mardi 29 mars 2016

"Le langage est dans la nature de l'homme"

Commentaire

Pour Emile Benveniste (1902-1976), linguiste français, le sujet est constitué par le langage. Le langage est classiquement défini comme un instrument de communication. Mais Benveniste interroge les conditions de cette propriété du langage. Il y a deux raisons pour expliquer que le langage sert à la communication : 

  • c’est le meilleur moyen et le plus efficace pour communiquer ;
  • c’est un moyen de transmission et de compréhension disposant de larges possibilités. 

Or dans les deux cas, on ne parle pas du langage, mais du discours, c’est-à-dire du « langage mis en action ». De plus, on ne démontre rien (« pétition de principe ») : ce que l’on doit démontrer est déjà présent dans les prémisses. Puisqu’on définit le langage comme un instrument, on n’apporte rien en disant que sa fonction est de servir précisément d’instrument. Enfin, des moyens non linguistiques peuvent servir à transmettre de l’information (des mimiques par exemple) et, de manière générale, « tous les systèmes de signaux » sont des instruments. Il existe donc d’autres moyens de transmettre des idées que le langage.

Par conséquent, il faut se méfier de la comparaison hâtive qui conduit à faire du langage un instrument. En effet, on risque d’assimiler le langage à la culture, en jugeant le langage d’après l’opposition entre nature et culture. Or les instruments que fabrique l’homme (la pioche, la flèche, la roue) n’existent pas dans la nature, ce qui n’est pas le cas du langage car « le langage est dans la nature de l’homme ». On ne rencontre jamais un homme sans langage qui serait conduit à l’inventer par son rapport à autrui : tout cela n’est qu’une reconstruction naïve de notre imagination. Le langage fait donc partie de ce qu’est l’homme. Il est donc plus qu’un simple instrument.

La fonction déterminante qui va faire du langage davantage qu’un instrument, c’est qu’il va permettre la constitution du sujet. L’homme va se constituer comme un être individuel, capable de s’autodéterminer grâce au langage qui lui permet de dire moi et je (ego en latin revêt ces deux significations). 

La capacité à se poser comme sujet, ce que Benveniste appelle « la subjectivité », ne va pas se définir par « le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même » (c’est le sens commun du mot qui revient à dire que chacun porte les appréciations qu’il veut en fonction de lui-même), car ce n’est qu’un simple « reflet ». La subjectivité se définit comme « l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience ». Autrement dit, la subjectivité est l’émergence dans l’être de la propriété fondamentale du langage : la capacité de dire moi ou je. 

Texte

« Si le langage est, comme on dit, instrument de communication, à quoi doit-il cette propriété ? La question peut surprendre, comme tout ce qui a l’air de mettre en question l’évidence, mais il est parfois utile de demander à l’évidence de se justifier. Deux raisons viennent alors successivement à l’esprit. L’une serait que le langage se trouve en fait ainsi employé, sans doute parce que les hommes n’ont pas trouvé de moyen meilleur ni même d’aussi efficace pour communiquer. Cela revient à constater ce qu’on voudrait comprendre. On pourrait aussi penser à répondre que le langage présente de telles dispositions qui le rendent apte à servir d’instrument ; il se prête à transmettre ce que je lui confie, un ordre, une question, une annonce, et provoque chez l’interlocuteur un comportement chaque fois adéquat.[...]

Mais est-ce bien du langage que l’on parle ici ? Ne le confond-on pas avec le discours ? Si nous posons que le discours est le langage mis en action, et nécessairement entre partenaires, nous faisons apparaître, sous la confusion, une pétition de principe, puisque la nature de cet « instrument » est expliquée par sa situation comme « instrument ». Quand au rôle de transmission que remplit le langage, il ne faut pas manquer d'observer d'une part que ce rôle peut être dévolu à des moyens non linguistiques, gestes, mimique, et d'autre part, que nous nous laissons abuser, en parlant ici d'un « instrument », par certains procès de transmission qui, dans les sociétés humaines sont, sans exception, postérieures au langage et qui en imitent le fonctionnement. Tous les systèmes de signaux, rudimentaires ou complexes, se trouvent dans ce cas.

En réalité la comparaison du langage avec un instrument, et il faut bien que ce soit avec un instrument matériel pour que la comparaison soit simplement intelligible, doit nous remplir de méfiance, comme toute notion simpliste au sujet du langage. Parler d’instrument, c’est mettre en opposition l’homme et la nature. La pioche, la flèche, la roue ne sont pas dans la nature. Ce sont des fabrications. Le langage est dans la nature de l’homme, qui ne l’a pas fabriqué. Nous sommes toujours enclins à cette imagination naïve d’une période originelle où un homme complet se découvrirait un semblable, également complet, et entre eux, peu à peu, le langage s’élaborerait. C’est là pure fiction. Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. Nous n’atteignons jamais l’homme réduit à lui-même et s’ingéniant à concevoir l’existence de l’autre. C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l’homme. 

C'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l'être, le concept d' « ego ».

La « subjectivité » dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d'être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où l'on peut en faire état, n'est qu'un reflet), mais comme l'unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu'elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. Or nous tenons que cette « subjectivité », qu'on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n'est que l'émergence dans l'être d'une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité », qui se détermine par le statut linguistique de la « personne ». »

- Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (1966), I, chapitre XXI, Gallimard, coll. « Tel », 1976, p. 258-259.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire