vendredi 12 septembre 2008

Facebook : le marché des amis

A quoi sert Facebook ? La question est posée. Tout comme les blogs, Facebook est le lieu de l’exposition de sa vie privée, on y trouve le récit et les images de nos vacances ou de nos soirées, on y affiche son statut, ses pensées, sa profession. Nous y avons des contacts superficiels avec toute sorte de gens : des collègues, des connaissances, d’anciens copains ou des amis. Apparemment donc, Facebook ne sert pas à grand-chose. Un outil de plus dans un monde déjà saturé par la superficialité : I-pod, I-phone, etc.
Mais notre question de départ n’est pas anodine. Facebook est bien un outil, et sous ses apparences de futilité, il peut se révéler très utile...
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jeudi 22 mai 2008

Le Contre-discours de mai de François Cusset

Ce Contre-discours de mai, publié aux éditions Actes Sud, est un livre d’humeur qui prend à contre-pied les discours des embaumeurs (Cohn-Bendit, Geismar) et des fossoyeurs (Sarkozy, Ferry) de mai 68. En s’accaparant le monopole de la discussion sur cette révolte, ils empêchent les vrais héritiers de mai 68 de se reconnaître dans cet authentique mouvement politique. La thèse principale du livre est qu’en discourant à tort et à travers sur les événements de mai, on en oublie l’effectivité politique. On prive ainsi les insurgés de l’aliment qui faisait la vigueur de leur soulèvement. C’est par une analyse furtive et surtout, un replacement de l’esprit de mai dans sa dimension événementielle et actuelle, que Cusset espère permettre une inscription des nouvelles luttes politiques, à la fois en rupture et en continuité avec mai 68 (il parle d’homologie structurale entre mai 68 et les nouveaux collectifs comme Act up ou ATTAC).

L’ouvrage s’ouvre sur un paradoxe : mai 68 a été un moment où les dimensions incompatibles de toute une génération se sont fondues dans un même élan. On a ensuite beaucoup insisté sur la fugacité de ce mouvement et son manque d’intérêt pour la prise du pouvoir. Or cet argument a surtout servi à le banaliser et à le dépolitiser. Pour retrouver la vérité de mai 68, il faut gratter le trop connu, éviter les commentaires qui normalisent, car derrière se trouve l’audace intacte de ce qui a surgi. Il suffit selon Cusset de « faire confiance à l’événement : de ne pas réduire son pouvoir de surprise, aux signifiant figés de l’histoire automatique », p. 17.

L’auteur précise qu’il n’a pas vécu directement mai 68, tout juste a-t-il le même âge que cet événement. Mais il a été déçu par le désenchantement et la haine développés à l’encontre de ce mouvement, contre « cette vieille figure bordélique du Désir collectif », p. 20. Il y a en France une peur vis-à-vis de mai 68, une peur de sa diffusion énigmatique. Ainsi Cusset remarque une certaine unanimité pour liquider mai 68. Des gens aussi divers que Mitterrand, Aron, Cohn-Bendit ou Ferry ont finalement tous eu des visions réductrices de ce mouvement. Bref, à gauche, comme à droite : « tous d’accord, en somme, et depuis le début », p. 22.

Cusset donne en vrac plusieurs enjeux à son livre, nous retiendront ici les lignes essentielles. Il s’agit pour lui de redonner à mai 68 sa force d’irruption, d’affirmer que la prise de parole peut aussi être une puissance d’agir, qu’on peut lier l’existence et la politique, que les luttes mineures sont plus longues que les batailles officielles, que l’égalité se conjugue seulement au présent, que mai 68 n’a jamais été intégré dans les mœurs de la société française et qu’une contre-révolution n’a en fait jamais cessé d’être rongée de l’intérieur par le vers du refus.

La récupération de mai 68 s’est faite dès le début. L’idée n’est donc pas de proposer une énième interprétation du phénomène. Mais derrière les évidences qui se sont développées, l’ambition est de montrer que mai 68 n’est pas un phénomène que l’on peut embaumer : selon Cusset, mai 68 ne fait que commencer. Autrement dit, alors que Nicolas Sarkozy cherche à liquider 68, aidé en cela par tous les embaumeurs et les fossoyeurs de mai 68, il s’agit d’affirmer que face au pouvoir, la seule solution logique est peut-être de « protester plus pour vivre plus », p. 26.


mardi 8 avril 2008

L'extension du domaine pathologique : Ehrenberg et Houellebecq

Dans La fatigue d’être soi. Dépression et Société [1998], Ehrenberg réalise une histoire sociologique de la dépression. Il réalise son travail à partir de revues médicales et en étudiant comment les pathologies dépressives sont différemment décrites selon l’époque où elles sont détectées. Selon Ehrenberg, l’individualisation est une norme sociale qui contraint les individus dans les sociétés modernes. Dans les sociétés traditionnelles, la norme est qu’il faut obéir, mais dans les sociétés modernes la norme est qu’il faut être soi-même, être libre. Or à chaque fois, ceux qui ne parviennent pas à entrer dans la norme développent une pathologie. Au sein des sociétés modernes, Ehrenberg distingue deux âges de l’individualisme.

