jeudi 5 mai 2016

Cours - Le travail et la technique

Introduction

Le travail désigne une activité permettant à l'homme de satisfaire ses principaux besoins. En ce sens, il se situe du côté de la nécessité : l'homme se nourrit grâce au travail de la terre. Le travail est un élément essentiel de la culture. Il peut d'ailleurs être manuel ou intellectuel, artisanal ou industriel. Le terme est souvent associé à la peine et à la fatigue. L'étymologie du mot travail rappelle cette idée de souffrance : le latin tripaliare signifie "tourmenter avec un tripalium", instrument disposant de trois pieux utilisé pour ferrer les animaux, mais aussi comme instrument de torture.  

La technique renvoie à un savoir-faire. En règle général, le travail qui est une action destinée à transformer la nature en culture suppose une technique, c'est-à-dire un moyen de parvenir à cette transformation de manière efficace. Ainsi le savoir-faire se confond avec l'optimisation de l'efficacité d'un moyen utilisé pour parvenir à une fin. Une technique est toujours un savoir sur un procédé. La technique vient du grec tekhnê qui signifie "habileté", "art", "métier".


La technique est ambivalente : elle est ce qui rend le travail moins pénible, mais elle est aussi un facteur d'aliénation lorsque l'homme n'est plus pensé comme une fin en soi et que seule compte l'efficacité dans le processus productif. En outre, si le travail constitue la domestication de la nature par la culture, la technique augmente considérablement l'emprise de l'homme sur la nature. Or cette puissance qu'elle procure à l'homme se retourne parfois contre lui - on pense notamment aux catastrophes comme Tchernobyl ou Fukushima - d'où la nécessité de penser les conditions éthiques, le cadre moral, de son utilisation raisonnée.  

Pourquoi faut-il maîtriser la technique ? 

1. Le mythe de Prométhée

Le mythe de Prométhée se trouve déjà chez Hésiode (Théogonie). Dans le Protagoras, Platon s'en inspire. Ce mythe explique pourquoi Prométhée déroba le feu aux dieux pour le donner aux hommes. Il est raconté par Protagoras et est destiné à répondre à Socrate qui a soulevé l'argument suivant : sur un sujet technique, seuls les spécialistes ont un avis, or dans le cas de la politique, n'importe qui se sent légitime à en avoir un. Le mythe permet à Protagoras de montrer que Zeus a donné à chaque homme la vertu civile pour contrebalancer la puissance que donne aux hommes la maîtrise du feu et des techniques.

Le mythe raconte qu'au moment de la création des différentes espèces, les dieux chargèrent Prométhée et Epiméthée de leur attribuer un certain nombre de qualités. Mais c'est Epiméthée qui s'occupa seul de la répartition : il attribua ainsi "aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force". L'idée qui préside à cette répartition est de donner à tous des "moyens de conservation" en appliquant un "procédé de compensation à tous les animaux". On retrouve ici l'idée grecque de cosmos, c'est-à-dire d'un monde ordonné, harmonieux et équilibré, d'une création où chaque espèce dispose d'une capacité spécifique afin d'assurer à la fois sa survie et sa coexistence avec les autres espèces. Monde en grec se dit kosmos et signifie justement "bon ordre".

Cependant, comme l'indique l'étymologie de son nom, Epiméthée signifiant "celui qui pense après coup" (et Prométhée "celui qui réfléchit avant"), il oublie de pourvoir la race humaine. Prométhée qui vient vérifier le partage s'aperçoit que l'homme est "nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes". Ainsi, le mythe montre une dimension importante de la condition humaine qui est le dénuement : il ne reste plus rien à donner aux humains. Toutefois, pour permettre à l'homme de survivre, Prométhée va voler aux dieux "la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile" pour l'offrir aux hommes. La connaissance des arts désigne ici toutes les techniques. Quant au feu, il est la condition de possibilité des techniques et ce qui les rend utiles (la ferronnerie par exemple).

