-nous craindre, si nous manquons à nos devoirs envers les dieux, d'être encore une fois divisés et de devenir comme les figures de profil taillées en bas relief sur les colonnes, avec le nez coupé en deux, ou pareils à des moitiés de jetons. Il faut donc s'exhorter les uns les autres à honorer les dieux, afin d'échapper à ces maux et d'obtenir les biens qui viennent d'Eros, notre guide et notre chef. Que personne ne se mette en guerre avec Eros : c'est se mettre en guerre avec lui que de s'exposer à la haine des dieux. Si nous gagnons l'amitié et la faveur du dieu, nous découvrirons et rencontrerons les garçons qui sont nos propres moitiés, bonheur réservé aujourd'hui à peu de personnes."

- Platon, Le Banquet, [191d-192d], trad. E. Chambry, Garnier-Flammarion 1964, p. 51-52.

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