Dans les années 60-70, la norme sociale dominante est « l’identité individuelle ». C’est l’idée qu’il faut être soi-même. Cette exigence provoque chez certains individus qui ont du mal à s’adapter une pathologie spécifique : « l’insécurité identitaire ». Ce sont les individus qui déclarent ne pas réussir à se trouver. Pour résoudre cette pathologie, la psychologie invente une thérapie : la thérapie de groupe. Dans les années 80, la norme dominante de l’individualisme est celle de l’action individuelle et du culte de la performance, cela se traduit par l’exigence de la part de l’individu de la manifestation de ses capacités à entreprendre, à être un battant, un gagnant etc. La pathologie corrélative est la peur d’échouer. La thérapie est le Prozac, le Viagra, tous ces médicaments qui servent à combattre la panne.

On peut dire qu’aujourd'hui ces deux types d’individualisme coexistent. Mais de nouvelles normes et donc de nouvelles pathologies apparaissent dans les années 80. On a ainsi dans l’individualisme contemporain une peur profonde de la part des individus à être soi-même. En conséquence, si un individu échoue dans tout, son moi devient trop lourd à porter : il ne fait plus de projet, ne communique plus, etc. Le déprimé est l’envers de l’individu individualisé contemporain. Dans ce contexte, c’est le déprimé qui fait apparaître quelles sont les normes de socialisation.

On peut rapprocher La fatigue d’être soi du livre de Houellebecq : Extension du domaine de la lutte. Ce roman paru en [1994] est la chronique d’une dépression analysée comme un symptôme de l’individualisme contemporain. L’originalité de Houellebecq est de tenir un discours critique sur la psychologie et la psychanalyse qui, selon lui, font finalement le jeu de l’individualisme plutôt que de régler le problème de la dépression. Vers la fin du roman, la dépression devenant de plus en plus insupportable, le narrateur décide de suivre les conseils de son médecin et d’aller en maison de repos. Lors d’entretiens avec la psychologue, il s’entend reprocher « de parler en termes trop généraux, trop sociologiques ». Elle lui conseille de s’impliquer, d’essayer de se « recentrer sur lui-même ». A quoi le narrateur lui répond : « Mais j’en ai un peu assez, de moi-même ». La psychologue joue le jeu de l’individualisme car elle recentre l’individu sur lui-même et le rend responsable de ses problèmes. En réduisant des problèmes sociaux à des problèmes psychologiques, elle prolonge la situation de fatigue d’être soi. La psychologue poursuit ainsi : « En tant que psychologue je ne peux accepter un tel discours, ni le favoriser en aucune manière. En dissertant sur la société vous établissez une barrière derrière laquelle vous vous protégez ; c’est cette barrière qu’il m’appartient de détruire pour que nous puissions travailler sur vos problèmes personnels » (EDL, p. 145).

Or pour Alain Ehrenberg la dépression est justement « la pathologie d’une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l’initiative ». Autrement dit, on a un basculement historique où l’on passe de « l’angoisse névrotique » à la « fatigue d’être soi ». Selon Freud, la névrose provient d’une impossibilité pour un homme d’accepter le degré de renoncement que la société lui impose. Dans une société où les règles sociales se relâchent et où l’individualisation est croissante, la dépression devient la pathologie dominante, car cette fois la norme est l’individu. La dépression est une pathologie de l’individu moderne qui lui rappelle que tout n’est pas possible. Elle résulte du fait que l’homme ne peut plus faire face aux renoncements que son individualité lui impose. C’est pourquoi on passe de ce que Houellebecq appelle le « domaine de la règle » au « domaine de la lutte » (EDL, p.14), c'est-à-dire du poids de la société et de ses règles sociales au poids de l’initiative individuelle.

samedi 5 avril 2008

L'individu spectral de Baudrillard

Jean Baudrillard est un philosophe qui ausculte les sociétés industrielles avancées. Par une approche non critique, mais que l’on peut qualifier de synchronique, il cherche à diagnostiquer ce qui se dissimule dans les évènements. Ce qui l’intéresse, ce sont les passages qui redistribuent les états de choses, la façon dont se redéploient, à un moment donné, les règles du jeu. Son postulat méthodologique est que, pour comprendre la société dans laquelle nous vivons, il faut en saisir les nouvelles règles en jouant à l’intérieur de celle-ci. Baudrillard est donc en rupture avec la position critique qui juge un état de fait en se plaçant d’un point de vue extérieur à la société. Il faut jouer le jeu pour le comprendre et s’en saisir. Ainsi son constat est que l’individu comme concept historique et comme utopie est mort. A sa place, émerge un individu de synthèse, une particule neutre liée aux réseaux et à la société de masse.