Dans la mythologie grecque, Zeus a combattu les Titans afin d'instaurer l'ordre contre les puissances du désordre. Prométhée et Epiméthée sont eux-mêmes des Titans, les fils de Japet que Zeus a combattu. Or ce que Zeus reproche à Prométhée, c'est d'avoir troublé l'ordre du monde, le cosmos. Pour cette raison, il punit Prométhée pour avoir commis ce vol, ce que ne détaille pas ici Protagoras, mais que l'on trouve narré dans la pièce de théâtre d'Eschyle Prométhée enchaîné : Prométhée est condamné à être attaché à un rocher sur le mont Caucase, son foie se faisant dévorer par un aigle chaque jour et se recomposant la nuit.

La situation initiale des hommes était celle d'être moins que des animaux. Mais la maîtrise des techniques et du feu change radicalement la donne. A présent, les hommes entretiennent une affinité avec les dieux et pour cette raison, ils leur rendent hommage, leur construisent des autels, etc. Le savoir qu'ils détiennent constitue un pouvoir dont la puissance les rapproche des dieux. Comme eux, les hommes vont pouvoir être créateurs : ils vont se fabriquer des maisons, se façonner des habits et des chaussures.

L'homme, par la technique, possède désormais une capacité d'inventer son propre destin : il n'est plus rivé à ses instincts comme les animaux, mais capable de s'arracher à la nature. Il est libre. Mais cette liberté ne va pas sans quelques inconvénients : la technique offre à l'homme la possibilité de renverser l'ordre du cosmos établit par Zeus, ce que conceptualise le terme grec d'hybris qui signifie "excès", "démesure", "orgueil". Il s'agit d'une prétention de l'homme à une supériorité insolente, inacceptable de la part d'un mortel et qui appelle une punition des dieux immortels.

2. Maîtriser la nature ?

L'ambition de Descartes (1596-1650), en publiant son Discours de la méthode (1637), est de contribuer à l'amélioration des conditions de vie des hommes. Il résume ainsi l'objectif de sa publication dans la sixième partie : joindre "les vies et les travaux de plusieurs" afin d'aller "tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire" (Pléiade, p. 169). 

Dans la partie VI du Discours de la méthode, Descartes indique que les résultats auxquels il est parvenu en physique ne contredisent pas les conclusions que Galilée a tirées portant sur le mouvement de la terre et qui lui ont valu une condamnation par l'Eglise en 1633. Mais pour cette raison, Descartes renonce à publier son projet initial qui devait s'intituler le Traité du monde et dans lequel il défendait l'héliocentrisme (théorie selon laquelle c'est le soleil qui se situe au centre de l'univers et non pas la terre comme le prétendent les tenants du géocentrisme). Plutôt que de travaux physiques, il va donc être question de ses travaux de philosophie : il faut réformer les esprits, c'est-à-dire les méthodes de pensée, avant d'entreprendre de les convaincre que le monde est régi par des lois physiques.

Dans cette partie, Descartes affirme tout d'abord la dimension morale des sciences : il estime en effet que nous sommes naturellement portés "à procurer, autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes". La physique, et plus généralement les sciences, ont donc pour objet d'améliorer les conditions de vie des hommes. C'est la première raison pour laquelle il décide de publier ses découvertes. Il formule ainsi l'idéal moderne qui anime la recherche encore de nos jours d'une science conquérante. 

En outre, il existe selon lui une autre raison pour laquelle il décide de publier son Discours : il y propose une nouvelle façon d'envisager la méthode scientifique, en se reposant sur d'autres principes que ceux utilisés jusqu'à présent : en effet, au temps de Descartes, l'enseignement était caractérisé par la scolastique, un mélange de philosophie et de théologie dont l'objectif était, pour l'essentiel, de chercher à concilier les découvertes d'Aristote avec les dogmes du christianisme. Dans un tel système de pensée, le critère de vérité n'est pas l'expérience, mais l'Ecriture. 

Au contraire, Descartes estime qu'il faut connaître les phénomènes physiques "aussi distinctement que les divers métiers de nos artisans", c'est-à-dire que le savoir sur "la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et des autres corps" doit être appréhendé sous l'angle à la fois pratique et technique. Il appelle de ses voeux une philosophie "pratique" opposée à la "philosophie spéculative", c'est-à-dire purement théorique qui est enseignée dans les universités de son époque. L'objectif est ainsi de "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature". Le "comme" a son importance car il ne s'agit pas, dans l'optique cartésienne, d'asservir la nature à l'homme, mais de la comprendre de telle manière que nous soyons capables d'agir sur elle. Une fois comprise, nous faisons "comme si" nous la dominions, mais la nature conserve toujours une part d'imprévisibilité.

Par conséquent, Descartes n'affirme à aucun moment que l'homme doit se prendre pour Dieu ou qu'il peut tout se permettre parce qu'il dispose des moyens d'une maîtrise technique de la nature. Il voit en revanche deux avantages au progrès des sciences :
  • la santé : c'est "sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens en cette vie", sans la santé, il est difficile de jouir des bienfaits de l'existence ;
  • l'amélioration des conditions de travail : c'est la jouissance "sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent". Il ne s'agit donc pas de dénaturer la nature, mais simplement de diminuer les peines liées à l'exploitation de la terre et, plus globalement, des biens nécessaires à la subsistance. 

Pour toutes ces raisons, Descartes fonde ses espoirs principalement en les progrès de la médecine : il remarque en effet qu'il existe une interdépendance étroite entre l'esprit et "la disponibilité des organes du corps" : si le corps est malade, il est très difficile de penser et de raisonner. On prête souvent à Descartes une vision dualiste des rapports de l'âme et du corps, or il n'a cessé de montrer qu'il y avait bien une interdépendance entre les deux, d'où l'intérêt, selon lui, d'accroître les recherches dans le domaine de la médecine pour parvenir à rentre "les hommes plus sages et plus habiles". 

3. La division du travail technique

Dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Adam Smith (1723-1790) s'oppose à la doctrine des Physiocrates pour qui l'origine de la valeur se trouve dans la terre. Pour lui, c'est le travail humain qui constitue la valeur. Contrairement aux Physiocrates qui analysent le capitalisme agraire, Smith se concentre sur le capitalisme manufacturier qui émerge à son époque. Il part ainsi d'une notion qu'il considère fondamentale au sein de la manufacture : celle de la division du travail.

Dans le chapitre premier de la Richesse des nations, Smith prend l'exemple célèbre de la manufacture d'épingles : là où un ouvrier réalise quelques épingles par jour en effectuant la totalité du processus de production, il remarque qu'il est possible d'augmenter considérablement la production en divisant les tâches (en 18 opérations distinctes) et en les répartissant entre plusieurs ouvriers. Smith note trois avantages à cette subdivision des tâches : 
  • l'habilité des ouvriers : ils se spécialisent et à force de répéter la même action, ils la réalisent mieux ;
  • le gain de temps : les ouvriers ne changent pas de postes de travail ni d'outils ;
  • l'invention de machine : la simplification des tâches permet l'automatisation. 

Adam Smith relie le machinisme, c'est-à-dire l'emploi des machines en remplacement de la main d'oeuvre humaine, à la division du travail : "c'est à la division du travail qu'est originairement due l'invention de toutes ces machines propres à abréger et à faciliter le travail" (Richesse des nations, I, 1). Smith établit qu'un homme optimise mieux les moyens en vue d'une fin si son attention se concentre sur un seul objet. Ainsi, lorsqu'on divise le travail au sein de la manufacture, toute l'attention de chaque ouvrier est dirigée sur une seule tâche, ce qui lui permet de trouver "la méthode la plus courte et la plus facile de remplir sa tâche particulière". Cette amélioration de la manière de produire permet ensuite de faire effectuer la tâche par la machine. Cela signifie que la technique est d'abord à penser comme un moyen de s'économiser du travail, entendu au sens de ce qui est pénible à effectuer.

En effet, au départ, au sein de la manufacture, c'est-à-dire dans ces établissements où commence à se mettre en place la division du travail, ce sont les ouvriers qui inventent la plupart des machines. Cette affirmation peut surprendre car on a tendance naturellement à penser que ce sont des ingénieurs qui les inventent et qu'ils sont motivés avant tout par la recherche du profit. Or pour Smith, c'est la volonté de l'ouvrier de s'économiser de la peine qui préside à cette ingéniosité. Il cite l'exemple d'un petit garçon qui devait effectuer une tâche répétitive, mais qui, pour pouvoir jouer avec ses camarades, invente un mécanisme qui lui permet de s'absenter de son poste de travail. Smith prend l'exemple d'un enfant pour démontrer que cette capacité d'inventer se trouve en chaque individu. 

