dimanche 27 mars 2016

La guerre peut-elle être juste ?

Pour n’importe quel pacifiste, le recours à la violence est injustifiable. Toute guerre est profondément injuste car elle engage une escalade sans fin dans la logique de la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent. Le point d’arrêt de cette surenchère de violence est l'élimination de l’une des deux parties, ce qui implique aussi que ce n’est pas forcément celui qui a raison qui l’emporte, mais toujours le plus fort. La guerre peut-elle être juste ?

On peut condamner le phénomène de la guerre en lui-même, il n’en reste pas moins que le recours à la violence est parfois nécessaire, ne serait-ce que pour se défendre. Mais la justification de ce recours est problématique : un Etat trouve toujours une bonne raison de faire la guerre à un autre. Il semble donc important de mettre en place un droit international et supra étatique, ainsi qu’une instance internationale qui soit chargée de le faire appliquer. Dans cet optique, l’enjeu est de définir un droit à la guerre (jus ad bellum) qui permette de juger quand est-ce qu’un Etat peut recourir à la violence contre un autre. On peut également édifier un droit dans la guerre (jus in bello) afin que la situation de guerre ne soit pas une suspension du droit. Mais cette conception juridique du recours à la violence n’est pas évidente. L’application de ce droit n’est pas toujours possible, car personne en temps de guerre n’est en mesure de faire respecter ce droit international si ce n'est les belligérants eux-mêmes. La guerre en effet, reste un phénomène entre Etats, donc entre deux conceptions différentes du droit. Il faut également souligner que la signature de traités internationaux doit reconnaître la souveraineté des Etats sur le territoire et par conséquent impose non seulement d’admettre les frontières telles qu’elles sont établies, mais en plus suppose de concéder aux Etats la légitimité de leur monopole de la violence légitime. Enfin la guerre est un phénomène éminemment politique, c’est-à-dire un conflit de pouvoir entre des peuples. Par conséquent, la morale n’a pas une prise facile sur la situation dans ce contexte : toute guerre semble en deçà du bien et du mal, en deçà de toute morale en ce qu’elle laisse finalement le droit du plus fort décider de l’issue de la guerre.

A quelles conditions la guerre peut-elle échapper à l’arbitraire du droit du plus fort ? Comment justifier la légitimité d’une guerre juste ? Tout d’abord, nous établirons en quoi le droit est la condition de possibilité de toute justification de la guerre, puis nous montrerons les limites de la justification juridique de la violence, enfin nous chercherons à savoir quel type de loi peut justifier une guerre.

I. Le droit comme condition de la justification de la guerre

A. Un ordre raisonnable contre le droit du plus fort

Dans le Gorgias, le sophiste Calliclès soutient que, dans la nature, la marque du juste est la domination du puissant sur le faible. De même, Thrasymaque dans le Livre I de la République affirme que la justice n’est « rien d’autre que ce qui profite au plus fort ». Le point de vue de ces sophistes est le suivant : la loi est une invention des hommes faibles qui se sont alliés pour faire peur aux hommes les plus forts. Ainsi la loi positive, le droit tel qu’il est fait par les hommes, est un droit profondément injuste vis-à-vis du droit naturel qui serait, selon Calliclès ou Thrasymaque, le droit du plus fort. Platon n'admet pas un tel point de vue. Certes, il n'est pas un partisan zélé de la démocratie athénienne (elle a permis la condamnation à mort de Socrate), mais il est persuadé que le législateur peut instituer dans la cité l’ordre et la justice en faisant appel à la raison. Le droit du plus fort est arbitraire, il ne fait aucune utilisation rationnelle de la violence. N’importe qui peut en faire usage du moment qu’il est (ou qu’il se croit) le plus fort. Dans ce contexte, on voit mal comment les sophistes peuvent condamner l’union des faibles contre les forts, si justement, une fois réunis, les plus faibles sont plus forts qu'eux.