Pour Baudrillard, il faut tout d’abord distinguer la notion de sujet de la notion d’individu. Un sujet s’affronte à l’altérité, c’est un individu avec sa subjectivité et ses passions. Il repose sur une division, c’est pourquoi on peut psychanalyser un sujet et non pas un individu : un sujet est un individu qui se crée une structure et une subjectivité. Mais la configuration de nos sociétés contemporaines ne laisse plus la place à la division ou à la négation : l’individu n’est plus ce sujet affronté à l’autre, ou même ayant intériorisé le groupe, donc divisé en lui-même. Il n’y a plus qu’un individu seul, c'est-à-dire quelque chose d’indivisée, comme « une bulle » précise Baudrillard dans "Le sujet et son double". Cet individu est une monade avec ses propres images et ses propres moyens de formation. Elle fonctionne pour elle-même et ne s’affronte plus à l’altérité. Elle est dans un rapport du même au même. L’individu est une sorte de spectre, de fantôme qui hante encore l’espace après la mort du sujet. Si l’individu moderne est ce qu’on peut appeler un sujet, l’individu postmoderne est lui un individu spectral, c'est-à-dire un clone du sujet dont il manque la structure et la spécificité.

Dans les sociétés contemporaines, l’individu n’est pas un produit original car il résulte de la fonction de masse. Le sujet au contraire émergeait d’une autre société, d’une période où l’individualité était héroïsée. La notion de sujet avait une force, une exigence, une autre ambition, alors que la notion d’individu est le résultat de l’insignifiance du sujet. Cela ne veut pas dire l’individu avec ses spécificités est amené à disparaître. En tant que réflexion du sujet, donc existence seconde du sujet, la notion d’individu peut même prétendre à une existence éternelle. Le sujet en tant que notion utopique et héroïque a eu une existence brève. Mais l’individu en tant que formation artificielle et de synthèse est une prothèse. Il a donc une sorte d’éternité. Les artefacts, c'est-à-dire ce qui vient dans une période après, postérieure, postmoderne, ont une plus longue durée. Simplement, ils ne font plus partie d’une aventure mais d’un système de défense. Cet individu a une grande permanence car il fait corps avec le fonctionnement de masse, le fonctionnement en réseau, dans lequel l’individu n’a pas d’autre choix que de mettre en place une défense, une couverture, de rechercher l’immunité. Mais, en tant que tel, l’individu n’a plus un grand intérêt, ni une grande valeur stratégique. Baudrillard ne voit pas comment on peut s’appuyer sur lui pour relancer un ordre politique ou une perspective révolutionnaire : il « reste un individu sans alternative, sans altérité » (Ibid.).

Ce changement s’explique parce que la culture de l’individu a changé. La culture du sujet était une culture de l’action, mais la culture de l’individu, est une culture de l’opération. La culture de l’individu est composée de ses machines, de ses prothèses, de son look et de ses images. Une culture de l’action a besoin de se transcender dans des idéaux. Mais une culture de l’opération intègre l’individu comme une fonction dans le réseau et la masse. En conséquence, l’individu n’a plus besoin de se transcender car « il ne faut pas qu’il se débranche » (Ibid.), il faut qu’il soit branché, donc qu’il soit toujours connecté. C’est une nouvelle définition, voire une indéfinition de l’individu. L’individu est sans aucune détermination personnelle, il n’est plus qu’une opération, une fonction dans un ensemble.

Pour Baudrillard, le retour de l’individualisme correspond à l’apparition du spectre du sujet, à la résurgence d’un individu, mais sur le mode spectral, c'est-à-dire sans structure et sans idéal. L’individu contemporain est celui qui se cherche des idéaux comme le fait le sujet, mais qui s’affronte continument à l’insignifiance de ses orientations sociales, politiques, religieuses, voire même sexuelles. Cela s’explique par le fait que le sujet est devenu un individu sans individualité, un individu sans profondeur, sans densité, sans référent, bref un individu sans l’individu, un individu standard réduit à sa fonction d’opérateur. Face à ce diagnostique, le désespoir n’est pas une réaction appropriée nous dit Baudrillard. Il faut accepter cet état de fait et passer à une nouvelle manière de comprendre le monde. Il ne s’agit plus de critiquer ses lois en prenant une posture objective, il s’agit plutôt d’en comprendre les règles de l’intérieur pour pouvoir les saisir et jouer avec elles.

dimanche 30 mars 2008

Foucault, la politique au cœur du sujet

L’énigme du tournant Foucault peut s’interpréter par la nécessité de faire la généalogie d’un sujet désirant. Un sujet désirant tient son identité de la somme de ses désirs (cf. « dis-moi ce que tu désires, je te dirais qui tu es »). Les angoisses proviennent d’un désir méconnu. Mais le fait que l’homme soit un être de désir est une donnée historique et non pas anthropologique. Cela signifie que l’homme en tant qu’être de désir est une construction contingente et par conséquent défaisable.

En tant qu’être désirant, le sujet n’est que l’effet d’une politique de l’obéissance. Le travail de Foucault dans les années 80 consiste à montrer comment des pratiques de direction se sont progressivement inscrites dans un sujet en vue d’obtenir de lui son obéissance.

Il faut ainsi faire une distinction entre la connaissance de soi-même, donc de ses désirs et la construction de soi-même, donc l’œuvre de vie qu’il s’agit de façonner. Pour Foucault, ce qui importe c’est moins la connaissance et le dévoilement de ses propres désirs, que la sculpture de soi, la création de soi-même. La différence majeure est à saisir dans l’opposition entre l’examen de conscience et l’exercice spirituel. Se connaître soi-même revient à instaurer une distance par rapport à soi, à façonner un sujet psychagogique. Au contraire faire œuvre de vie revient à travailler sur son corps, sur ses actions et à former son esprit. Au lieu de creuser son âme, on conforme son action et son discours. C’est moins l’intériorité psychologique qui importe que l’extériorité des actions.

On retrouve cette tension entre une pratique chrétienne de l’examen de conscience qui impose au sujet de scruter ses pensées, et la pratique antique qui dans les exercices spirituels, cherche à construire ses actions. L’exercice spirituel vise à une action réglée par le discours, à un accord entre les deux, tandis que l’examen de conscience en livre les écarts, les fautes, installe un soupçon vis-à-vis de ses propres pensées.

La préoccupation des philosophes antiques est moins tournée vers le souci de se connaître que le souci de se faire. Ou plutôt, se connaître pour les Grecs, ce n’est pas scruter son âme pour débusquer les moindres variations de ses désirs. Se connaître c’est d’abord se maîtriser soi-même pour ensuite acquérir une légitimité dans le gouvernement des autres.

La liberté est une production : on ne naît pas libre, on le devient. Cela signifie aussi que pour devenir libre, il est nécessaire de suivre les personnes qui ont apprises à se gouverner elles-mêmes. Elles jouent le rôle d’accompagnatrices dans l’émancipation individuelle. Il n’existe pas de souci de soi égoïste : se soucier de soi ne peut passer que par la médiation d’autrui. Autrui est une médiation nécessaire en ce qu’il instaure une distance entre moi et moi-même, entre mon rôle social et ma conscience. La relation aux autres et au monde est donc indispensable dans toute construction de soi.

Dans L’Herméneutique du sujet, Foucault reprend à Epictète (Entretiens, I-11) l’histoire de ce père de famille qui trouve sa fille malade à son domicile et qui par lâcheté, semble-t-il, quitte son domicile. La conduite que ce père de famille a, l’inquiète. Il va donc trouver Epictète et lui demande conseille. Or au lieu de le culpabiliser, Epictète lui rétorque qu’au fond, il ne s’est pas assez soucié de lui-même. S’il a fuit ses responsabilités de père, c’est parce qu’il s’est laissé fasciné par l’image du visage malade de sa fille. Mais s’il s’était soucié davantage de lui-même, c'est-à-dire si avant de partir, il avait introduit entre le monde et lui une certaine distance, il aurait pu faire retour sur lui-même et par une réflexion sur son rôle de père de famille aurait pu sélectionner la bonne conduite à tenir comme par exemple assurer sa protection, la rassurer. Se soucier de soi pour Epictète, c’est assumer son rôle social de la meilleure façon possible.

Comme on a pu le voir, en permettant de prendre conscience des rôles sociaux qu’il incombe d’endosser, ce souci de soi établit une distance entre le sujet et le monde. Cette distance favorise l’action politique car elle permet de dépasser ce qui emprisonne et capture les consciences : elle permet un retour sur soi à partir duquel on peut établir des devoirs consécutifs au rôle social et les réfléchir pour sélectionner la meilleure réaction possible. L’action politique n’est donc pas ce qui arrache le philosophe au monde, il n’a plus à fuir dans une contemplation stérile, mais il peut à présent investir le monde pour y exercer une action critique et concrète. La distance instaurée par le souci de soi arme le sujet d’un moyen d’atteindre l’objet, c'est-à-dire de le saisir de façon à s’en servir.

