mercredi 20 avril 2016

"Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une satisfaction universelle"

Commentaire

La Critique de la faculté de juger (1790) est souvent appelée la troisième critique (elle succède aux critiques de la raison pure et de la raison pratique). En étudiant la faculté de juger qui est la faculté consistant à penser le particulier comme compris sous l'universel, Emmanuel Kant (1724-1804) cherche à compléter son œuvre critique qui s'intéresse d'une part, à l’usage théorique de la raison comme fondement de la connaissance de la nature et d'autre part, à l'usage pratique de la raison comme source de toute action morale. Cette troisième critique se divise en deux parties : la première est consacrée à l’esthétique (analyse du jugement esthétique) et la deuxième à la téléologie (analyse de la place de la nature). 

Le § 6 que nous étudions ci-dessous se trouve au tout début du deuxième moment de l’ « Analytique du beau ». Il énonce la définition célèbre du beau selon Kant : ce qui plaît universellement sans concept. Dans le paragraphe précédent (§ 5), Kant a comparé la satisfaction que procure l’agréable, le beau et le bon. Dans le cas du bon et de l’agréable, la satisfaction entretient un lien avec l’objet : l'agréable est lié au besoin, c'est ce qui procure un plaisir et le bon est ce qui est estimé ou respecté. Ainsi qu’il le souligne au § 7, l’agréable renvoie à l’expression "à chacun son goût" : chacun est la mesure de ce qu’il trouve ou non agréable, c’est purement subjectif. Quant au bon, il se distingue du beau en ce qu’il peut être défini et représenté par un concept, c'est purement objectif. Mais quand nous disons "c’est beau", nous exprimons une satisfaction qui n'est ni purement subjective, ni purement objective. Qu'est-ce à dire ? 

Si l’on se concentre sur la distinction entre le beau et l’agréable, on observe que le critère essentiel de démarcation est l’universalité. Selon Kant, "chacun appelle agréable ce qui fait plaisir ; beau ce qui lui plaît simplement". Tout d’abord, nous avons en commun avec les animaux d’être capables de trouver des choses agréables, mais la beauté n’a de valeur que pour les hommes car en plus d’être doués de sensibilité, ils sont aussi raisonnables. En outre, la satisfaction du goût pour le beau est la seule à être désintéressée et libre. Lorsque nous avons faim, nous sommes enclins à trouver bon n’importe quel plat. "Avoir du goût", c'est savoir apprécier quelque chose sans être intéressé par elle. C'est un jugement qui est libre de tout besoin.

Selon Kant, si le beau est "l’objet d’une satisfaction désintéressée", alors il est forcément universel. L’argument est le suivant : lorsque nous jugeons un objet beau, la satisfaction qu’il suscite en nous nous laisse "entièrement libre" par rapport à cette satisfaction : la motivation n’est pas donc pas personnelle, propre à soi, elle suppose quelque chose de plus. Pour Kant, ce quelque chose en plus consiste en l'attente que notre auditoire adhère à notre observation : quand nous disons "c'est beau" nous faisons comme si tout le monde pouvait constater en même temps que c’est beau. Cela ne signifie pas que tout le monde trouve nécessairement que telle œuvre d’art est belle, mais que lorsque nous le disons, nous croyons que cela devrait être le cas pour tout le monde. 

Ainsi, en parlant du beau de cette façon, on considère que l’objet est beau en lui-même, "comme si la beauté était une structure de l'objet". En cela, le jugement esthétique fonctionne de manière similaire à un jugement logique : le jugement esthétique (ou jugement de goût) est la faculté de juger du beau. Il est esthétique (du grec esthèsis : sensibilitécar il ne nous renseigne pas sur l'objet, mais sur la manière dont notre sensibilité est affectée par l'objet. Le jugement est logique quand il nous dit ce qu'est l'objet, il est universel et conceptuel. Or si le beau se rapproche de la connaissance au sens où il comporte une prétention à l’universalité, il reste sans concept : le seul élément qui s’impose à nous lorsque nous disons "c’est beau", c’est notre état subjectif. 

La connaissance fonctionne par concept. Le concept est ce qui permet de rendre compte de phénomènes singuliers en les appréhendant par leurs traits marquants. Or le beau n’est pas un concept : il ne peut pas faire l’objet d’une définition permettant de saisir plusieurs cas singuliers selon des critères précis. Cela s’explique par le fait qu’on ne peut pas conceptualiser des sentiments de plaisir ou de peine. Si c’était le cas, nous pourrions classer objectivement les œuvres d’art, dire lesquelles sont laides, faire une hiérarchie entre les plus belles. Pour le bon, qui est une satisfaction objective, il est possible de trier les œuvres en considérant seulement leurs qualités techniques car les critères sont objectivables. Mais pour le beau, ce n’est pas possible. En ce sens, le beau conserve une dimension énigmatique, s’il nous paraît évident de dire qu’une chose est belle, il est très compliqué de dire pourquoi. 

Texte

"§ 6. Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une satisfaction universelle.

Cette définition du beau peut être déduite de la précédente suivant laquelle le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée. Car qui a conscience que la satisfaction produite par un objet est exempte d’intérêt, ne peut faire autrement qu’estimer que cet objet doit contenir un principe de satisfaction pour tous. En effet puisque la satisfaction ne se fonde pas sur quelque inclination du sujet (ou quelque autre intérêt réfléchi), mais qu’au contraire celui qui juge se sent entièrement libre par rapport à la satisfaction qu’il prend à l’objet, il ne peut dégager comme principe de la satisfaction aucune condition d’ordre personnel, dont il serait seul à dépendre comme sujet. Il doit donc considérer que la satisfaction est fondée sur quelque chose qu’il peut aussi supposer en tout autre. Et par conséquent il doit croire qu’il a raison d’attribuer à chacun une satisfaction semblable.

Il parlera donc du beau, comme si la beauté était une structure de l’objet et comme si le jugement était logique (et constituait une connaissance de celui-ci par des concepts de l’objet), alors que le jugement n’est qu’esthétique et ne contient qu’un rapport de la représentation de l’objet au sujet ; c’est que le jugement esthétique ressemble toutefois en ceci au jugement logique qu’on peut le supposer valable pour chacun. 

Cependant cette universalité ne peut résulter de concepts. Il n’existe en effet pas de passage des concepts au sentiment de plaisir ou de peine (exception faite dans les pures lois pratiques qui entraînent un intérêt, tandis que le pur jugement de goût n’est lié à rien de tel). Il s’ensuit que la prétention de posséder une valeur pour tous doit être liée au jugement de goût et à la conscience d’être dégagé de tout intérêt, sans que cette prétention dépende d’une universalité fondée objectivement ; en d’autres termes, la prétention à une universalité subjective doit être liée au jugement de goût."

- Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Première partie : "Critique de la faculté de juger esthétique", Section I : "Analytique de la faculté de juger esthétique", Livre I : "Analytique du Beau", Deuxième moment : "Du jugement de goût considéré au point de vue de la quantité", § 6, trad. A. Philonenko, Vrin, 1986, p. 55-56".

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