mardi 11 mars 2008

Art et pensée


Certains objets, comme les oeuvres d'art n’ont pas d’utilité, et par conséquent pas de prix. Comme le souligne Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne (Agora Pocket, p. 222), les objets d’art sont les seuls qui sont capables de résister à l’argent. Bien sûr une œuvre d’art s’achète. Mais son prix ne se réduit pas à l’usage que l’on peut en faire.
L’œuvre d’art s’écarte des besoins et des exigences de la vie quotidienne. Elle présente une permanence qui la fait être plus intensément du monde. Cette permanence vient du fait qu’elle ne sert pas à l’usage, elle ne s’use pas. Or à travers cette permanence de l’art, l’homme rend visible la pensée. La source immédiate de l’œuvre d’art n’est pas la passion ou le désir, mais la pensée. Entre la passion et le désir, on trouve la pensée. Les mains de l’artiste façonnent la passion et le désir humain en les transformant en objet. Cette réification est opérée par la pensée. C’est la pensée qui offre au monde la passion et le désir humain.
Mais Hannah Arendt nous met en garde : il ne s’agit pas là d’une simple transformation réifiante, mais d’une véritable transfiguration. Les oeuvres d'art sont des objets de pensée. Or cette réification a bien un prix, mais c’est la vie même.
Penser ce n’est pas connaître. La pensée se manifeste sans transfiguration dans la philosophie, tandis que les processus cognitifs sont l’objet des sciences. La cognition poursuit toujours un but défini, et son processus s’achève une fois le but atteint. La pensée au contraire n’a ni but, ni fin hors d’elle-même, elle ne produit même pas de résultats. Pour cette raison, elle est souvent qualifiée d’inutile, presque autant que les œuvres d’art qu’elle inspire. Ces produits inutiles, la pensée ne peut même pas les revendiquer : l’artiste, tout comme le philosophe, vise moins le résultat que le processus de la pensée qu’il essaie de matérialiser. L’activité de penser est aussi incessante que la vie, et se demander si la pensée a un sens se ramène à l’énigme sans réponse du sens de la vie. La pensée ne vise pas la productivité, mais la dépasse en ce qu’elle produit des choses inutiles, étrangères aux nécessités physiques.
La pensée ne s’identifie pas non plus avec la logique. La logique s’identifie avec l’intelligence et est une force d’intellect comparable à la force de travail. Ces lois logiques se trouvent dans la structure même du cerveau : un humain ne peut pas soutenir que deux et deux ne font pas quatre. Si l’homme était un animal rationale, c'est-à-dire un animal qui diffère des autres parce qu’il a une intelligence supérieure, les machines seraient plus intelligentes que les humains. Cela donne tort à Hobbes par exemple, qui fait de la rationalité, au sens de calcul des conséquences, la plus humaine des facultés de l’homme et raison à Marx, Nietzsche ou Bergson, qui voyaient là seulement une simple fonction du processus vital.
Même les économistes utilitaristes se sont rendus compte que l’œuvre était plus productive si elle était capable de produire de la durabilité. La norme selon laquelle on juge l’excellence d’un objet n’est jamais uniquement l’utilité. Si l’on veut juger de la beauté d’une table, du point de vue de l’utilité une table laide sera aussi utile qu’une table élégante, mais c’est ce à quoi celle-ci devait ressembler, c'est-à-dire par rapport à sa Forme intelligible que l’on peut juger de sa beauté ou de sa laideur. Les objets d’usage eux-mêmes sont jugés d’après les besoins subjectifs de chacun mais aussi selon les normes objectives du monde où ils trouveront leur place pour être vus. Pour faire un monde commun, les hommes de parole et d’action ont besoin des artistes et des philosophes, car ce sont eux qui entretiennent l’histoire qu’ils jouent.

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