Introduction à la psychanalyse (1917) est une série de leçons professées par Freud (1856-1939) entre 1915 et 1917. Il cherche alors à convaincre son auditoire du caractère scientifique de la psychanalyse et de l’importance qu’elle revêt dans l’histoire de la pensée humaine. Destiné à un public de non spécialistes, il expose de manière accessible les principaux concepts de la psychanalyse. Il se divise en trois parties : les actes manqués, le rêve et la théorie générale des névroses.
Le texte ci-dessous est extrait de la troisième partie consacrée à la théorie générale des névroses. Freud explique pourquoi, selon lui, la psychanalyse et sa découverte concernant l'importance de l'inconscient dans la vie psychique, essuient de virulentes critiques. Son idée est que cette résistance s'explique parce qu'elle blesse le narcissisme humain. Freud réinscrit cette blessure dans l'histoire des sciences et en fait la troisième blessure narcissique de l'humanité.
Freud commence par repérer dans l’histoire deux grandes humiliation de "l’égoïsme naïf de l’humanité", égoïsme que l’on peut comprendre au sens étymologique de "centré sur son ego", c'est-à-dire cette tendance à vouloir tout rapporter à son moi :
- le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme en astronomie : l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543) établit que c’est la terre qui tourne autour du soleil et non pas l’inverse comme on le croyait depuis Ptolémée et Aristote, la terre n’est donc plus au centre du monde (Copernic n’apporte pas la preuve de l’héliocentrisme, mais défend ce modèle d’explication parce qu’il est plus simple et plus logique que celui de Ptolémée, il faudra attendre les expériences de Galilée et ses observation à la longue vue pour avoir une preuve du mouvement de la terre ; c’est l’astronome Aristarque de Samos qui a, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, envisagé la possibilité de l’héliocentrisme) ;
- l’avènement du darwinisme en biologie : le naturaliste anglais Charles Darwin (1809-1882) explique la variété des espèces par la sélection naturelle ; avec De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859), il est l’un des principaux théoriciens du transformisme selon lequel les espèces dérivent les unes des autres suite à des transformations successives. L’homme n’est plus le centre de la création comme c’est le cas dans la cosmologie biblique, mais il fait partie de la même famille que les chimpanzés (les hominidés). Wallace est un naturaliste anglais qui explore l’Australie et reconnaît le rôle de la sélection naturelle dans l’évolution des espèces. Il observe l’influence du morcellement des terres émergées sur le développement des espèces.
A ces deux blessures narcissiques de l’humanité, Freud en rajoute une troisième dans le domaine de la psychologie : le but de la psychanalyse est de "montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison". Le moi désigne la partie de la personnalité qui assure les fonctions conscientes et le protège de l’angoisse, c’est-à-dire des peurs qui ont des origines inconscientes. Or si le moi ne règne pas en maître dans sa propre maison, c’est parce qu’il existe une autre partie de la psychè (âme en grec ancien) humaine sur laquelle il n’a pas prise : l’inconscient.
En 1916, date à laquelle Freud prononce ses leçons, la psychanalyse souffre de nombreuses critiques, comme ce fut le cas des théories coperniciennes et darwiniennes en leur temps. Ainsi, il s’inscrit non seulement dans cette lignée des grandes découvertes scientifiques qui ont bouleversé la manière dont l’humanité se représentait sa place au sein du monde, mais il explique aussi pourquoi ces théories rencontrent des résistances : c’est parce qu’elles s’attaquent au moi et l’humilient. Cette nouvelle discipline qu’est la psychanalyse décentre l’homme à la manière de Copernic et de Darwin. Reste à la psychanalyse à lutter contre ces résistances et à inciter ses détracteurs à plus de modestie.
Texte
"C’est en attribuant une importance pareille à l’inconscient dans la vie psychique que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique. Ne vous en étonnez pas et ne croyez pas que la résistance qu’on nous oppose tienne à la difficulté de concevoir l’inconscient ou à l’inaccessibilité des expériences qui s’y rapportent. Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis.
La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable.
Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains.
Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique.
Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c'est à eux que semble échoir la mission d'étendre cette manière de voir avec le plus d'ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l'expérience et accessibles à tous. D'où la levée générale de boucliers contre notre science, l'oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d'une opposition qui secoue toutes les entraves d'une logique impartiale."
- Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1917), Chapitre XVIII, "Rattachement à un traumatisme. L'inconscient", trad. S. Jankelevitch, Payot, 1923, p. 308-309 (disponible en ligne sur Wikisource ici).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire