jeudi 19 mai 2016

"Seule la preuve apodictique, en tant qu'elle est intuitive, peut s'appeler démonstration"

Commentaire

La Critique de la raison pure (1781) est un ouvrage du philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804 qui se donne comme objectif de réhabiliter la raison contre le doute sceptique. Pour cela, Kant cherche à tracer les limites d'un usage de la raison permettant de parvenir à la connaissance et au-delà desquelles toute connaissance demeure impossible ou illusoire. Il cherche donc une voie entre le rationalisme cartésien qu'il qualifie de dogmatique (c'est-à-dire qui ne s'interroge pas sur les prétentions de la raison à pouvoir établir une connaissance indépendamment de l'expérience) et le scepticisme modéré de Hume qui insiste au contraire sur l'impossibilité d'obtenir une certitude même au moyen de l'expérience (ce qu'on pense établir causalement n'est pour Hume qu'un effet de l'habitude). 

Le texte ci-dessous est extrait de la section intitulée "Discipline de la raison pure dans l'usage dogmatique". Dans celle-ci, Kant détermine les principes d'une méthode permettant aux métaphysiciens de ne pas perdre leur temps à réfléchir à des problèmes insolubles. Il lui importe ici de distinguer le savoir démonstratif, propre aux mathématiques, qui procède par construction de concept, et le savoir philosophique qui procède simplement par concepts et qui n'est pas capable de démonstration au sens strict du terme. 

Pour Kant, "seule la preuve apodictique, en tant qu'elle est intuitive, peut s'appeler démonstration". Est "apodictique" ce qui est nécessaire en droit et non pas seulement en fait. Cela signifie que l'expérience, qui consiste justement à produire des faits, ne permet pas d'apporter une preuve apodictique ou démonstrative (les deux termes sont synonymes, apodictique vient du grec apodeiktikos qui signifie "péremptoire"). La démonstration apporte une "certitude intuitive", c'est-à-dire immédiate, sans avoir à passer par les sens, contrairement à ce qu'il se passe lorsqu'on fait appel à l'expérience. 

En outre, cette certitude intuitive ne résulte pas de concepts a priori (avant l'expérience) comme c'est le cas dans la philosophie dogmatique, c'est-à-dire pour Kant toute philosophie qui ne se pose pas la question des limites de notre pouvoir de connaître. C'était le cas par exemple du concept de Dieu chez Descartes qui était accessible à la conscience en tant qu'idée. Il n'y a donc pas d'analogie entre les mathématiques et la philosophie car si la philosophie procède par "concepts", les mathématiques procèdent "par construction de concepts". Dans les mathématiques, l'intuition est "donnée a priori comme correspondante aux concepts" et il n'y a qu'elles qui "contiennent des démonstrations". Autrement dit, l'intuition dans les mathématiques n'est pas empirique, elle est posée a priori.

Kant considère deux branches des mathématiques que sont l'algèbre et la géométrie. En géométrie, la construction d'un triangle peut se faire intuitivement dans l'imagination ou sur une feuille à partir d'une image intuitive de triangle. Dans tous les cas, le triangle est conçu comme intuition pure, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience. Le triangle tel qu'il est représenté sur le papier est certes empirique, mais cette représentation sert à exprimer la généralité du concept de triangle. Les différentes propriétés que la géométrie découvre sont le fruit d'une construction de concepts. En algèbre, on retrouve le même type de construction : les signes permettent de représenter les rapports de quantités existants entre des nombres. Mais ces signes que l'on peut également exprimer sur le papier ne font pas l'objet d'une expérience au sens où l'on vérifierait une théorie par des faits. La représentation permet seulement de garantir les raisonnements contre les erreurs en les mettant "devant les yeux". C'est pourquoi ils demeurent indépendants de "tout essai de découverte".

Les mathématiques permettent à la raison pure, c'est-à-dire à la raison posée indépendamment de toute expérience, de réussir à s'étendre d'elle-même sans le recours à l'expérience. La méthode mathématique permet donc de parvenir à une certitude démonstrative. Mais cette méthode n'est pas extensible à la philosophie :
  • les mathématiques s'intéressent aux propriétés générales du concept de triangle au moyen d'une intuition particulière, posée a priori, donc avant toute expérience ;
  • la philosophie considère le particulier dans le général au moyen de concepts, elle procède par une analyse des concepts, "par des mots", elle ne recourt pas à l'intuition de l'objet (au contraire des mathématiques qui partent, par exemple, de l'intuition du triangle). 

Kant propose ainsi de distinguer deux types de preuves :
  • les preuves acroamoatiques : acroamatique signifie qui se transmet oralement, les preuves de la philosophies sont discursives, apportées au moyen de discours, elles ne font pas référence à l'intuition a priori d'un objet (nous n'avons pas l'intuition a priori de Dieu comme nous avons l'intuition a priori du triangle) ;
  • les preuves apodictiques : ce sont les preuves des mathématiques, elles sont réalisées au moyen d'une démonstration parce qu'elles reposent sur une intuition a priori d'objet tel que le triangle par exemple.

Texte

"Seule la preuve apodictique, en tant qu’elle est intuitive, peut s’appeler démonstration. L’expérience nous apprend bien ce qui est, mais non ce qui est ne puisse pas être autrement. Aussi les arguments empiriques ne peuvent-ils fournir aucune preuve apodictique. Mais la certitude intuitive, c’est-à-dire l’évidence, ne peut jamais résulter de concepts a priori (dans la connaissance discursive), quelque apodictiquement certain que puisse être d’ailleurs le jugement. 

Il n’y a donc que les mathématiques qui contiennent des démonstrations, parce qu’elles ne dérivent pas leurs connaissances de concepts, mais de la construction des concepts, c’est-à-dire de l’intuition qui peut être donnée a priori comme correspondante aux concepts. 

La méthode algébrique elle-même avec ses équations d’où elle tire par réduction la vérité en même temps que la preuve, si elle n’est pas sans doute une construction géométrique, n'en est pas moins une construction caractéristique, où, à l’aide de signes, on représente les concepts dans l’intuition, surtout ceux du rapport des quantités, et où, indépendamment de tout essai de découverte, on garantit les raisonnements contre les erreurs par cela seul que chacun d'eux est mis devant les yeux. 

La connaissance philosophique, au contraire, est nécessairement privée de cet avantage, puisqu’elle doit toujours considérer le général in abstracto (au moyen de concepts), tandis que les mathématiques peuvent examiner le général in concreto (dans l’intuition particulière) et, pourtant, au moyen d’une représentation pure a priori, dans laquelle toute faute devient visible. Je donnerais donc plus volontiers aux preuves philosophiques le nom de preuves acroamatiques (discursives) que celui de démonstrations, parce que ces preuves ne peuvent se faire que par des mots (par l’objet en pensée), tandis que, comme l'expression l'indique déjà, les démonstrations pénètrent dans l’intuition de l’objet.

- Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Partie II : "Méthodologie transcendantale", Chapitre 1 : "Discipline de la raison pure", Section 1 : "Discipline de la raison pure dans l'usage dogmatique", §3, trad. J. Barni, 1869, tome II, p. 305-306 (disponible sur Gallica). 

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