dimanche 30 mars 2008

Foucault, la politique au cœur du sujet

L’énigme du tournant Foucault peut s’interpréter par la nécessité de faire la généalogie d’un sujet désirant. Un sujet désirant tient son identité de la somme de ses désirs (cf. « dis-moi ce que tu désires, je te dirais qui tu es »). Les angoisses proviennent d’un désir méconnu. Mais le fait que l’homme soit un être de désir est une donnée historique et non pas anthropologique. Cela signifie que l’homme en tant qu’être de désir est une construction contingente et par conséquent défaisable.

En tant qu’être désirant, le sujet n’est que l’effet d’une politique de l’obéissance. Le travail de Foucault dans les années 80 consiste à montrer comment des pratiques de direction se sont progressivement inscrites dans un sujet en vue d’obtenir de lui son obéissance.

Il faut ainsi faire une distinction entre la connaissance de soi-même, donc de ses désirs et la construction de soi-même, donc l’œuvre de vie qu’il s’agit de façonner. Pour Foucault, ce qui importe c’est moins la connaissance et le dévoilement de ses propres désirs, que la sculpture de soi, la création de soi-même. La différence majeure est à saisir dans l’opposition entre l’examen de conscience et l’exercice spirituel. Se connaître soi-même revient à instaurer une distance par rapport à soi, à façonner un sujet psychagogique. Au contraire faire œuvre de vie revient à travailler sur son corps, sur ses actions et à former son esprit. Au lieu de creuser son âme, on conforme son action et son discours. C’est moins l’intériorité psychologique qui importe que l’extériorité des actions.

On retrouve cette tension entre une pratique chrétienne de l’examen de conscience qui impose au sujet de scruter ses pensées, et la pratique antique qui dans les exercices spirituels, cherche à construire ses actions. L’exercice spirituel vise à une action réglée par le discours, à un accord entre les deux, tandis que l’examen de conscience en livre les écarts, les fautes, installe un soupçon vis-à-vis de ses propres pensées.

La préoccupation des philosophes antiques est moins tournée vers le souci de se connaître que le souci de se faire. Ou plutôt, se connaître pour les Grecs, ce n’est pas scruter son âme pour débusquer les moindres variations de ses désirs. Se connaître c’est d’abord se maîtriser soi-même pour ensuite acquérir une légitimité dans le gouvernement des autres.

La liberté est une production : on ne naît pas libre, on le devient. Cela signifie aussi que pour devenir libre, il est nécessaire de suivre les personnes qui ont apprises à se gouverner elles-mêmes. Elles jouent le rôle d’accompagnatrices dans l’émancipation individuelle. Il n’existe pas de souci de soi égoïste : se soucier de soi ne peut passer que par la médiation d’autrui. Autrui est une médiation nécessaire en ce qu’il instaure une distance entre moi et moi-même, entre mon rôle social et ma conscience. La relation aux autres et au monde est donc indispensable dans toute construction de soi.

Dans L’Herméneutique du sujet, Foucault reprend à Epictète (Entretiens, I-11) l’histoire de ce père de famille qui trouve sa fille malade à son domicile et qui par lâcheté, semble-t-il, quitte son domicile. La conduite que ce père de famille a, l’inquiète. Il va donc trouver Epictète et lui demande conseille. Or au lieu de le culpabiliser, Epictète lui rétorque qu’au fond, il ne s’est pas assez soucié de lui-même. S’il a fuit ses responsabilités de père, c’est parce qu’il s’est laissé fasciné par l’image du visage malade de sa fille. Mais s’il s’était soucié davantage de lui-même, c'est-à-dire si avant de partir, il avait introduit entre le monde et lui une certaine distance, il aurait pu faire retour sur lui-même et par une réflexion sur son rôle de père de famille aurait pu sélectionner la bonne conduite à tenir comme par exemple assurer sa protection, la rassurer. Se soucier de soi pour Epictète, c’est assumer son rôle social de la meilleure façon possible.

Comme on a pu le voir, en permettant de prendre conscience des rôles sociaux qu’il incombe d’endosser, ce souci de soi établit une distance entre le sujet et le monde. Cette distance favorise l’action politique car elle permet de dépasser ce qui emprisonne et capture les consciences : elle permet un retour sur soi à partir duquel on peut établir des devoirs consécutifs au rôle social et les réfléchir pour sélectionner la meilleure réaction possible. L’action politique n’est donc pas ce qui arrache le philosophe au monde, il n’a plus à fuir dans une contemplation stérile, mais il peut à présent investir le monde pour y exercer une action critique et concrète. La distance instaurée par le souci de soi arme le sujet d’un moyen d’atteindre l’objet, c'est-à-dire de le saisir de façon à s’en servir.

La réflexion éthique de Foucault est donc éminemment politique. C’est dans un but politique qu’on instaure un rapport de soi à soi. Le sujet ne se constitue ni dans l’introspection, ni dans la gestion de ses affects, mais dans le champ des luttes politiques. Au cœur du sujet foucaldien, ce que l’on trouve, c’est la politique comme « tension vibrante du rapport de soi à soi » (F. Gros, « Foucault et le gouvernement de soi »).

jeudi 13 mars 2008

L'expérience religieuse selon Kant

Il est devenu courant de constater en ce début de XXIe siècle, un retour du religieux. Les tensions au Proche-Orient quasi permanentes, le durcissement des courants fondamentalistes et le repli communautaire et civilisationnel vont en effet en ce sens. Il semblerait que dans le monde contemporain globalisé, chacun revienne sur lui-même et invoque sa propre expérience du religieux comme un moyen de légitimer son action. On peut s'interroger sur cette manière de justifier rationnellement sa propre expérience du religieux en revenant sur la conception kantienne de l'acte de foi. Cela permettra de montrer qu'une véritable expérience religieuse est une expérience sociale et non pas individuelle.

Historiquement, certains philosophes comme Pascal, placent la foi à l’opposé de la raison et de la philosophie. Mais d’autres comme Descartes, donnent à la religion une assise rationnelle. Cette idée le conduit à démontrer l’existence de Dieu more geometrico. Dans les Méditations métaphysiques (III), Descartes prouve l’existence de Dieu de manière logique. Comme il ne peut pas y avoir plus de réalité dans l'effet que dans la cause : il faut conclure que l’idée innée de Dieu que j’ai en moi est l’effet de son existence, car l’effet (= l’idée de Dieu) ne peut pas avoir plus de réalité que la cause (= l’existence de Dieu). Une sorte de réalité supplémentaire qui, tout en étant présente dans l'effet, serait absente de sa cause, apparaîtrait comme ayant pour cause le néant, ce qui est absurde. Dieu existe affirme Descartes, et son existence se démontre rationnellement.

Dans une telle perspective la foi n’aurait pas à se méfier de la raison. Averroès montre par exemple dans son Discours décisif que le Coran commande aux hommes de se servir de leur entendement. Le texte sacré légitime donc le recours à la philosophie et à la science. La Révélation elle-même exige que l’on se serve de la raison pour connaître, ce qui signifie aussi qu’une expérience religieuse peut se faire sur le mode du discours raisonné. Les Méditations métaphysiques sont à leur manière une expérience religieuse en ce qu’elles donnent à voir le divin par le biais de sa nécessité rationnelle. Aristote lui-même lorsqu’il éprouve le vertige de l’infini et qu’il s’arrête au premier moteur immobile fait une expérience rationnelle du divin.

Mais Kant ne pense pas qu’une expérience rationnelle du divin puisse devenir un acte de connaissance. Kant oppose dans La religion dans les limites de la simple raison la « foi pratique » et la « connaissance théorique ». Il veut dire par là que la foi ne peut reposer sur aucune connaissance de ce qu’est Dieu. Son existence ne peut pas être prouvée comme veut le faire Descartes par la logique (on se souvient des cents thalers possibles qui sont dans ma poche, je ne peux pas déduire leur existence effective). Dieu dépasse toutes les conditions sensibles de la connaissance (c'est-à-dire l’espace et le temps), il est donc impossible de le connaître. A quoi renverrait une expérience religieuse pour Kant ? A l’expérience de la loi morale qui se trouve en nous. C’est à partir de la conscience de notre devoir que nous pouvons croire en un Dieu moral. C’est parce que nous savons que nous sommes libres qu’il peut y avoir une « foi pratique ». Cette foi pratique au plan de la connaissance n’est qu’une hypothèse. Notre raison nous indique que l’existence de Dieu est possible, mais elle est impuissante à le démontrer. C’est donc à la liberté de chaque homme d'affirmer que l'existence de Dieu qui est simplement possible, peut aussi être réel, mais alors ce sera un acte de foi et non une connaissance.

L’expérience religieuse existe parce que la raison humaine ne se satisfait pas de ne pouvoir connaître que ce qui est accessible dans le cadre de l’expérience. On peut élaborer des constructions rationnelles à l’infini sur des entités qui ne se donnent pas dans le cours ordinaire de l’expérience. Vouloir établir rationnellement l’existence de Dieu est un objectif courant des philosophes. Mais ils ne produisent là que des théories qui sont invérifiables. Pour restreindre cette tendance profonde de la raison théorique à tenter de connaître ce qui dépasse toute expérience possible, Kant distingue deux usages de la raison :

· un usage logique légitime qui consiste à unifier les concepts de l’entendement en les rapportant à des principes ;

· un usage transcendant illégitime : la raison emporté par sa tendance naturelle à vouloir unifier les principes et les concepts de l’entendement les déduit de causes inconditionnées auxquelles elle attribue une existence objective au-delà des limites du monde de l’expérience.