Il reste néanmoins à "perfectionner les machines et les outils" et c'est là qu'interviennent les constructeurs de machine. Une industrie à part entière se spécialise dans ce commerce. Des hommes "dont la profession est de ne rien faire, mais de tout observer" vont chercher sans cesse à les améliorer. Pour Smith, ils accomplissent des "fonctions philosophiques ou spéculatives" et constituent une "classe particulière de citoyens". La division du travail se traduit donc socialement par l'existence de différentes classes. Marx trouvera ici de quoi nourrir son analyse. On retrouve également une division du travail au niveau des sciences et des techniques : chaque branche se spécialise et "tend à accroître et à épargner du temps" dans son domaine en particulier. Le résultat est bénéfique pour Smith puisqu'il y a "au total plus de travail accompli, et la somme des connaissances en est considérablement augmentée".  

En résumé, pour Smith, l'habilité, l'adresse, voire l'intelligence ne sont pas à l'origine de la spécialisation dans une tâche. Elles en sont les effets : c'est parce qu'il y a une division du travail que certains vont chercher à améliorer leurs conditions de travail en optimisant les tâches qu'ils ont à accomplir. De plus, la division du travail pousse certains à effectuer des tâches manuelles et d'autres des tâches intellectuelles, ce qui signifie que cette division n'est pas à l'origine liée à une différence d'aptitudes. Enfin, elle apparaît comme un moyen d'augmenter le travail accompli et les connaissances de manière considérable, elle est donc valorisée. Marx montrera ensuite que cette spécialisation comporte aussi des effets pervers.

4. L'aliénation du travail

Dans le premier des trois Manuscrits de 1844 et, plus précisément, dans la partie intitulée "Le travail aliéné", Marx énonce le paradoxe suivant : dans le capitalisme, "l'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse". L'ouvrier produit des marchandises et pendant qu'il les produit, ces marchandises prennent de la valeur. Or cette valeur constitue l'objectivation du travail de l'ouvrier et l'ouvrier s'en trouve dépossédé : il est réduit lui-même, par l'intermédiaire de son travail, à une marchandise. Il se trouve réifié, réduit à l'état de chose, et donc aliéné par son travail. 

Mais pour Marx, dans le régime de production capitaliste, ce n'est pas seulement l'ouvrier qui est aliéné, autre que lui-même, mais aussi le travail lui-même. Le travail constitue un acte qui se passe entre l'homme et la nature : il n'est pas seulement un moyen de satisfaire des besoins vitaux (se nourrir par exemple) par la transformation de la nature en culture, mais aussi un moyen pour l'homme de se réaliser lui-même. Par le travail, l'homme s'affirme à l'égard de la nature comme un être de culture : il discipline et maîtrise sa propre nature, son propre corps. Il existe donc un travail libérateur qui est un travail volontaire, où l'homme s'approprie les choses qu'il façonne, satisfait des besoins qui ne sont pas que vitaux. Mais, la nouveauté avec le capitalisme, c'est que le travail change de forme pour devenir dénaturé et abêtissant. 

En effet, à l'ère industrielle, avec le succès de la division du travail, l'ouvrier se trouve dépossédé de son travail et ce travail devient extérieur à lui. Marx nomme ce phénomène (en reprenant ainsi un terme conceptualisé par Hegel, puis par Feuerbach à propos de la religion) : l'aliénation. L'aliénation vient du latin alienus qui signifie "qui appartient à un autre". Elle désigne le fait de se sentir comme dépossédé, extérieur à quelque chose. 