La réflexion éthique de Foucault est donc éminemment politique. C’est dans un but politique qu’on instaure un rapport de soi à soi. Le sujet ne se constitue ni dans l’introspection, ni dans la gestion de ses affects, mais dans le champ des luttes politiques. Au cœur du sujet foucaldien, ce que l’on trouve, c’est la politique comme « tension vibrante du rapport de soi à soi » (F. Gros, « Foucault et le gouvernement de soi »).

jeudi 13 mars 2008

L'expérience religieuse selon Kant

Il est devenu courant de constater en ce début de XXIe siècle, un retour du religieux. Les tensions au Proche-Orient quasi permanentes, le durcissement des courants fondamentalistes et le repli communautaire et civilisationnel vont en effet en ce sens. Il semblerait que dans le monde contemporain globalisé, chacun revienne sur lui-même et invoque sa propre expérience du religieux comme un moyen de légitimer son action. On peut s'interroger sur cette manière de justifier rationnellement sa propre expérience du religieux en revenant sur la conception kantienne de l'acte de foi. Cela permettra de montrer qu'une véritable expérience religieuse est une expérience sociale et non pas individuelle.

Historiquement, certains philosophes comme Pascal, placent la foi à l’opposé de la raison et de la philosophie. Mais d’autres comme Descartes, donnent à la religion une assise rationnelle. Cette idée le conduit à démontrer l’existence de Dieu more geometrico. Dans les Méditations métaphysiques (III), Descartes prouve l’existence de Dieu de manière logique. Comme il ne peut pas y avoir plus de réalité dans l'effet que dans la cause : il faut conclure que l’idée innée de Dieu que j’ai en moi est l’effet de son existence, car l’effet (= l’idée de Dieu) ne peut pas avoir plus de réalité que la cause (= l’existence de Dieu). Une sorte de réalité supplémentaire qui, tout en étant présente dans l'effet, serait absente de sa cause, apparaîtrait comme ayant pour cause le néant, ce qui est absurde. Dieu existe affirme Descartes, et son existence se démontre rationnellement.

Dans une telle perspective la foi n’aurait pas à se méfier de la raison. Averroès montre par exemple dans son Discours décisif que le Coran commande aux hommes de se servir de leur entendement. Le texte sacré légitime donc le recours à la philosophie et à la science. La Révélation elle-même exige que l’on se serve de la raison pour connaître, ce qui signifie aussi qu’une expérience religieuse peut se faire sur le mode du discours raisonné. Les Méditations métaphysiques sont à leur manière une expérience religieuse en ce qu’elles donnent à voir le divin par le biais de sa nécessité rationnelle. Aristote lui-même lorsqu’il éprouve le vertige de l’infini et qu’il s’arrête au premier moteur immobile fait une expérience rationnelle du divin.

Mais Kant ne pense pas qu’une expérience rationnelle du divin puisse devenir un acte de connaissance. Kant oppose dans La religion dans les limites de la simple raison la « foi pratique » et la « connaissance théorique ». Il veut dire par là que la foi ne peut reposer sur aucune connaissance de ce qu’est Dieu. Son existence ne peut pas être prouvée comme veut le faire Descartes par la logique (on se souvient des cents thalers possibles qui sont dans ma poche, je ne peux pas déduire leur existence effective). Dieu dépasse toutes les conditions sensibles de la connaissance (c'est-à-dire l’espace et le temps), il est donc impossible de le connaître. A quoi renverrait une expérience religieuse pour Kant ? A l’expérience de la loi morale qui se trouve en nous. C’est à partir de la conscience de notre devoir que nous pouvons croire en un Dieu moral. C’est parce que nous savons que nous sommes libres qu’il peut y avoir une « foi pratique ». Cette foi pratique au plan de la connaissance n’est qu’une hypothèse. Notre raison nous indique que l’existence de Dieu est possible, mais elle est impuissante à le démontrer. C’est donc à la liberté de chaque homme d'affirmer que l'existence de Dieu qui est simplement possible, peut aussi être réel, mais alors ce sera un acte de foi et non une connaissance.

L’expérience religieuse existe parce que la raison humaine ne se satisfait pas de ne pouvoir connaître que ce qui est accessible dans le cadre de l’expérience. On peut élaborer des constructions rationnelles à l’infini sur des entités qui ne se donnent pas dans le cours ordinaire de l’expérience. Vouloir établir rationnellement l’existence de Dieu est un objectif courant des philosophes. Mais ils ne produisent là que des théories qui sont invérifiables. Pour restreindre cette tendance profonde de la raison théorique à tenter de connaître ce qui dépasse toute expérience possible, Kant distingue deux usages de la raison :

· un usage logique légitime qui consiste à unifier les concepts de l’entendement en les rapportant à des principes ;

· un usage transcendant illégitime : la raison emporté par sa tendance naturelle à vouloir unifier les principes et les concepts de l’entendement les déduit de causes inconditionnées auxquelles elle attribue une existence objective au-delà des limites du monde de l’expérience.

