lundi 28 mars 2016

"Représente-toi des hommes dans une caverne"

Commentaire

Dans La République, un des premiers grands dialogues de la maturité, Platon élabore sa théorie des idées : les idées abstraites existent réellement et forment le modèle des choses sensibles qui ne sont que les ombres des formes idéales. C'est au Livre VII que l'on trouve le célèbre texte commenté ici de l'allégorie de la caverne. Cette théorie des idées sert d'arrière-fond théorique à ce récit initiatique de la libération d'un prisonnier auquel on fait comprendre que la réalité est ailleurs. 

Une allégorie est une histoire courte qui expose des éléments concrets de manière cohérente, mais où chaque élément dispose d'un rapport imagé avec un contenu de nature différente. Dans cette allégorie, Platon expose le cheminement initiatique de la connaissance philosophique : la dialectique, art de discuter pour chercher la vérité, est un moyen de s'élever du monde des apparences pour atteindre la connaissance intellectuelle. Il montre aussi que l'éducation est un processus délicat, nécessitant un certain temps, d'où la nécessité de réformer la politique au sein de la cité en fonction de cette donnée.


Cette allégorie raconte l'histoire suivante : des hommes se trouvent dans une caverne. Ils sont attachés depuis leur enfance de façon à ne pouvoir bouger ni le corps, ni la tête. Ils observent une paroi sur laquelle des ombres sont projetées, mais ils n'en connaissent pas l'origine. S’ils pouvaient tourner la tête, ils verraient derrière eux un feu ainsi qu’une route ascendante bordée par un mur tel que celui utilisé par les montreurs de marionnettes pour se dissimuler. Derrière ce mur, se trouvent d’autres hommes avec des marionnettes en forme d’hommes et d’animaux. Certains parlent et font des bruits. Ce dispositif est mis en place de manière à faire croire aux prisonniers qu’ils voient des images et entendent des sons dont la réalité ne fait aucun doute. Pour eux, la seule réalité est faite de ces ombres et de ces figures.

Dans cette caverne, les montreurs de marionnettes renvoient à ceux qui croient posséder un savoir et font profession de l'enseigner. Il s'agit plus particulièrement, dans l'esprit de Platon, des sophistes qui recourent à des moyens rhétoriques pour emporter la conviction de la foule. Mais pour Platon ce sont des manipulateurs qui sont aussi enfermés dans la caverne et qui profitent de leur situation pour tromper les prisonniers. 

Platon décrit ensuite les sensations que ressentirait un homme qu'on chercherait à arracher de la contemplation des ombres : ses yeux seraient éblouis et ses mouvements rendus plus difficiles. Platon fait allusion à la dialectique, méthode socratique, qui consiste à interroger un interlocuteur sur l'essence d'une chose en particulier et examiner à chaque fois si cette définition est correcte : "si, en lui montrant cha­cune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu’est-ce que c’est ? Ne crois-tu pas qu’il serait incapable de répondre et qu’il penserait que les choses qu’il voyait auparavant étaient plus vraies que celles qu’on lui montre à présent ?" Cette méthode présente certains désagréments pour celui qui s'y trouve soumis car il s'aperçoit que ce qu'il tenait pour vrai et indubitable ne résiste pas à l'examen. 

Cet état de souffrance conduirait probablement cet homme à renoncer. Il préférerait retourner dans la caverne pour que ses yeux, habitués à l’obscurité, retrouvent la vue : "Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même, n’aurait-il pas mal aux yeux et ne la fuirait-il pas en se retournant vers ces choses qu’il est en mesure de distinguer ? Et ne considérerait-il pas que ces choses-là sont réellement plus claires que celles qu’on lui montre ?" Une fois à l'extérieur, l'homme doute de la nouvelle vérité qu'on lui laisse entrevoir car elle change ses habitudes : dans l'éducation, il s'agit rien de moins que de parvenir à une conversion du regard, ce qui prend nécessairement du temps et qui est difficile (cf. il faut monter pour sortir de la caverne).

Cependant, si on lui laisse le temps de s'habituer, s'il progresse étape par étape : il "distinguerait d’abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et des autres êtres qui s’y reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-mêmes. À la suite de quoi, il pourrait contempler plus facilement, de nuit, ce qui se trouve dans le ciel, et le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière des astres et de la lune, qu’il ne contemplerait de jour le soleil et sa lumière" et "c’est seulement au terme de cela qu’il serait enfin capable de discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui est étranger, mais lui-même en lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel qu’il est." Le soleil est à comprendre comme une métaphore du souverain bien, qui est le principe des autres idées que sont le beau, le bon, le juste par exemple. Le soleil apparaît comme la "cause d’une certaine manière de tout" ce que le prisonnier voyait sur la paroi alors qu'il était enfermé dans la caverne.