Ce travail aliéné dispose de caractéristiques bien différentes du travail libérateur que l'on peut résumer en quelques points (Manuscrits de 1844, I, "Le travail aliéné") : 
  • l'extériorité : le travail est extérieur à l'ouvrier, ce qu'il produit ne participe plus à son essence, à son être, c'est pourquoi l'ouvrier "ne s'affirme pas mais se nie" pendant qu'il travaille ; l'ouvrier n'est pleinement lui-même que lorsqu'il ne travaille pas ; 
  • la contrainte : le travail s'apparente à "du travail forcé" car l'ouvrier ne travaille plus pour satisfaire des besoins immédiats, mais pour satisfaire les besoins qu'il a hors du travail ;
  • la fuite : dès qu'il ne fait plus l'objet d'une contrainte physique, "le travail est fui comme la peste" ;
  • la mortification : le travail est vécu sur le mode du sacrifice de soi, il mortifie le corps de l'ouvrier et ruine son esprit ;
  • la dépossession : le travail (comme son produit) n'appartient plus à l'ouvrier mais à celui qui a acheté sa force de travail.

Marx compare cette aliénation du travail à l'aliénation à l'oeuvre dans la religion : dans la religion, c'est l'imagination de l'homme qui agit sur l'individu indépendamment de lui, comme une activité étrangère. C'est ce que montre Feuerbach dans l'Essence du christianisme (1841) : "pour enrichir Dieu, l'homme doit s'appauvrir ; pour que Dieu soit tout, l'homme doit n'être rien". Pour Feuerbach, Dieu exprime ce qu'est l'homme au fond de lui, la religion n'est en fait que le rapport de l'homme avec lui-même, mais dans ce rapport, l'homme est posé comme autre que lui-même, dans une opposition avec le divin, donc autre que lui.

En ce qui concerne le travail, le résultat de l'aliénation est un rabaissement de l'homme à son animalité, ce que Marx résume ainsi : "le bestial devient l'humain et l'humain devient le bestial". Autrement dit, le travail n'ayant plus sa dimension libératrice fondamentale, sa capacité à réaliser l'être de l'homme comme être de culture, l'ouvrier ne va plus se sentir libre que dans ses fonctions animales (manger, boire, procréer, habiter), qui sont certes des fonction humaines, mais devenues la fin dernière et unique, ce qui les rend, selon Marx, plus bestiales qu'humaines. 

5. La solidarité organique

Dans De la division du travail social (1893), sa thèse de doctorat, Emile Durkheim (1858-1917) distingue la division du travail technique de la division du travail social : si la première consiste à diviser le processus de travail en plusieurs tâches simples, la seconde concerne la spécialisation du travail par groupes et l'établissement de professions particulières.

Dans le premier livre, il évoque deux types de solidarité :

  • la solidarité mécanique : propre aux sociétés traditionnelles où l'influence du groupe social sur les croyances et les valeurs est forte et les individus se ressemblent ;
  • la solidarité organique : propre aux sociétés modernes où les croyances et les valeurs sont individualisées, les individus se différencient et ont des rôles sociaux distincts.
Le passage d'une solidarité mécanique à une solidarité organique est une conséquence de la division du travail social. Pour qu'il se produise, il faut que chaque individu dispose d'une "personnalité" qui lui est propre : dans les sociétés traditionnelles, "la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective", alors que dans les sociétés modernes, "chacun a une sphère d'action qui lui est propre" (De la division du travail social, I, 3, § 4) , la conscience collective ne recouvre pas toute la conscience individuelle. Par conséquent, des fonctions spéciales s'établissent qui échappent à la réglementation de la conscience collective.

Durkheim ajoute que plus cette zone d'indépendance de la conscience individuelle est étendue et "plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité". Cela s'explique par deux raisons :
  • plus le travail est divisé, plus la spécialisation de l'individu est accrue, et plus la dépendance à l'égard du tout social est forte ;
  • plus l'activité individuelle est spécialisée et plus elle est aussi personnelle, c'est-à-dire propre à l'individu. 

Bien sûr, ce dernier point mérite d'être nuancé car il est impossible d'être absolument original. Toute profession, même celle intellectuelle et universitaire qui nécessite pourtant une spécialisation extrêmement poussée, nécessite de se conformer à des usages et des pratiques qui sont propres à ce groupe humain. Mais selon Durkheim, la corporation pèse alors moins lourdement que la société entière sur les comportements, ce qui "laisse bien plus de place au libre jeu de notre initiative". Par conséquent, dans les sociétés modernes, interdépendance et cohésion sociale vont de paire.

