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mercredi 8 juillet 2009

Heidegger ou la destruction de la métaphysique

Le § 6 de Etre et temps s'intitule « La tâche d'une destruction de l'histoire de l'ontologie ». Il s'agit pour Martin Heidegger de présenter ce que doit impliquer une destruction (Destruktion) de l'histoire du discours sur l'être (c'est-à-dire de l'ontologie). En effet, dans la pensée grecque qui inaugure la naissance de la philosophie occidentale, la question de l'être des choses est la question fondamentale qui conditionne toute élaboration philosophique. Platon et Aristote cherchent à savoir « ce que sont les choses », c'est-à-dire à déterminer ce qu'est la vérité du monde et de nous-mêmes. Savoir ce que l'on est ainsi que se connaître soi-même font partie intégrante de ce questionnement sur l'être.

Cependant, Heidegger remarque que cette question a été trop souvent oubliée dans l'histoire de la philosophie. Les grandes philosophies modernes se déploient en effet sur un fond de concepts (Dieu, l'âme, le monde) où la question de l'être ne fait plus problème. La philosophie devient un simple discours sur l'étant des choses, c'est-à-dire un discours où l'être va de soi et ne suscite plus l'étonnement. Pour cette raison, il dénonce la philosophie moderne comme une onto-théologie, un discours qui ne se pose plus la question de l'être, mais qui se referme dans une conception théologique de l'être, où l'être est posé de façon dogmatique comme objet.

La destruction est une tâche que doit se donner la pensée pour se défaire de la tradition des concepts de la philosophie et ainsi revenir aux expériences originaires qui ont présidé à leur constitution, et notamment ceux de la philosophie grecque. Il s'agit donc de revenir à l'une des plus fondamentales questions de la philosophie : « qu'est ce que l'être ? ».

La destruction entraîne une répétition de la question de l'être dans l'objectif d'approfondir l'être à partir du temps. Heidegger avance que toute philosophie de l'être est solidaire d'une histoire et d'une temporalité. Dans la philosophie moderne, on a cru possible de dire l'être indépendamment du moment historique dans lequel se déployaient les concepts. L'être était pensé sans le temps. Or Heidegger montre qu'il y a une histoire de la philosophie, et une détermination des concepts qui est non seulement propre à une époque mais aussi à une existence humaine, celle du philosophe. On ne peut donc plus faire comme si le philosophe révélait la vérité telle qu'elle est indépendamment du temps propre à l'existence humaine.

Ainsi de la même façon que Deleuze a montré qu'il y avait une géographie de la philosophie, on peut dire qu'Heidegger a montré qu'il existait une histoire de la philosophie. Ce constat incite à prendre en compte l'idée que nous informons l'être en fonction du temps et du lieu où l'on se trouve. D'où l'importance de continuer à se reposer la question de l'être à chaque époque.

Heidegger propose de repartir de ce constat pour élaborer une philosophie qui puisse prendre en compte cette dimension historique. Il nous invite ainsi à détruire la métaphysique telle qu'elle s'est bâtie, c'est-à-dire sur une conception de l'être qui nie la dimension temporelle de l'existence.

Cette destruction n'est cependant pas entièrement négative. La destruction heideggérienne ne laisse pas place à un champ de ruines. Heidegger détruit la philosophie pour répéter une question qui doit ouvrir à une nouvelle philosophie prenant en compte l'existence historique de l'homme et son rapport problématique à l'être. C'est en ce sens que Derrida a proposé comme traduction du terme allemand Destruktion la "déconstruction". La déconstruction est ce qui détruit et reconstruit dans un même mouvement de pensée la pensée.

Cette réflexion a stimulé toute une réflexion philosophique qui se donne pour tâche de lire les textes en ré-insérant des concepts dans leur trajectoire historique.

dimanche 7 juin 2009

Le cogito de Descartes

Le cogito de Descartes est une expression célèbre souvent mal comprise. Cogito est un terme latin qui signifie "je pense". Le philosophe René Descartes (1596-1650) en fait le principe de ses méditations métaphysiques, c'est-à-dire la source de toutes ses réflexions philosophiques. Cogito est en fait un raccourci pour "cogito ergo sum" ("je pense, donc je suis") que Descartes prononce dans Le Discours de la méthode (1637) puis dans Les principes de philosophie (proposition 7 et 10). Le cogito est en fait la première idée claire et distincte à partir de laquelle l'on peut élaborer une réflexion. Il garantit l'établissement d'un jugement indubitable du moment que l'on avance méticuleusement dans son raisonnement. Cette idée est claire, c'est-à-dire qu'elle est "présente et manifeste à un esprit attentif" (Principe de philosophie, I), mais aussi distincte, c'est-à-dire "précise et différente de toutes les autres (...) qui ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut" (ibid.).