Ce dernier usage conduit la raison à affirmer l’existence d’êtres dont on ne peut pas faire l’expérience. La raison doit donc borner son champ d’investigation aux phénomènes observables, mettre au jour les lois de la nature et ne pas chercher à connaître les causes premières des phénomènes. Une expérience religieuse sur le mode du connaître est donc impossible pour Kant, car cette expérience dépasserait les cadres de l’observation de ces phénomènes. Mais sur le plan moral, l’expérience du divin est possible, dans la mesure où la foi est liée à la loi morale. Par conséquent, une expérience religieuse pour Kant n’est pas une expérience mystico-esthétique sur le mode du sublime, on ne peut pas faire l’expérience sensible de Dieu, de son infinité. Mais cette expérience religieuse est une conscience du devoir et de la loi morale. On est là très loin de l’expérience religieuse individualiste à la mode de nos jours.

mardi 11 mars 2008

Art et pensée


Certains objets, comme les oeuvres d'art n’ont pas d’utilité, et par conséquent pas de prix. Comme le souligne Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne (Agora Pocket, p. 222), les objets d’art sont les seuls qui sont capables de résister à l’argent. Bien sûr une œuvre d’art s’achète. Mais son prix ne se réduit pas à l’usage que l’on peut en faire.
L’œuvre d’art s’écarte des besoins et des exigences de la vie quotidienne. Elle présente une permanence qui la fait être plus intensément du monde. Cette permanence vient du fait qu’elle ne sert pas à l’usage, elle ne s’use pas. Or à travers cette permanence de l’art, l’homme rend visible la pensée. La source immédiate de l’œuvre d’art n’est pas la passion ou le désir, mais la pensée. Entre la passion et le désir, on trouve la pensée. Les mains de l’artiste façonnent la passion et le désir humain en les transformant en objet. Cette réification est opérée par la pensée. C’est la pensée qui offre au monde la passion et le désir humain.
Mais Hannah Arendt nous met en garde : il ne s’agit pas là d’une simple transformation réifiante, mais d’une véritable transfiguration. Les oeuvres d'art sont des objets de pensée. Or cette réification a bien un prix, mais c’est la vie même.
Penser ce n’est pas connaître. La pensée se manifeste sans transfiguration dans la philosophie, tandis que les processus cognitifs sont l’objet des sciences. La cognition poursuit toujours un but défini, et son processus s’achève une fois le but atteint. La pensée au contraire n’a ni but, ni fin hors d’elle-même, elle ne produit même pas de résultats. Pour cette raison, elle est souvent qualifiée d’inutile, presque autant que les œuvres d’art qu’elle inspire. Ces produits inutiles, la pensée ne peut même pas les revendiquer : l’artiste, tout comme le philosophe, vise moins le résultat que le processus de la pensée qu’il essaie de matérialiser. L’activité de penser est aussi incessante que la vie, et se demander si la pensée a un sens se ramène à l’énigme sans réponse du sens de la vie. La pensée ne vise pas la productivité, mais la dépasse en ce qu’elle produit des choses inutiles, étrangères aux nécessités physiques.
La pensée ne s’identifie pas non plus avec la logique. La logique s’identifie avec l’intelligence et est une force d’intellect comparable à la force de travail. Ces lois logiques se trouvent dans la structure même du cerveau : un humain ne peut pas soutenir que deux et deux ne font pas quatre. Si l’homme était un animal rationale, c'est-à-dire un animal qui diffère des autres parce qu’il a une intelligence supérieure, les machines seraient plus intelligentes que les humains. Cela donne tort à Hobbes par exemple, qui fait de la rationalité, au sens de calcul des conséquences, la plus humaine des facultés de l’homme et raison à Marx, Nietzsche ou Bergson, qui voyaient là seulement une simple fonction du processus vital.
Même les économistes utilitaristes se sont rendus compte que l’œuvre était plus productive si elle était capable de produire de la durabilité. La norme selon laquelle on juge l’excellence d’un objet n’est jamais uniquement l’utilité. Si l’on veut juger de la beauté d’une table, du point de vue de l’utilité une table laide sera aussi utile qu’une table élégante, mais c’est ce à quoi celle-ci devait ressembler, c'est-à-dire par rapport à sa Forme intelligible que l’on peut juger de sa beauté ou de sa laideur. Les objets d’usage eux-mêmes sont jugés d’après les besoins subjectifs de chacun mais aussi selon les normes objectives du monde où ils trouveront leur place pour être vus. Pour faire un monde commun, les hommes de parole et d’action ont besoin des artistes et des philosophes, car ce sont eux qui entretiennent l’histoire qu’ils jouent.