Durkheim compare la solidarité des sociétés modernes à celle qui existe au sein du corps entre les différents organes qui le composent : le coeur, les poumons, le foie, etc. n'ont pas la même fonction, ni le même aspect, et pourtant leur cohésion globale est plus grande que si elle reposait uniquement sur une ressemblance. Mieux : c'est l'individuation des parties qui renforce l'unité de l'organisme au sens où si l'un des organes venait à manquer, c'est l'existence de l'ensemble qui serait menacée, ce qui n'est pas le cas lorsque les membres sont interchangeables.

Mais ce renforcement de l'individualité de chaque individu, de son sentiment d'être un élément particulier au sein d'un tout, risque aussi de dégénérer en ce que Durkheim nomme anomie sociale. L'anomie (du grec anomia : "absence de loi, d'ordre") désigne l'affaiblissement des normes sociales réglant la conduite des individus dans une société. L'individuation peut conduire à une situation d'isolement. Pour cette raison, l'éducation et le droit vont jouer un rôle primordial : l'éducation va permettre l'inculcation de valeurs morales incitant à la solidarité sociale et le droit va constituer un élément central coordinateur venant réguler les inégalités sociales sources de tensions internes à la société. Ainsi, ce n'est pas la division du travail qui entraîne l'anomie, mais sa mauvaise régulation.

6. Le principe Responsabilité

Sous titré Une éthique pour la civilisation technologique, le Principe Responsabilité (1979) de Hans Jonas (1903-1993) propose une nouvelle conception de la morale au moment où la science offre à l'homme un pouvoir qui semble désormais sans limite. L'enjeu du livre est de refonder une ligne de conduite à partir du principe Responsabilité dont le modèle est la relation entretenue entre un parent et son enfant. Les conséquences des activités humaines ont rendu incertain l'avenir de l'espèce humaine et de la nature. Il devient donc primordial pour l'humanité de prendre conscience de sa puissance et de penser ce qu'elle implique afin d'assurer un avenir aux générations futures. 

Dans son ouvrage, Jonas formule à la manière de Kant un nouvel impératif catégorique. Pour Kant, un impératif catégorique se distingue d'un impératif hypothétique au sens où ce dernier se fait selon une fin particulière, il est lié au but poursuivi. Au contraire, l'impératif catégorique désigne ce qui doit être fait inconditionnellement, il n'a pas besoin d'autres justifications. L'impératif catégorique kantien formulé pour la première fois dans les Fondements de la métaphysique des moeurs (1785) s'énonce notamment ainsi : "agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle". 

Comme Kant, Jonas propose plusieurs formulations de son nouvel impératif. Il part de l'idée d'une insuffisance de la morale telle que Kant l'avait définie. En effet, dans la formulation kantienne, l'agir moral ne concerne que les hommes entre eux. L'une des autres formulations de l'impératif kantien est : "agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen". Ainsi, l'éthique traditionnelle concerne d'abord les rapports humains ; les animaux ou la nature s'en trouvent exclus. 

Pour qu'une morale soit possible, il faut supposer des êtres responsables, c'est-à-dire capables de se reconnaître comme étant à l'origine de leurs actes et d'en répondre par rapport à autrui. Or les animaux ou la nature ne peuvent pas répondre de leurs actes, il est donc difficile de penser une éthique qui nous oblige vis-à-vis d'eux. Mais Jonas plaide pour un élargissement du cercle de l'éthique à tout le vivant, à la nature et même vis-à-vis des générations futures. Comment ? Peut-être que le moyen de dépasser la difficulté est de situer cette nouvelle obligation au-delà du raisonnement moral classique. 

La morale kantienne fonde l'impératif catégorique sur une non contradiction logique : on ne peut pas vouloir quelque chose qu'on ne veut pas qu'on nous fasse. Par exemple, si je ne veux pas qu'on me tue, en toute logique, je ne peux pas vouloir tuer. Or le nouvel impératif posé par Jonas s'affranchit de cette rationalité classique et c'est pourquoi "l'atteinte portée" à cet impératif "n'inclut aucune contradiction rationnelle". En effet, on peut vouloir sa propre disparition et la disparition de l'humanité, préférer un moment bref et intense d'accomplissement de soi-même à l'ennui d'une vie médiocre. Ce n'est pas contradictoire sur le plan rationnel. 