Ce dernier usage conduit la raison à affirmer l’existence d’êtres dont on ne peut pas faire l’expérience. La raison doit donc borner son champ d’investigation aux phénomènes observables, mettre au jour les lois de la nature et ne pas chercher à connaître les causes premières des phénomènes. Une expérience religieuse sur le mode du connaître est donc impossible pour Kant, car cette expérience dépasserait les cadres de l’observation de ces phénomènes. Mais sur le plan moral, l’expérience du divin est possible, dans la mesure où la foi est liée à la loi morale. Par conséquent, une expérience religieuse pour Kant n’est pas une expérience mystico-esthétique sur le mode du sublime, on ne peut pas faire l’expérience sensible de Dieu, de son infinité. Mais cette expérience religieuse est une conscience du devoir et de la loi morale. On est là très loin de l’expérience religieuse individualiste à la mode de nos jours.

mardi 11 mars 2008

Art et pensée


Certains objets, comme les oeuvres d'art n’ont pas d’utilité, et par conséquent pas de prix. Comme le souligne Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne (Agora Pocket, p. 222), les objets d’art sont les seuls qui sont capables de résister à l’argent. Bien sûr une œuvre d’art s’achète. Mais son prix ne se réduit pas à l’usage que l’on peut en faire.
L’œuvre d’art s’écarte des besoins et des exigences de la vie quotidienne. Elle présente une permanence qui la fait être plus intensément du monde. Cette permanence vient du fait qu’elle ne sert pas à l’usage, elle ne s’use pas. Or à travers cette permanence de l’art, l’homme rend visible la pensée. La source immédiate de l’œuvre d’art n’est pas la passion ou le désir, mais la pensée. Entre la passion et le désir, on trouve la pensée. Les mains de l’artiste façonnent la passion et le désir humain en les transformant en objet. Cette réification est opérée par la pensée. C’est la pensée qui offre au monde la passion et le désir humain.
Mais Hannah Arendt nous met en garde : il ne s’agit pas là d’une simple transformation réifiante, mais d’une véritable transfiguration. Les oeuvres d'art sont des objets de pensée. Or cette réification a bien un prix, mais c’est la vie même.
Penser ce n’est pas connaître. La pensée se manifeste sans transfiguration dans la philosophie, tandis que les processus cognitifs sont l’objet des sciences. La cognition poursuit toujours un but défini, et son processus s’achève une fois le but atteint. La pensée au contraire n’a ni but, ni fin hors d’elle-même, elle ne produit même pas de résultats. Pour cette raison, elle est souvent qualifiée d’inutile, presque autant que les œuvres d’art qu’elle inspire. Ces produits inutiles, la pensée ne peut même pas les revendiquer : l’artiste, tout comme le philosophe, vise moins le résultat que le processus de la pensée qu’il essaie de matérialiser. L’activité de penser est aussi incessante que la vie, et se demander si la pensée a un sens se ramène à l’énigme sans réponse du sens de la vie. La pensée ne vise pas la productivité, mais la dépasse en ce qu’elle produit des choses inutiles, étrangères aux nécessités physiques.
La pensée ne s’identifie pas non plus avec la logique. La logique s’identifie avec l’intelligence et est une force d’intellect comparable à la force de travail. Ces lois logiques se trouvent dans la structure même du cerveau : un humain ne peut pas soutenir que deux et deux ne font pas quatre. Si l’homme était un animal rationale, c'est-à-dire un animal qui diffère des autres parce qu’il a une intelligence supérieure, les machines seraient plus intelligentes que les humains. Cela donne tort à Hobbes par exemple, qui fait de la rationalité, au sens de calcul des conséquences, la plus humaine des facultés de l’homme et raison à Marx, Nietzsche ou Bergson, qui voyaient là seulement une simple fonction du processus vital.
Même les économistes utilitaristes se sont rendus compte que l’œuvre était plus productive si elle était capable de produire de la durabilité. La norme selon laquelle on juge l’excellence d’un objet n’est jamais uniquement l’utilité. Si l’on veut juger de la beauté d’une table, du point de vue de l’utilité une table laide sera aussi utile qu’une table élégante, mais c’est ce à quoi celle-ci devait ressembler, c'est-à-dire par rapport à sa Forme intelligible que l’on peut juger de sa beauté ou de sa laideur. Les objets d’usage eux-mêmes sont jugés d’après les besoins subjectifs de chacun mais aussi selon les normes objectives du monde où ils trouveront leur place pour être vus. Pour faire un monde commun, les hommes de parole et d’action ont besoin des artistes et des philosophes, car ce sont eux qui entretiennent l’histoire qu’ils jouent.