La fin du texte fait référence au traitement de Socrate, le maître de Platon, condamné à mort par la cité athénienne. Socrate avait fait comme profession de foi de ne pas cesser de philosopher quoiqu'il en coûte. Platon en donne la raison : que faut-il préférer ? Les "honneurs" et les "louanges", ceux que les sophistes reçoivent, parce qu'ils savent manipuler les ombres ? Ou bien faut-il faire comme Socrate et préférer "tout subir plutôt que de vivre" enfermé dans cette caverne ?

Ce choix de Socrate les Athéniens pour Platon ne l'ont pas compris en le condamnant à mort. D'où cette allusion aux moqueries que le philosophe qui revient dans la caverne pour délivrer les autres prisonniers essuie : "comme il a gravi le chemin qui mène là-haut, il revient les yeux ruinés". L'allusion à cette condamnation à mort est claire :  "Quant à celui qui entre­prendrait de les détacher et de les conduire en haut, s’ils avaient le pou­voir de s’emparer de lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils pas ?"

Plus globalement, ce passage s'inscrit au coeur de La République pour une raison simple :  il permet de mieux comprendre l'engagement philosophique de Platon. Il lui semble urgent et nécessaire de réformer politiquement une cité qui traite aussi scandaleusement ceux qui s'intéressent davantage à la vérité qu'aux honneurs. La condamnation à mort de Socrate a fait preuve des limites de la démocratie athénienne. Cette réforme passe par la nécessité d'accorder aux philosophes toute leur importance en les plaçant au coeur de la cité car ce sont eux qui détiennent un véritable savoir. On retrouve ici, en creux, le thème du philosophe roi esquissé dans ce même ouvrage par Platon au livre V. 

Texte

"- Eh bien, après cela, [c’est Socrate qui parle], compare notre nature, considérée sous l’angle de l’éducation et de l’absence d’éducation, à la situation suivante. Cette habitation possède une entrée disposée en longueur, remontant de bas en haut tout le long de la caverne vers la lumière. Les hommes sont dans cette grotte depuis l’en­fance, les jambes et le cou ligotés de telle sorte qu’ils restent sur place et ne peuvent regarder que ce qui se trouve devant eux, incapables de tourner la tête à cause de leurs liens. Représente-toi la lumière d’un feu qui brûle sur une hauteur loin derrière eux et, entre le feu et les hommes enchaînés, un chemin sur la hauteur, le long duquel tu peux voir l’élévation d’un petit mur, du genre de ces cloisons qu’on trouve chez les montreurs de marionnettes et qu’ils érigent pour les séparer des gens. Par-dessus ces cloisons, ils montrent leurs merveilles.

- Je vois, dit [Glaucon].


- Imagine aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent toutes sortes d’objets fabriqués qui dépassent le muret, des statues d’hommes et d’autres animaux, façonnées en pierre, en bois et en toute espèce de matériau. Parmi ces porteurs, c’est bien normal, certains parlent, d’autres se taisent.

- Tu décris là, dit-il, une image étrange et de biens étranges prisonniers.

- Ils sont semblables à nous, dis-je. Pour commencer, crois-tu en effet que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d’autre, d’eux-mêmes et les uns des autres, si ce ne sont les ombres qui se pro­jettent, sous l’effet du feu, sur la paroi de la grotte en face d’eux ’

- Comment auraient-il pu, dit-il, puisqu’ils ont été forcés leur vie durant de garder la tête immobile ?

- Qu’en est-il des objets transportés ? N’est-ce pas la même chose ? 

- Bien sûr que si.

- Alors, s’ils avaient la possibilité de discuter les uns avec les autres, n’es-tu pas d’avis qu’ils considéreraient comme des êtres réels les choses qu’ils voient ?

- Si, nécessairement.

- Et que se passerait-il si la prison recevait aussi un écho provenant de la paroi d’en face ? Chaque fois que l’un de ceux qui passent se mettrait à parler, crois-tu qu’ils penseraient que celui qui parle est quelque chose d’autre que l’ombre qui passe ?

- Par Zeus, non, dit-il, je ne le crois pas.

- Mais alors, dis-je, de tels hommes considéreraient que le vrai n’est absolument rien d’autre que les ombres des objets fabriqués.

- De toute nécessité, dit-il.