B. Un droit naturel fondé sur la raison

L’enjeu est de pouvoir parvenir à la définition d’un droit naturel qui soit capable de nous servir de pierre de touche pour vérifier que nous sommes bien en présence d’une guerre juste. Le droit naturel indique quelles sont les lois morales tirées de la nature. Il définit également quels sont les droits de l’individu, ainsi que ses devoirs envers les autres hommes. Mais comment fonder ce droit naturel ? Pour le courant qu’on appelle le rationalisme juridique, ce fondement est la raison universelle propre à l’ensemble du genre humain. A partir de là, des juristes comme Pufendorf vont définir un jus gentium, un droit des gens. Le droit des gens désigne le droit commun à tous les hommes. Ce droit relève du droit international. Les juristes rationalistes souhaitent moraliser les rapports interétatiques par des réglementations supra étatiques. Pour cela, ils reconnaissent l’homme comme un être rationnel, ce qui permet de justifier un fondement naturel au droit international moderne. Dans Du droit de la nature et des gens, Pufendorf défend la thèse d’un droit naturel et incontestable de « se défendre contre les insultes d’un injuste agresseur, et de maintenir par la force l’usage de ses droits, lorsque les autres y donnent quelque atteinte ». La guerre juste pour Pufendorf est une guerre de légitime défense.

C. Un droit cosmopolitique pour échapper à l’état de nature 

On peut néanmoins souligner les manques de cette théorie. En effet, d’une part la légitime défense est un concept assez flou : un pays peut justifier son recours à la violence simplement parce qu’il se sent menacé. D’autre part, elle victimise le pays attaqué et ne s'intéresse pas aux motifs qui peuvent être justes d’un recours à la violence. Un moyen de sortir de ce relativisme consiste à poser une instance internationale, un gouvernement mondial, un super Léviathan qui soit capable de statuer dans quels cas le recours à la guerre peut être légitime. Kant défend cette position dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. Pour se justifier, il recourt à une analogie entre la sphère domestique et la sphère internationale. De même que les individus s’unissent en un Etat pour leur sécurité et sortent ainsi de l’état de nature, de même au niveau international, les Etats doivent sortir d’un régime d’insécurité permanente en s’unissant dans un gouvernement mondial. les Etats doivent mettre fin à « l’absence de lois propres aux sauvages pour entrer dans une Société des nations ». Conséquemment, le droit public qui concerne le peuple, l’Etat, ce qui est commun à tous, prend chez Kant trois formes : le droit civil qui codifie les relations des individus entre eux, le droit des gens qui règle les relations des Etats entre eux et le droit cosmopolitique qui considère les Etats comme les citoyens d’un Etat universel de l’humanité. Dans le droit cosmopolitique, la guerre n’est plus possible.

Transition

On a vu que le droit était la condition de toute justification de la guerre : les sophistes justifient la justice de la guerre par le droit du plus fort, les juristes rationalistes par le droit à la légitime défense et Kant la juge profondément injuste par rapport au droit cosmopolitique. Mais cette notion de droit recouvre une opposition entre des sophistes qui refusent de moraliser le politique et des penseurs comme Kant ou Pufendorf qui tentent de réintroduire de la morale dans le politique. Savoir si une guerre juste est possible, c’est se demander si l’on peut moraliser les rapports politiques.

II. L’antinomie de la violence et du droit

A. Peu importe les moyens, si la fin est bonne

Au centre de cette question se trouve l’opposition des réalistes et des idéalistes. Pour les réalistes comme Machiavel, on ne doit pas mélanger la politique et la morale : la politique possède une sphère autonome. Pour les idéalistes comme Kant, on peut et on doit moraliser les rapports entre les Etats pour pouvoir sortir de l’état de nature. Mais il ne faut pas croire pour autant que les réalistes sont immoraux. L’opposition fondamentale est plutôt celle du rapport entre les moyens et la fin. Pour Machiavel, peu importe les moyens, du moment que la fin est bonne : « Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son Etat : s’il y réussit, tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde » (Le Prince, Ch. XVIII). Mais il ne s’agit pas là d’une position immorale. La fin est la conservation de l’Etat. L’Etat pour Machiavel est ce qui nie la Nature, c’est le lieu où l’être humain se réalise comme sujet grâce à une autre loi que celle de la nature. L’Etat a une dimension sacrée, il est premier par rapport à la morale et au droit. Au nom de sa souveraineté, on ne peut rien lui imposer de l’extérieur. Au Prince, Machiavel conseille de « ne pas se départir du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal si c’est nécessaire » (Le Prince, ibid.). La politique est par delà bien et mal : certes, le Prince doit veiller à rester moral, mais si les circonstances l’exigent, il peut parfaitement s'en affranchir.

