samedi 16 avril 2016

"Changer mes désirs plutôt que l'ordre du monde"

Commentaire

Le Discours de la méthode (1637) est, à l'origine, une préface à des travaux de physiques réalisés par Descartes et dont l'objet est de présenter sa méthode qu'il veut radicalement nouvelle. Comme il le souligne dans ce Discours : "si j'écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin, qui est celle de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens" (VI). 

Bien que ces essais aient pour but d'appliquer la raison à des sujets scientifiques, Descartes n'hésite pas à évoquer également ses conceptions relatives aux questions de morale. Sa nouvelle méthode le conduit à remettre en chantier tout l'édifice de la connaissance, mais pendant ce temps, il faut bien vivre et ne point demeurer irrésolu dans ses actions, d'où la nécessité pour lui d'établir ce qu'il appelle "une morale par provision" (III), c'est-à-dire une morale en attendant la fin des travaux qu'il a entrepris dans la connaissance. Cette morale se compose de "trois ou quatre maximes" (la dernière faisant office de conclusion) :
  • obéir aux lois et aux coutumes de son pays ;
  • se tenir aussi ferme et résolu dans ses actions que possible ;
  • changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde ;
  • employer toute sa vie à cultiver sa raison.

C'est de la troisième maxime dont il est question dans le texte ci-dessous. Elle s'énonce de la manière suivante : "tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde". Il complète cette maxime en affirmant qu'il faut s'accoutumer à croire que seules nos pensées sont en notre pouvoir et qu'une fois qu'on a fait de notre mieux concernant tout ce qui est extérieur à notre volonté, il faut considérer que tout ce qui échoue était en réalité pour nous impossible. On retrouve ici la tonalité de la morale stoïcienne qui prend pour principe de distinguer ce qui dépend de nous (nos pensées) et ce qui n'en dépend pas (tout ce qui est extérieur à nous).

Pour Descartes, il est clair que l'échec dans l'obtention de ce que l'on désire nous rend malheureux : il suffit donc de ne désirer que ce l'on peut obtenir. L'objectif de la morale cartésienne est de rendre "content", c'est-à-dire de parvenir à nous contenter (terme à prendre aux deux sens du terme : satisfaire les désirs et aussi les borner). Or pour cela, il faut fournir un effort particulier. Le mécanisme est le suivant : par nature, notre volonté est infinie, sans bornes, nous pouvons donc tout vouloir et nous avons tendance à tout vouloir. Mais notre entendement, c'est-à-dire notre raison, vient la modérer en ce qu'elle présente certaines choses comme possibles et d'autres non. Il faut donc s'efforcer de recourir à la raison pour considérer tous les biens qui sont "hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir" : que ce soient les royaumes de Chine ou du Mexique ou bien tout ce que nous estimons devoir obtenir eu égard à notre naissance si nous échouons dans leur obtention.

La morale cartésienne rejoint la morale stoïcienne car chez Descartes aussi, il entre une part de résignation, d'acceptation de ce qui arrive. Pour se faire comprendre, il reprend l'expression "faire de nécessité vertu" qui signifie accepter les contraintes de bonne grâce. Il s'agit de ne pas désirer l'impossible, de ne pas vouloir changer "l'ordre du monde" : inutile donc de désirer "des ailes pour voler comme les oiseaux" ou de vouloir être sain alors qu'on est malade. Il y a donc, comme chez les stoïciens, une dimension fataliste de la morale cartésienne, en tout cas pour ce qui concerne les choses sur lesquelles nous ne pouvons rien, celles qui sont hors de nous.

Mais Descartes précise aussi que la maîtrise des désirs nécessite "un long exercice et une méditation souvent réitérée". Il cite en exemple les "philosophes" d'autrefois qui sont parvenus "à se soustraire à l'empire de la fortune" et à vivre heureux "malgré les douleurs et la pauvreté". Le fait est que, pour Descartes, le désir n'a pas de fin : mêmes les plus favorisés par la nature ne se sentent finalement jamais satisfaits de tout ce qu'ils ont. C'est pourquoi, la seule solution est d'apprendre à "changer ses désirs" en considérant "les bornes [...] prescrites par la nature", à se rendre content de ce que l'on a, c'est-à-dire le pouvoir sur nos pensées et de limiter ainsi tous les désirs que nous pourrions avoir pour d'autres choses. Cette capacité à se rendre maître de ses désirs rend plus riche, plus libre, plus puissant et plus heureux que tout autre homme qui ne saura pas mettre de bornes à ses désirs. Mais cette richesse, cette liberté, cette puissance et ce bonheur sont intérieurs, ils nécessitent de parvenir à une conversion du regard. 

Texte

"Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible.

Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content : car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux.

Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice et d'une méditation souvent réitérée pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c'est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire à l'empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses ; et ils disposaient d'elles si absolument, qu'ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent."

- René Descartes, Discours de la méthode (1637), III, in Oeuvres et Lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1953, p. 142-143.

1 commentaire:

  1. Montaigne avait dit la même chose:« Ne pouvant régler les évènements, je me règle moi-même, et m’applique à eux, s’ils ne s’appliquent à moi » (« De la présomption », II, 17).

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