Il existe cependant une autre formulation possible du cogito, qui au sens strict ne correspond pas à ce cogito compris comme affirmation de la pensée, mais qui en est une extension : "je suis, j'existe" (Méditation métaphysique). Dans la deuxième Méditation en effet, Descartes écrit : "cette proposition : "je suis, j'existe", est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit". En d'autres termes, du fait que je pense, je peux en déduire que je suis, et du fait que je suis, je sais du même coup que j'existe.

Avant de voir la distinction entre ces deux réflexions, "je suis, j'existe" et "je pense, donc je suis", voyons d'abord comment Descartes met au jour son fameux .Dans le Discours de la méthode, l'enjeu pour Descartes est surtout de présenter sa méthode et de lutter contre le scepticisme : "remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais" (IVe partie). Si l'on ouvre Les Principes, on lit : "je pense, donc je suis, est la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre". On voit donc que le cogito est le principe sur lequel peut être fondé un enchaînement de raison, donc une manière de s'assurer un point de départ vérace.

Dans les Méditations Métaphysiques, Descartes se lance à la recherche des vérités premières et il décide pour commencer, de faire table rase de ses certitudes. Il endosse alors le rôle du sceptique et doute de tout même jusqu'à la véracité des vérités mathématiques. Il élabore également l'hypothèse d'un malin génie qui le ferait se tromper toujours. Mais à ce doute poussé à un point extrême, hyperbolique, il s'aperçoit que quelque chose résiste : il ne peut pas douter qu'il pense pendant qu'il pense. Ainsi la réalité de sa propre pensée s'impose à lui comme une évidence absolue. En effet, quoi que je pense, je ne peux pas douter que je pense au même moment, et donc que je suis. Descartes pose donc comme certain que j'existe en tant que chose qui pense. Il y là une sorte d'instantanéité entre le je suis et le j'existe.

"Je pense, donc je suis" est tout simplement l'affirmation que je suis un sujet doué de conscience. Le sujet conscient de soi est ainsi posé comme ce que la pensée ne saurait éliminer sans se nier elle-même. Il faut bien comprendre que c'est en partant du sujet et de la conscience que Descartes fonde sa philosophie. Certains lecteurs contemporains de Descartes n'ont pas tout de suite compris ce que signifiait le cogito. Le philosophe Pierre Gassendi (1592-1655) par exemple lui oppose le fait qu'on peut inférer le cogito de n'importe quelle action comme « Je mange donc je suis » ou bien « Je me promène donc je suis ». Descartes lui répond (cf. « Lettre servant de réponse aux Cinquièmes objections ») que tous les actes que nous connaissons par nos sens ont été auparavant révoqués par le doute. La raison en est qu'ils peuvent très bien être illusoires (on peut rêver que l'on est en train de manger ou de se promener alors que l'on reste immobile dans un lit). La véritable formule n'est donc pas : « Je me promène, donc je suis », mais bien « Je pense que je me promène, donc je suis ». C'est la présence de ma pensée à elle-même qui est la seule certitude résistant à l'épreuve du doute, car même l'existence de mon propre corps est remise en question.

Par conséquent, l'absence d'inférence entre le je suis et j'existe, montre que le cogito, le raisonnement "je pense, donc je suis" est une idée claire qui me permet de constater (et non pas de déduire) que je suis. L'existence ne peut pas être déduite, mais elle est une émanation du cogito : me disant, "je pense, donc je suis", j'affirme du même coup mon existence en tant que conscience : "je suis, j'existe". La présence de ma pensée à elle-même, la conscience, est donc pour Descartes une certitude, une idée claire et distincte, à partir du moment où je pose l'acte fondateur du cogito : "je pense, donc je suis".

vendredi 1 mai 2009

Sartre et le garçon de café

Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse.

Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).

Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n’est point qu’il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu’elle « signifie » : l’obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l’ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu’elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s’agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point. Ce n’est pas que je ne veuille pas l’être ni qu’il soit un autre. Mais plutôt il n’y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation.

Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j’en suis séparé, comme l’objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m’isole de lui, je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. Et, par là même, je l’affecte de néant. J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme « analogon » . Ce que je tente de réaliser, c’est un être-en-soi du garçon de café, comme s’il n’était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d’état, comme s’il n’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. Comme si, du fait même que je soutiens ce rôle à l’existence, je ne le transcendais par de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition.

Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être-en-soi. Je suis sur le mode d’être ce que je ne suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu’il ne peut être parlant : l’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n’y suis pas, au sens où l’on dit « cette boîte d’allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un «être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n’est qu’une des structures. De toute part j’échappe à l’être et pourtant je suis.

Sartre (Jean-Paul), 1943 : L’Etre et le Néant, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1976, pp. 94-95.


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