Les Pensées sont les fragments publiés en 1670 d'un ouvrage plus vaste, mais resté inachevé, appelé Apologétique de la religion chrétienne, apologétique venant du grec apologesisthai qui signifie "parler pour défendre". Mais les réflexions pascaliennes, notamment sur la condition humaine, dépassent cet objectif religieux initial.
L'extrait ci-dessous porte sur un thème clé chez Pascal : le divertissement. Il ne s'agit pas cependant seulement du divertissement comme nous l'entendons de nos jours, c'est-à-dire qui s'oppose au travail, mais du divertissement au sens large, comme le rappelle la racine latine du mot divertere qui signifie "se détourner". Le divertissement pour Pascal désigne toute occupation qui détourne l'homme des problèmes essentiels qui devraient le préoccuper.
Pascal observe paradoxalement que les hommes s'agitent, se passionnent, s'exposent à des périls alors qu'ils pourraient s'éviter de nombreux maux simplement s'ils savaient "demeurer au repos dans une chambre". Il s'agit là d'un idéal de sagesse, philosophique, plutôt classique : on pense notamment à l'ataraxie (l'absence de troubles) que cherche le sage stoïcien ou bien encore à la contemplation en quoi consiste le vrai bonheur selon Aristote. Mais c'est un fait : "on ne peut demeurer chez soi avec plaisir". Qu'est-ce qui pousse les hommes à courir en tout sens, au mépris même de leur bonheur ?
Pour résoudre ce paradoxe, Pascal va recourir à la méthode de la raison des effets : il l'utilise à plusieurs reprises dans ses Pensées. Elle consiste à rendre raison de l’incohérence apparente des effets et à leur apporter une explication, sous la forme d’une loi ou d’une règle. Il trouve cette raison dans notre condition humaine, à la fois "faible", "misérable" et "mortelle" : si nous pensons trop à cette condition, nous finissons par devenir inconsolables.
Pascal poursuit avec un exemple : de toutes les conditions humainement possibles, la meilleure est certainement celle d'être roi. Un roi peut en effet satisfaire pratiquement tous ses désirs. Mais qu'on le laisse sans divertissement, penser à ce qu'il est, et il retombera dans sa crainte des révoltes, de la maladie, de la mort, bref à tout ce qui peut le menacer. Ainsi conclut Pascal : "s'il est sans [...] divertissement, le voilà malheureux", et même plus malheureux que le plus miséreux de ses sujets qui lui se divertit.
Le divertissement consiste à rechercher tout ce qui permet de fuir sa condition, y compris si cela est mauvais (le jeu ou la guerre par exemple). Il permet à l'homme de vivre sans tracas. Cette position philosophique est celle d'un anti-eudémonisme parce que le but de notre action pour Pascal n'est pas le bonheur, mais la tentative d'échapper à notre condition à travers le divertissement. La jouissance du gain, "l'argent qu'on peut gagner au jeu" ou "le lièvre qu'on court" à la chasse n'apporte pas le bonheur, car "on n'en voudrait pas s'il était offert". Le divertissement est un bonheur négatif au sens où il ne réside pas dans la satisfaction des désirs, mais dans l'oubli de notre condition de mortel. La satisfaction des désirs étant sans fin, sujette aux accidents et dépendante de l'extérieur, le vrai bonheur pour Pascal n'est possible que dans la vie éternelle, à la manière de Dieu et des saints.
A la différence des moralistes, Pascal ne condamne pas le divertissement car il fait partie de la condition humaine. Son origine vient de la misère de l'homme. En outre, relativiser ses propres passions est un moyen d'accéder à une certaine sagesse, de se découvrir finalement plus angoissé par la mort et misérable, qu'attiré par ce que l'on poursuit. Il condamne en revanche ceux qui pensent que la possession de ce qu'ils recherchent peut leur apporter le bonheur : ils se trompent, car l'important est moins le but que la recherche elle-même, et derrière cette recherche, il se joue l'acceptation de sa condition qui, pour l'auteur de l'Apologétique, constitue un premier pas vers la foi qui s'offre comme une réponse au paradoxe que constitue l'homme, être de misère et de grandeur.
"Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.
Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.
De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit."
- Blaise Pascal, Les pensées, Lafuma 136, Brunschwicg 139.
C'est une maxime très importante que celle-ci pour une simple raison que c'est la sagesse même.
RépondreSupprimerTellement vrai en cette période de confinement pour se protéger du Covid-19.
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