L'élargissement du cercle de l'éthique que propose Jonas se situe sur un autre plan : il est "un axiome sans justification". Il propose ainsi un nouveau principe pour une éthique adaptée au temps présent : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre". Cela signifie que si l'on peut vouloir pour soi-même une vie intense en sacrifiant son avenir, on ne doit pas le faire pour l'humanité entière. Il faut donc intégrer dans les maximes régissant nos actions ce qui n'a pas encore d'existence, à savoir "le non-être des générations futures".

Il reconnaît toutefois la difficulté de la tentative : "ce n'est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la religion". Il s'agirait donc d'un impératif qui se rapprocherait davantage du domaine de la foi et de la croyance. Il nécessiterait aussi une révision de notre ontologie, c'est-à-dire de notre vision de l'être, car effectivement les générations futures ne sont pas encore. Ainsi, elles ne peuvent pas avoir un "droit à l'existence". Pourtant, à partir de ce nouveau principe, Jonas pense la possibilité d'un droit à l'existence des générations futures, mais il faut le considérer comme un axiome, c'est-à-dire une vérité indémontrable qui dispose d'une forme d'évidence de l'ordre de l'intuition plus que de la raison. 

Conclusion

Le mythe de Prométhée nous révèle que si l'homme peut apparaître par rapport à l'ensemble du règne animal comme le plus dénué de protections naturelles pour assurer sa préservation, il dispose néanmoins de la maîtrise du feu et des techniques, ce qui le rapproche des dieux pour ce qui est de la puissance, mais pas forcément de la sagesse qui reste encore à acquérir si l'on veut se garantir de la démesure.

La maîtrise de la nature au moyen de la technique que propose Descartes n'est pas une invitation à se prendre pour Dieu (d'où la présence importante du "comme" dans sa phrase célèbre : "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature"), mais justement à renforcer notre connaissance et ce, avec deux principaux objectifs : améliorer notre santé tout d'abord, qui est la condition de notre capacité à bien raisonner ; mais aussi diminuer nos peines liées au travail.

Au XVIIIe siècle, avec le progrès de l'industrialisation, le travail et la technique entretiennent une interdépendance croissante. Adam Smith montre notamment comment la division du travail qu'on retrouve dans les manufactures va être l'origine du développement du machinisme. L'idée qui préside à cette ingéniosité est bien souvent la volonté de s'économiser de la peine.

Malheureusement, cette parcellisation des taches s'accompagne aussi de ce que Marx appelle l'aliénation, ce qui fait devenir autre que soi, et qui concerne tant l'ouvrier que le travail : l'ouvrier est réduit à l'état de chose, il devient une machine (cf. le film de Chaplin intitulé Les temps modernes) ; le travail l'est aussi au sens où l'homme ne se réalise plus lui-même en tant qu'être de culture à travers lui. Pour cette raison, le travail est fui et vécu comme une contrainte.

En outre, la division technique du travail se double d'une division sociale du travail, ce qui se traduit selon Durkheim par un changement du type de solidarité : de mécanique, basée essentiellement sur la ressemblance et sur la force du groupe, elle devient organique, c'est-à-dire que chaque individu en même temps qu'il devient de plus en plus différent du tout social renforce aussi en même temps davantage sa dépendance à son égard. Il peut toutefois survenir un phénomène d'anomie résultant d'un oubli de cette interdépendance et qui entraîne un renforcement des inégalités sociales dont les conséquences sont le chômage, les crises et parfois même les guerres.

Enfin, Hans Jonas propose de redéfinir l'éthique à l'heure où les sciences ont rendu l'homme si puissant qu'il devient capable d'anéantir toute trace de vie sur la planète. Il propose un nouvel impératif reposant sur un devoir être à l'égard des générations futures : si l'on peut vouloir pour soi une vie brève mais intense, on ne doit pas pour autant empêcher ceux qui ne sont pas encore d'advenir en ce monde. Cependant cet élargissement de l'éthique semble plus être de l'ordre de la foi que de la raison.

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