L’énigme du tournant Foucault peut s’interpréter par la nécessité de faire la généalogie d’un sujet désirant. Un sujet désirant tient son identité de la somme de ses désirs (cf. « dis-moi ce que tu désires, je te dirais qui tu es »). Les angoisses proviennent d’un désir méconnu. Mais le fait que l’homme soit un être de désir est une donnée historique et non pas anthropologique. Cela signifie que l’homme en tant qu’être de désir est une construction contingente et par conséquent défaisable.
En tant qu’être désirant, le sujet n’est que l’effet d’une politique de l’obéissance. Le travail de Foucault dans les années 80 consiste à montrer comment des pratiques de direction se sont progressivement inscrites dans un sujet en vue d’obtenir de lui son obéissance.
Il faut ainsi faire une distinction entre la connaissance de soi-même, donc de ses désirs et la construction de soi-même, donc l’œuvre de vie qu’il s’agit de façonner. Pour Foucault, ce qui importe c’est moins la connaissance et le dévoilement de ses propres désirs, que la sculpture de soi, la création de soi-même. La différence majeure est à saisir dans l’opposition entre l’examen de conscience et l’exercice spirituel. Se connaître soi-même revient à instaurer une distance par rapport à soi, à façonner un sujet psychagogique. Au contraire faire œuvre de vie revient à travailler sur son corps, sur ses actions et à former son esprit. Au lieu de creuser son âme, on conforme son action et son discours. C’est moins l’intériorité psychologique qui importe que l’extériorité des actions.
On retrouve cette tension entre une pratique chrétienne de l’examen de conscience qui impose au sujet de scruter ses pensées, et la pratique antique qui dans les exercices spirituels, cherche à construire ses actions. L’exercice spirituel vise à une action réglée par le discours, à un accord entre les deux, tandis que l’examen de conscience en livre les écarts, les fautes, installe un soupçon vis-à-vis de ses propres pensées.
La préoccupation des philosophes antiques est moins tournée vers le souci de se connaître que le souci de se faire. Ou plutôt, se connaître pour les Grecs, ce n’est pas scruter son âme pour débusquer les moindres variations de ses désirs. Se connaître c’est d’abord se maîtriser soi-même pour ensuite acquérir une légitimité dans le gouvernement des autres.
La liberté est une production : on ne naît pas libre, on le devient. Cela signifie aussi que pour devenir libre, il est nécessaire de suivre les personnes qui ont apprises à se gouverner elles-mêmes. Elles jouent le rôle d’accompagnatrices dans l’émancipation individuelle. Il n’existe pas de souci de soi égoïste : se soucier de soi ne peut passer que par la médiation d’autrui. Autrui est une médiation nécessaire en ce qu’il instaure une distance entre moi et moi-même, entre mon rôle social et ma conscience. La relation aux autres et au monde est donc indispensable dans toute construction de soi.
Dans L’Herméneutique du sujet, Foucault reprend à Epictète (Entretiens, I-11) l’histoire de ce père de famille qui trouve sa fille malade à son domicile et qui par lâcheté, semble-t-il, quitte son domicile. La conduite que ce père de famille a, l’inquiète. Il va donc trouver Epictète et lui demande conseille. Or au lieu de le culpabiliser, Epictète lui rétorque qu’au fond, il ne s’est pas assez soucié de lui-même. S’il a fuit ses responsabilités de père, c’est parce qu’il s’est laissé fasciné par l’image du visage malade de sa fille. Mais s’il s’était soucié davantage de lui-même, c'est-à-dire si avant de partir, il avait introduit entre le monde et lui une certaine distance, il aurait pu faire retour sur lui-même et par une réflexion sur son rôle de père de famille aurait pu sélectionner la bonne conduite à tenir comme par exemple assurer sa protection, la rassurer. Se soucier de soi pour Epictète, c’est assumer son rôle social de la meilleure façon possible.
Comme on a pu le voir, en permettant de prendre conscience des rôles sociaux qu’il incombe d’endosser, ce souci de soi établit une distance entre le sujet et le monde. Cette distance favorise l’action politique car elle permet de dépasser ce qui emprisonne et capture les consciences : elle permet un retour sur soi à partir duquel on peut établir des devoirs consécutifs au rôle social et les réfléchir pour sélectionner la meilleure réaction possible. L’action politique n’est donc pas ce qui arrache le philosophe au monde, il n’a plus à fuir dans une contemplation stérile, mais il peut à présent investir le monde pour y exercer une action critique et concrète. La distance instaurée par le souci de soi arme le sujet d’un moyen d’atteindre l’objet, c'est-à-dire de le saisir de façon à s’en servir.
La réflexion éthique de Foucault est donc éminemment politique. C’est dans un but politique qu’on instaure un rapport de soi à soi. Le sujet ne se constitue ni dans l’introspection, ni dans la gestion de ses affects, mais dans le champ des luttes politiques. Au cœur du sujet foucaldien, ce que l’on trouve, c’est la politique comme « tension vibrante du rapport de soi à soi » (F. Gros, « Foucault et le gouvernement de soi »).
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