- Examine dès lors, dis-je, la situation qui résulterait de la libération de leurs liens et de la guérison de leur égarement, dans l’éventualité où, dans le cours des choses, il leur arriverait ce qui suit. Chaque fois que l’un d’entre eux serait détaché et contraint de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière, à chacun de ses mouvements il souffrirait, et l’éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses dont il voyait auparavant les ombres. Que crois-tu qu’il répondrait si quelqu’un lui disait que tout à l’heure il ne voyait que des lubies, alors que maintenant, dans une plus grande proximité de ce qui est réellement, et tourné davantage vers ce qui est réellement, il voit plus correctement ? Surtout si, en lui montrant cha­cune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu’est-ce que c’est ? Ne crois-tu pas qu’il serait incapable de répondre et qu’il penserait que les choses qu’il voyait auparavant étaient plus vraies que celles qu’on lui montre à présent ?

- Bien plus vraies, dit-il.

- Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même, n’aurait-il pas mal aux yeux et ne la fuirait-il pas en se retournant vers ces choses qu’il est en mesure de distinguer ? Et ne considérerait-il pas que ces choses-là sont réellement plus claires que celles qu’on lui montre ?

- C’est le cas, dit-il.

- Si par ailleurs, dis-je, on le tirait de là par la force, en le faisant remonter la pente raide et si on ne le lâchait pas avant de l’avoir sorti dehors à la lumière du soleil, n’en souffrirait-il pas et ne s’indignerait­-il pas d’être tiré de la sorte ? Et lorsqu’il arriverait à la lumière, les yeux éblouis par l’éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu’une seule des choses qu’à présent on lui dirait êtres vraies ?

- Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas sur le coup.

- Je crois bien qu’il aurait besoin de s’habituer, s’il doit en venir à voir les choses d’en-haut. Il distinguerait d’abord plus aisément les ombres, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et des autres êtres qui s’y reflètent, et plus tard encore ces êtres eux-mêmes. À la suite de quoi, il pourrait contempler plus facilement, de nuit, ce qui se trouve dans le ciel, et le ciel lui-même, en dirigeant son regard vers la lumière des astres et de la lune, qu’il ne contemplerait de jour le soleil et sa lumière.

- Comment faire autrement ?

- Alors, je pense que c’est seulement au terme de cela qu’il serait enfin capable de discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui est étranger, mais lui-même en lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel qu’il est.

- Nécessairement, dit-il.

- Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c’est lui qui produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est cause d’une certaine manière de tout ce qu’ils voyaient là-bas.

- Il est clair, dit-il, qu’il en arriverait là ensuite.

- Mais alors quoi ? Ne crois-tu pas que, se remémorant sa première habitation, et la sagesse de là-bas, et ceux qui étaient alors ses compa­gnons de prison, il se réjouirait du changement, tandis qu’eux il les plaindrait ?

- Si, certainement.

- Les honneurs et les louanges qu’ils étaient susceptibles de recevoir alors les uns des autres, et les privilèges conférés à celui qui distinguait avec le plus d’acuité les choses qui passaient et se rappelait le mieux celles qui défilaient habituellement avant les autres, lesquelles après et lesquelles ensemble, celui qui était le plus capable de deviner, à partir de cela, ce qui allait venir, celui là, es-tu d’avis qu’il désirerait posséder ces privilèges et qu’il envierait ceux qui, chez ces hommes-là, reçoivent les honneurs et auxquels on confie le pouvoir ? Ou bien crois-tu qu’il éprouverait ce dont parle Homère, et qu’il préférerait de beaucoup,

étant aide-laboureur, être aux gages d’un autre homme, un sans terre [Homère, Odyssée, XI.],

et subir tout au monde plutôt que de s’en remettre à l’opinion et de vivre de cette manière ?

- C’est vrai, dit-il, je crois pour ma part qu’il accepterait de tout subir plutôt que de vivre de cette manière-là.

- Alors, réfléchis bien à ceci, dis-je. Si, à nouveau, un tel homme descendait pour prendre place au même endroit, n’aurait-il pas les yeux remplis d’obscurité, ayant quitté tout d’un coup le soleil ?

- Si, certainement, dit-il.

- Alors, s’il lui fallait de nouveau concourir avec ceux qui se trou­vent toujours prisonniers là-bas, en formulant des jugements pour dis­criminer les ombres de là-bas, dans cet instant où il se trouve alors aveuglé, avant que ses yeux ne se soient remis et le temps requis pour qu’il s’habitue étant loin d’être négligeable, ne serait-il pas l’objet de moqueries et ne dirait-on pas de lui : « comme il a gravi le chemin qui mène là-haut, il revient les yeux ruinés », et encore : « cela ne vaut même pas la peine d’essayer d’aller là-haut » ? Quant à celui qui entre­prendrait de les détacher et de les conduire en haut, s’ils avaient le pou­voir de s’emparer de lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils pas ?

- Si, absolument, dit-il."

- Platon, La république, livre VII, 514a-517a, GF Flammarion, trad. Georges Leroux, 2002, p. 358-362.

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