jeudi 28 février 2008

Les Facebook studies

Il existe aujourd'hui une multiplicité de réseaux sociaux numériques. Pourquoi alors choisir spécifiquement Facebook ? Nous avons choisi ce terrain d’enquête pour deux raisons principales. Tout d’abord, Facebook est un réseau social qui au départ était réservé à une élite particulière : les étudiants d’Harvard. Mais très vite, il s’est avéré plus rentable de l’ouvrir à d’autres personnes : les étudiants américains, puis ceux du reste du monde et enfin à n’importe qui. On a donc un processus rapide mais par étapes, de démocratisation dont les raisons sont économiques et commerciales. Ensuite Facebook apporte des innovations majeures par rapport à ses concurrents comme Orkut, Tagged, MySpace et autres : il n’a d’intérêt que dans la mesure où vous entrez un certain nombre d’informations comme votre nom, vos intérêts personnels, vos activités, vos opinions politiques et vos croyances religieuses. En d’autres termes ce n’est pas seulement un réseau pour les étudiants, c’est aussi un moyen de rencontrer d’autres personnes qui pensent comme vous, de cultiver son image et de vendre son nom comme on vend un produit. Dans les autres réseaux votre nom véritable apparaît rarement, les opinions politiques ne sont pas demandées ni les croyances religieuses. Ainsi tout un ensemble d’informations sont recueillies sur vous, là encore dans un but commercial mais pas seulement. On peut noter que le créateur de ce réseau social, Mark Zukerberg, n’avait probablement pas l’idée au départ de gagner de l’argent. Mais il a compris très vite quel était le potentiel économique de sa création.

Dans la phrase mise en exergue, on retrouve l’idée de l’influence. Il y a une dimension politique de ce réseau social qu’il va s’agir d’explorer. Cette influence est décrite comme le « Saint Graal de la publicité », ce qui pose la question de l’utilisation par le marketing politique de Facebook. L’homme politique en effet peut rendre accessible à l’ensemble de ses électeurs un certain nombre d’informations sur sa vie privée, mettre à disposition des photos ou des vidéos de sa famille, de ses vacances, etc. Toute une série d’utilisations qui peuvent contribuer à le rapprocher de ses concitoyens. Ceux-ci peuvent lui laisser un message public sur son « wall », ou bien s’entretenir avec lui en privé en lui envoyant un message. Cette nouvelle proximité, une proximité virtuelle, pourra être questionnée dans sa valeur d’authenticité : comment être sûr que c’est bien l’homme politique qui me répond et pas l’un de ses communicants ?

Une autre dimension peut-être explorée : celle de l’individualisme contemporain. Toute personne qui s’inscrit sur Facebook compose un « profile ». Ce profile est une sorte de cristallisation de l’image qu’un individu veut donner de lui. Mais cette représentation visible n’est pas la seule. Il existe également toute une série d’éléments qui révèlent la personnalité de l’individu. Ces éléments sont souvent liés à des problèmes inédits. Par exemple, la manière dont l’individu se met en avant pose comme problème celui du partage entre vie privée et vie publique. Le profile a un statut intéressant car il peut être à la fois cherché par tout le monde, mais tout le monde ne peut pas le regarder. L’individu peut définir des degrés de visibilité de son profile. On a donc une redéfinition individuelle de la frontière public/privé. C’est l’utilisateur qui fixe lui-même la barrière, ce qu’il veut montrer seulement à ses amis, aux gens de son réseau ou bien au monde entier. La conséquence de cela est une autre série de problèmes liés aux relations que l’individu entretient avec les autres : l’amitié, l’amour, les séparations. Non seulement elles deviennent publiques mais en plus elles donnent à voir les hiérarchies : les amis les plus proches peuvent être mis en avant, ce qui suppose des degrés dans l’amitié. Il faut également se demander quand est-ce qu’on peut se considérer comme l’ami d’un autre. La possibilité de constituer un réseau d’amis qui met en avant le capital social de l’individu rend ambivalent l’idée traditionnelle d’une amitié rare et privilégiée. L’individu sur Facebook n’a aucun intérêt à limiter son réseau à quelques amis. Cela l’oblige à élargir sa notion d’amitié et de l’étendre à de simples camarades de classe, voire à des rencontres d’un soir. Mais et c’est cela le paradoxe, Facebook n’empêche pas certains individus de limiter et ainsi de sélectionner leur réseau d’amis. Dans ce cas l’ami sert donc bien l’image de la personne mais dans une stratégie de distinction et non plus de quantification.

