jeudi 28 mai 2009

La communauté des ébranlés de Jan Patočka

Dans La Crise du sens, le philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977), évoque la « communauté des ébranlés » comme cette communauté qui partage, non pas un même sens assuré de la vie et du monde, mais un même sentiment d'ébranlement du sens toujours à construire et à renouveler.

La communauté des ébranlés est la communauté des gens qui vivent dans le souci de la réalité et de la vie en la société. Elle est inséparable d'une modalité de l'existence tournée vers autrui, ce que l'on nomme en philosophie l'être-avec. En d'autres termes, il s'agit d'une manière de se penser comme existant dans un monde commun dont le sens n'est pas évident, et de faire de cette non-évidence, le socle d'une société nouvelle, ouverte à l'universel à partir d'un ébranlement de la différence.

Sous un autre angle, la communauté des ébranlés est une manière de s'affronter à la réalité sans nier son caractère profondément subjectif et incertain. Il ne s'agit pas d'une communauté religieuse, ni d'une communauté refermée sur elle-même, sur ses propres particularités, sur le mode communautariste. La communauté des ébranlés est une communauté qui repose sur un sentiment philosophique de l'ébranlement.

L'ébranlement en philosophie est une expérience vécue par Platon au contact de son maître Socrate. Socrate en effet, ébranle les fausses certitudes en tournant la réflexion de son interlocuteur vers la recherche de la vérité. La protreptique est le nom de ce mouvement par lequel un homme qui croit savoir, finit par comprendre qu'il ne fait qu'opiner, et donc comprend qu'il doit redoubler d'effort pour parvenir à la vérité. Dans l'ébranlement, Socrate laisse entrevoir la vérité, c'est-à-dire l'être, non pas comme quelque chose que l'on peut posséder, mais comme un comportement qui est celui de sa recherche.

Si l'on transfert maintenant cette idée d'ébranlement à la politique et à la société, une communauté des ébranlés est une communauté habitée par un sentiment que le vrai en politique ne réside pas dans des valeurs ou des savoirs, mais dans l'expérience de l'être-avec, dans sa recherche renouvelée. De même que la philosophie est l'amour des savoirs et non pas savoir, la politique selon Patočka est un amour des communautés dont le sens s'est ébranlé et est donc à reconstruire.

Cet ébranlement est un dépassement. Il est ce qui dans la communauté communautaire renvoie à ses limites, à ce qu'elle n'explique pas ou ce qu'elle comprend mal. La communauté des ébranlés est la communauté permettant le dialogue entre toutes les communautés en ce que celles-ci peuvent y voir leur propre limite et prendre conscience de leur finitude. Elle est un amour de l'être-avec, une communauté davantage soucieuse de la souffrance humaine plutôt que de l'abstraction ou des particularismes.

dimanche 24 mai 2009

Quelle éthique pour la politique ? Petit détour par Max Weber

L'éthique en politique peut avoir un rôle extrêmement fâcheux. Comme l'énonce Max Weber dans Le Savant et le Politique, une éthique en politique doit tenir compte du fait que toute politique recourt à l'usage de la « violence légitime ». Le moyen spécifique de la politique reste la force. Il est donc important de considérer la « responsabilité devant l'avenir », tout le reste dénote une absence de dignité et se paiera un jour ou l'autre. La question ici est bien le moyen, car sur les fins, tous les adversaires revendiquent avec la même sincérité subjective, la noblesse de leurs intentions ultimes.

Selon Max Weber, toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées : l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité.

  • L'éthique de conviction empêche toute discussion et attribue les conséquences fâcheuses d'un acte au monde ou à la sottise des hommes, et non à la responsabilité de l'agent. Son partisan ne peut supporter l'irrationalité éthique du monde. Il est un « rationaliste » cosmo-éthique, il croit en l'universalité de ses principes moraux. C'est par exemple le chrétien qui fait son devoir, mais qui, en ce qui concerne les conséquences, s'en remet à Dieu.
  • L'éthique de responsabilité quant à elle désigne celui qui va compter avec les défaillances communes de l'homme et qui va estimer ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu'il aura pu les prévoir. Par exemple, nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes.

Aucune éthique au monde ne peut négliger que pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d'une part des moyens moralement malhonnêtes, et d'autre part l'éventualité de conséquences fâcheuses. Le problème de l'irrationalité du monde a été la force motrice du développement de toutes les religions. Le bien n'engendre pas toujours le bien : l'on constate bien plutôt le phénomène inverse. A toute révolution enthousiaste succède la routine quotidienne, la foi inévitablement retombe car elle est récupérée par les techniciens de la politique et justifie leur domination. C'est pourquoi les partisans victorieux d'un chef combattant pour ses convictions dégénèrent en une masse de vulgaires salariés.

En conclusion, selon Max Weber, celui qui veut faire de la politique sa vocation doit prendre conscience des paradoxes éthiques et de sa responsabilité à l'égard de ce qu'il peut lui-même devenir sous leur pression. Il ne doit pas s'effondrer si le monde, jugé de son point de vue, est trop stupide pour mériter ce qu'il prétend lui offrir. Celui qui veut le salut de son âme ou sauver celles des autres doit éviter les chemins de la politique qui « par vocation », cherche à accomplir d'autres tâches très différentes et dont on ne peut venir à bout que par la violence. Si l'on cherche à atteindre ces objectifs au cours d'un combat idéologique guidé par une éthique de conviction, il peut en résulter de grands dommage parce qu'il y manque la responsabilité des conséquences. Ce n'est pas l'âme qui importe mais la souveraine compétence du regard qui sait voir les réalités de la vie sans fard ; et ensuite, la force d'âme qui est capable de les supporter et de se sauver avec elles. On ne peut prescrire à personne d'agir selon l'éthique de conviction ou de responsabilité, pas plus qu'on ne peut lui indiquer à quel moment il faut suivre l'une ou l'autre. L'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité ne sont donc pas contradictoires, elles se complètent l'une l'autre et constituent ensembles un homme qui peut prétendre à la vocation politique : « la politique consiste en un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois durs » écrit Max Weber. On aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s'était pas toujours et sans cesse attaqué à l'impossible.

vendredi 1 mai 2009

Sartre et le garçon de café

Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse.

Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).

Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition. Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n’est point qu’il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu’elle « signifie » : l’obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l’ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu’elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s’agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point. Ce n’est pas que je ne veuille pas l’être ni qu’il soit un autre. Mais plutôt il n’y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation.

Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j’en suis séparé, comme l’objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m’isole de lui, je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. Et, par là même, je l’affecte de néant. J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme « analogon » . Ce que je tente de réaliser, c’est un être-en-soi du garçon de café, comme s’il n’était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d’état, comme s’il n’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. Comme si, du fait même que je soutiens ce rôle à l’existence, je ne le transcendais par de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition.

Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café – sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être-en-soi. Je suis sur le mode d’être ce que je ne suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu’il ne peut être parlant : l’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n’y suis pas, au sens où l’on dit « cette boîte d’allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un «être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n’est qu’une des structures. De toute part j’échappe à l’être et pourtant je suis.

Sartre (Jean-Paul), 1943 : L’Etre et le Néant, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1976, pp. 94-95.


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