B. Une adéquation des moyens à la fin

Au contraire, pour les idéalistes comme Kant, la fin doit être identique aux moyens : si la fin est bonne, les moyens doivent être bons également. Cela signifie que rien ne pourra jamais justifier une guerre pour Kant, alors que pour Machiavel cette justification est possible à condition que la fin soit la conservation de l’Etat. Mais cela ne signifie pas pour autant que Kant est un pacifiste. Il distingue en réalité deux niveaux dans le recours à la guerre. Du point de vue philosophique, « la guerre est mauvaise en ce qu’elle fait plus de méchants qu’elle n’en enlève » (Kant cite un Grec, Projet de paix perpétuelle, Premier supplément, « De la garantie de la paix perpétuelle »). La guerre est donc en elle-même injustifiable. Mais du point de vue de la nature : « la guerre n’est que le triste moyen auquel on est condamné à recourir dans l’état de nature pour soutenir son droit par la force (puisqu’il n’y a point de tribunal établi qui puisse juger juridiquement) » (Projet de paix perpétuelle, Première section). La nature se sert donc de la guerre pour parvenir à son but qui est de contraindre les hommes à contracter des relations légales et devenir des êtres moraux. On voit donc que contrairement à Machiavel, la morale est ici ce qui fonde l’Etat. Pour cette raison, un Etat qui est établi de façon légitime doit mener des guerres seulement si elles amènent ensuite les Etats en conflit à s’unir dans des relations juridiques interétatiques.

C. La guerre juste injustifiable

Du point de vue réaliste, définir une guerre juste est problématique parce que la guerre n’est pas un phénomène moral, mais un phénomène politique. Pour Clausewitz même « la guerre n’est que la prolongation de la politique par d’autres moyens », (De la guerre). Dans l’esprit de Clausewitz, on n’envisage pas la guerre d’un point de vue moral. La guerre est l’exercice de la violence qui n’est que la prolongation des rapports politiques entre les Etats lorsque les autres moyens (diplomatie, blocus) ont échoué. Clausewitz évacue donc toute considération morale sur la justice et l’injustice des causes de la guerre. Toutes les causes de conflit doivent être comprises dans leur contexte seulement politique. Du point de vue idéaliste, définir une guerre juste est aussi problématique. Dans Le projet de paix perpétuelle, Kant souligne que toute argumentation en faveur de la guerre juste conduit à une « guerre d’extermination » : car déclarer un ennemi injuste suppose déjà d’avoir une sentence juridique sur laquelle on peut se reposer pour juger. En temps de guerre, c’est l’issue du combat qui décide de quel côté est le droit. Pour Kant, la guerre juste est celle d’un Etat qui nie à l’Etat ennemi son droit, autrement dit, elle empêche toute possibilité d’un traité de paix, à moins de l’anéantir totalement.

Transition

Deux oppositions majeures déchirent les idéalistes et les réalistes : d’une part le rapport entre les moyens et la fin, d’autre part le rapport entre morale et politique. Hormis ces deux rapports conflictuels, on peut toutefois accorder l’idéalisme et le réalisme sur un point au sujet de la guerre juste : celle-ci se heurte à l’antinomie de la violence et du droit. La guerre est un recours à la violence qui est de l’ordre de l’état de nature. Or seul les critères de justice propre à un état civil peuvent réglementer cette violence par des lois. Donc il est impossible de définir des critères de justice du recours à la violence entre les Etats sans le moyen d’un super Etat mondial et d’un droit international.

III. De l’ordre mondial légal à l’ordre mondial légitime

A. Un remède pire que le mal

On a placé Kant dans une perspective idéaliste, mais il faut souligner son héritage ambivalent. On a en effet deux interprétations rivales de sa position. Dans Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784), Kant prétend que la seule manière de résoudre le problème de la sécurité est d’instaurer un gouvernement mondial : il faut crée un super Léviathan capable de régler les relations interétatiques. Mais en 1795, dans le Projet de paix perpétuelle, Kant abandonne cette idée d’un gouvernement supra étatique pour se satisfaire d’un projet d’alliance confédérale entre des états souverains. Le motif qu’il met en avant est que le remède pourrait bien être pire que le mal. Si jamais ce gouvernement tombait entre de mauvaises mains, la terre entière tomberait sous le joug d’un despote et aucune résistance ne serait possible. Le Deuxième article définitif dispose qu’« Il faut que le droit des gens soit fondé sur une fédération d’Etats libres ». Cela signifie que le droit international doit être fondé sur une fédération de peuples (Völkerbund) et non plus sur l’idée d’un gouvernement mondial (Völkerstaat). Les Réalistes interprètent cette évolution kantienne comme une prise de conscience politique de l'impossibilité d'un gouvernement mondial. Le réalisme kantien réside dans cette souscription (tardive dans l'oeuvre de Kant) à une conception interétatique du droit international.