On peut aussi explorer les résistances qui sont nombreuses et intéressantes à comprendre. Comme Facebook est un phénomène émergent et à la mode, il existe une pression sociale qui incite les individus à y être. Face à cette incitation voire à cette injonction, certains veulent rester extérieurs, libres et donc refusent de s’inscrire. On peut en effet parler de refus car Facebook permet aux inscrits d’envoyer un mail d’invitation à d’autres personnes. Si ces personnes après une dizaine de mails, ne s’inscrivent toujours pas, c’est qu’ils sont entrés dans une logique de résistance. Quels sont les motifs, au nom de quoi on refuse de céder à la pression sociale ?

La démocratisation, on le voit n’est pas totale. Malgré l’ouverture à tous, on observe ici et là des résistances. Mais on a également des disparités dans l’utilisation même de ce réseau. Par exemple, certaines personnes vont miser sur la quantité d’amis qu’elles vont accumuler, d’autres vont limiter leurs relations à des amis auxquels elles accordent une forte valeur. Il existe aussi des disparités dans la gestion de l’image : certains ont plus de facilités à se mettre en avant, ils vont régulièrement mettre à jour leur profile, peaufiner leur portrait, envoyer des messages aux autres. D’autres au contraire vont avoir une attitude plus timorée. La virtualisation peut aider des gens timides à faire le premier pas, et empêcher les gens à l’aise dans la réalité de mettre en avant leur image. On a donc une sorte de renversement des valeurs.

Cette démocratisation a également un visage ambivalent du fait de l’aspect communautaire de Facebook. Tout d’abord vous pouvez constituer des groupes en fonction de vos goûts, de votre lieu d’habitation, de vos opinions politiques, etc. afin de rencontrer d’autres individus qui vous ressemblent et créer de nouveaux liens d’amitié. Ensuite il y a les networks qui permettent de préserver un aspect élitiste important : le network est un groupe fermé qui correspond à l’école dont vous sortez. Cela signifie que les gens de HEC sont en liaison permanente entre eux, les gens de science politique également. La démocratisation ne va pas sans un renforcement des corporatismes et de la mise en place de nouvelles stratégies de distinction.

mercredi 27 février 2008

La "monopolitisation"

Un des points importants de l'analyse foucaldienne des mécanismes de pouvoir ne consiste pas à faire une théorie générale de ce qu’est le pouvoir. Son analyse, notamment dans Sécurité, Territoire, Population vise à comprendre les relations, les lieux, les effets et les procédés du pouvoir. Autrement dit, il est important pour Foucault de ne pas substantialiser le pouvoir : il est un ensemble de procédures et non pas une substance homogène (en ce sens seulement il est possible d’amorcer une théorie du pouvoir).
Dans Le Cahier Bleu, Wittgenstein met en garde les philosophes contre leur "soif de généralité" (Tel, p. 57). Les philosophes sont des assoiffés de généralité et ont tendance à mépriser les cas particuliers. Un piège en découle
en philosophie, celui du substantialisme. Il consiste à rechercher une substance derrière un substantif. Si l'on cherche une substance derrière le pouvoir, on peut avoir l'impression qu'il est homogène. On peut ainsi lui donner une valeur, souvent négative. Or les figures du pouvoir sont plurielles. Ces différentes formes de pouvoir Foucault les détecte notamment dans les savoirs et les modes de subjectivation.
Même si le pouvoir est multiple, en archipel, disséminé, on peut néanmoins soulever une objection. Certes, il faut se déprendre d'une vision marxiste qui analyse l'Etat comme un appareil idéologique au service d'une classe dominante et qui oppresserait par ce moyen une classe dominée. Les rapports de pouvoir sont plus complexes. Cependant, il semble qu'il se passe à certains moments de l'histoire des concentrations des rapports de pouvoir entre les mains d'un nombre de personnes réduit. Quand on voit des milliers de CRS débarquer dans une cité pour arrêter une trentaine de personnes, on a la manifestation d'un pouvoir monopolisateur : il parvient non seulement à concentrer de multiples forces mais en dégageant un surplus écrasant, un peu sur le mode du Léviathan. Lorsque les pouvoirs se rassemblent au sein d'un même endroit, on a bien une concentration des pouvoirs en un monopole. Il existera toujours des formes régionales de pouvoir, mais seul l'appareil qui peut s'offrir le luxe d'un surplus détient véritablement un pouvoir à dimension nationale.
Au cœur de ce débat sur les pouvoirs s'opposent deux points de vue : une vision nationale et une vision régionale, une vue centralisante et une vue reterritorialisante. Dans les deux processus ce qui s'affirme est une même volonté de rassembler les pouvoirs autour d'un monopole. C'est ce processus de rassemblement des pouvoirs que l'on peut appeler la "monopolitisation".