Le Monde comme volonté et comme représentation (1818) est un ouvrage qui fait du pessimisme davantage qu'une disposition à voir le verre à moitié vide : il devient, sous la plume de Schopenhauer (1788-1860) une doctrine philosophique selon laquelle le mal l'emporte sur le bien dans un monde qui est l'œuvre d'une volonté indifférente au bien et au mal. Pour Schopenhauer, le monde s'identifie avec la volonté, concept qui lui est propre, et qu'il conçoit comme un désir de vie aveugle et sans but.
Le texte ci-dessous est extrait du livre IV. Dans le §54, Schopenhauer explique que la volonté se confond avec la vie elle-même au point que l'expression "volonté de vivre" lui apparaît comme un pléonasme. Le §57 est l'occasion pour lui de revenir sur la condition humaine qui est un effort permanent pour la survie : la satisfaction des besoins primaires (se nourrir), la perpétuation de l'espèce, la peur de la mort, sont autant de contraintes avec lesquelles il faut vivre.
Ce qu'ont en partage "la nature brute", la bête et l'homme, c'est d'avoir "l'effort" pour "essence intime". Cet effort est "continu", "sans but" et "sans repos". Tout leur être se résume à "vouloir" et à "s'efforcer", et c'est surtout chez la bête et l'homme que le vouloir se montre le plus dans sa vérité. Cet effort se rapproche de l'idée de conatus chez Spinoza, mais chez Spinoza, toute chose persévère dans son être, vise à se maintenir ou à renforcer sa puissance d'être, alors qu'ici la volonté est aveugle : elle se rapproche d'une "soif inextinguible". Ce qu'elle veut, c'est la vie même, pas l'individu.
Schopenhauer remarque que "tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur". Le désir est donc essentiellement souffrance. La mécanique du désir est celle de toujours vouloir davantage. Tout vivant se retrouve donc condamné par nature à la douleur. En outre, le plaisir qui en résulte n'est que cessation de la douleur, il n'apporte rien de plus que l'accomplissement du principe de volonté qui est force de vie.
L'idée de pouvoir supprimer les désirs par l'ascèce comme le suggèrent les stoïciens n'est pas une solution pour Schopenhauer : non seulement, il suffit de chasser un désir pour qu'un autre apparaisse,
mais en plus, même si nous parvenions à les satisfaire, nous tomberions dans un autre mal non moins redoutable, l'ennui. L'ennui est cet autre du désir pour Schopenhauer qui le qualifie de "vide épouvantable" : il est le désir comblé. Dans ce cas, la volonté n'a plus d'objet et alors l'individu perd sa raison de vivre. On pense ici à Rousseau qui s'écrit dans Julie ou la Nouvelle Héloïse : "malheur à qui n'a plus rien à désirer" (VI, Lettre n°8).
Schopenhauer en conclut que "la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite". Il n'y a donc que deux alternatives : la douleur liée à l'insatisfaction d'un désir ou bien l'ennui résultant de sa satisfaction. Pour prouver ce qu'il avance, Schopenhauer recourt à un exemple significatif : l'enfer est le lieu de tous les châtiments et de toutes les punitions, mais le ciel, qui est censé récompenser les plus méritants, ne se caractérise que par défaut, à savoir l'absence des souffrances de l'enfer. Il n'y a pas la promesse de plaisirs sans fin au paradis, il ne s'y passe rien, on n'y fait que s'ennuyer.
Texte
"Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos ; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être : c’est comme une soif inextinguible.
Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui : leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable.
La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui."
Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur : c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui : leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable.
La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui."
- Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre IV, "Le monde comme volonté, second point de vue, arrivant à se connaître elle-même, la volonté de vivre s'affirme, puis se nie", § 57, trad. A. Burdeau, Felix Alcan, Paris, 1888.
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