B. A-t-on vraiment besoin de moraliser les relations internationales ?

A l’origine, la guerre juste est une théorie des théologiens chrétiens qui devaient amender la morale chrétienne pacifiste pour permettre le recours à la violence soit dans la lutte contre les hérésies, soit pour justifier l’engagement des hommes dans la reconquête des lieux saints. Rappelons en effet que la morale chrétienne insiste sur le caractère sacré de la vie et donc interdit au croyant de tuer son prochain. Cette justification théologico-politique est par exemple le fait de Thomas d’Aquin qui tente de justifier les conditions de la guerre « sainte » pour cautionner l’engagement des chrétiens dans les croisades. Cette guerre « sainte » doit avoir pour but d’établir une paix sans haine, sa cause doit être juste, elle doit être déclarée par une autorité légitime et doit exclure le mensonge (Somme contre les Gentils, II, II, qu. 40). Les théories de la guerre juste s’inspireront ensuite d’une telle définition. Or le principal handicap de cette morale est sa relativité : elle concerne l’Eglise chrétienne. La nécessité de moraliser la guerre resurgit avec les deux dernières guerres mondiales : les bombardements à Hiroshima, Dresde, Nagasaki, etc. étaient excessifs. Les réalistes avec leur conception uniquement politique de la guerre sont parfois conduits à défendre la possibilité pour les Etats de recourir à la « guerre totale » (contre les militaires mais aussi contre les civils). Ce concept de Clausewitz renvoie à l’idée que l’objectif est la victoire totale sur l’ennemi. Mais pour lui, un tel déploiement de violence n’est pas nécessaire. Si en droit, la guerre est totale, en fait elle connaît des phénomènes de « friction ». Cela signifie que la guerre réelle est toujours limitée, notamment par des contingences triviales comme le climat, l’épuisement des troupes. Dans le monde réel, on n’en vient jamais à l’anéantissement total de l’ennemi.

C. Faut-il renoncer à la justification morale ?

Si on ne peut pas définir juridiquement ce qu’est une guerre juste, doit-on renoncer pour autant à toute justification morale ? Historiquement, le droit des gens mis en place par les juristes tels que Pufendorf se réclame de l’héritage de la théorie de la guerre juste. L’idée est bien de définir des droits inaliénables à l’homme, mais des droits sur le plan de la légitimité et non pas de la légalité. Ce n’est pas parce que la guerre établit un état d’exception, qu’elle suspend aussi la moralité. La guerre en effet est un phénomène qui demeure profondément humain, elle est une convention façonnée par le libre arbitre humain. La guerre n’obéit donc pas à sa propre logique, ce n’est pas quelque chose qui s’inscrit dans un autre ordre. Cette idée, Walzer la défend dans Guerre juste et injuste, et ce, contre Clausewitz. Il lui reproche d’avoir décrit le phénomène de la guerre comme si, une fois enclenchée, elle obéissait seulement à sa propre rationalité politique et instrumentale. Or la guerre demeure le fruit de choix humains libres, de conventions sociales qui sont les produits de choix humains. La guerre est un droit naturel et par conséquent, elle nous place face à des problèmes moraux et nous rend responsables de nos actes. Tous les hommes sont imputables de la guerre qu’ils mènent, face à eux-mêmes et face aux autres. Walzer s’oppose également à la conception réaliste qui relie la guerre à l’état de nature : la politique n’obéit pas aux lois de la nature. Et si, a minima, on devait citer une guerre juste, c’est celle des alliés pendant la deuxième guerre mondiale, parce que l’immoralité du nazisme était telle, qu’on ne pouvait pas ne pas intervenir.

Conclusion

Nous avons vu tout d’abord que le recours à la guerre n’était justifiable que dans le cadre d’un droit. Puis nous avons montré que ce droit se heurtait à la violence de la guerre qui en était en quelque sorte la négation, et en cela, il fallait redéfinir le droit dans son rapport à la guerre. Enfin, nous avons établi qu’un droit à la guerre aboutit à une responsabilité morale et qu'il existe des guerres justes lorsque les causes le sont également.

En conclusion, une guerre ne peut pas être déclarée juste seulement par les belligérants. Pour avoir la certitude de mener une guerre juste, il faut qu'elle s'inscrive dans des règles supra étatiques qui puissent modérer le recours à la violence et codifier le déroulement de la guerre (reconnaissance d'un droit dans la guerre). Les Etats ne prennent part à une guerre juste que si les hommes qui la mènent peuvent répondre de leurs actes et donc de tout excès dans leur usage de la violence devant des instances internationales.

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