lundi 28 mars 2016

Le Projet de paix perpétuelle de Kant

Le Projet de paix perpétuel est un texte publié en 1795 où le philosophe Emmanuel Kant réfléchit à la possibilité d'instaurer une paix perpétuelle entre les différents Etats du monde. Dans son incipit, il s'adresse aux hommes politiques qui réduisent les théoriciens comme lui à de doux rêveurs et dénonce l'immobilisme des praticiens qui se complaisent dans une situation où l'humanité est dégradée.

Cette fiche de lecture a été réalisée à partir de l'édition suivante : Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. Karin Rizet, Mille et une nuits, coll. "Poche", 2001. 



I/ Les six conditions préliminaires à toute paix perpétuelle

1/ Aucun traité de paix ne doit valoir comme tel, si on l'a conclu en se réservant tacitement matière à guerre future. Le traité de paix est un contrat qui doit libérer l'humanité de l'état de nature où règne le droit du plus fort. Il faut remplacer cet état de nature par un état de droit dans lequel les droits naturels de l'homme tels que la liberté ou la propriété sont garantis. Kant critique la réserve mentale qui revient à considérer la paix comme un simple moyen pour ensuite reprendre les hostilités sous de meilleurs hospices. C'est une ruse qui n'est pas acceptable en vue d'établir la paix perpétuelle.

2/ Nul Etat indépendant, ne pourra être acquis par un autre Etat, par échange, héritage, achat ou donation. L'Etat n'est pas un bien pour Kant, mais un ensemble de citoyens. Comme un homme ne se vend pas, toute annexion d'un Etat est contraire à la morale, puisqu'elle conduit à la réification de ses membres.

3/ Les armées permanentes doivent êtres supprimées avec le temps. Le maintien d'une force armée dans un pays entraîne un coût et engendre un sentiment de défiance des Etats les uns envers les autres qui n'est pas compatible avec l'idée d'une paix perpétuelle. En revanche, le désarmement total et immédiat ne doit pas être envisagé, ne serait-ce que parce que les citoyens d'un pays doivent pouvoir se défendre et assurer leur sûreté. 

4/ On ne doit point contracter de dettes publiques en vue des conflits extérieurs de l'Etat. Ces dettes constituent un obstacle pour la paix perpétuelle car elles visent à préparer la guerre.

5/ Aucun état ne doit s'immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d'un autre état. Kant se prononce en défaveur du droit d'ingérence parce qu'il va à l'encontre du principe d'autodétermination de l'Etat. La seule réserve qu'il émet est celui du cas où un Etat se divise, car l'aide apportée à l'une des parties permet de restaurer l'ordre.

6/ Aucun Etat, en guerre avec un autre ne doit se permettre des hostilités de nature à rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix future. Kant condamne l'usage de certains moyens immoraux, ce qu'il appelle les « stratagèmes infâmes », qui sont propres à diminuer la confiance réciproque nécessaire à la formation d'une paix future. Il cite comme exemples : l'emploi d'assassins ou d'empoisonneurs, la violation d'une capitulation, l'incitation à la délation dans l'Etat contre lequel on se bat ou l'espionnage. Il défend ainsi un principe de transparence : agir de telle manière à ce que tout ce que l'on fait puisse être dit. Cette condition l'amène à réprouver la guerre punitive, car elle entraîne un cycle de vengeance sans fin, la guerre d'extermination, procédé injuste qui ne sied qu'à l'état de nature et la guerre totale, car la guerre doit toujours avoir pour finalité la paix.

En conclusion de ces préliminaires, Kant ne se limite pas à critiquer les différentes formes de la guerre telles que les annexions, les agressions préventives et punitives, ou encore visant l'extermination, il critique également la guerre en soi qui est une activité propre à l'état de nature, dont l'humanité doit sortir en établissant des relations contractuelles et un Etat de droit international. Aucune ne peut être juste, car en temps de guerre l'organe de justice est suspendu au profit du déséquilibre des forces.

II/ Les articles définitifs

L'état de nature est un état de menace et de guerre auquel il faut mettre fin par la fondation d'un Etat de droit international. La législation doit prendre la forme d'une constitution pour faire que des sujets qui sont soumis par la loi d'un autre deviennent des citoyens qui ne se soumettent qu'à leur loi propre. Cette constitution doit reconnaitre trois droits : 
  • le droit civil (aussi appelé le droit des peuples), 
  • le droit international (le droit des gens) et 
  • le droit cosmopolitique (qui inclut le droit des peuples et des gens et considère que les Etats et les hommes appartiennent tous à la même cité humaine).

1/ Dans tout Etat, la constitution civile doit être républicaine. Pour Kant, la constitution républicaine est la seule qui est compatible avec la notion de droit. Dans une République, le chef de l'Etat n'est pas le propriétaire de l'Etat, ce sont les citoyens, ainsi il ne peut pas leur imposer une décision sans leur accord. Par exemple, pour déclarer la guerre, les citoyens sont les mieux à mêmes de juger car ils savent ce qu'ils risquent de perdre. Une constitution civile permet d'établir un fondement qui fait de la masse d'individu un peuple de citoyens et permet l'édification d'un gouvernement. Cette constitution doit défendre plusieurs principes que Kant reprend à la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen : la liberté, l'égalité, l'autonomie et la séparation des pouvoirs. La liberté consiste à obéir à des lois auxquelles on a donné son assentiment. L'égalité implique que le droit s'applique à tous les citoyens et ne fait pas de distinction concernant leur naissance. L'autonomie renvoie au type de soumission de l'individu à l'Etat : il ne se soumet qu'aux lois qu'il se donne lui-même. La séparation des pouvoirs doit également être effective : celui qui énonce la loi ne doit pas être le même que celui qui la fait appliquer. Celui qui la fait appliquer est un représentant de l'autorité et non une personne privée, ce qui empêche le despotisme. Il faut noter cependant que Kant ne défend pas pour autant la révolution, car elle contribue à établir un régime arbitraire. Le régime monarchique peut être compatible avec la forme républicaine, à condition qu'il existe une séparation des pouvoirs et un système représentatif. Il ne rejette donc absolument que la monarchie de droit divin.

2/ Le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d'Etats libres. L'Etat de droit international que Kant appelle de ses vœux a une forme fédérale. Il existe une légère inclination de la pensée de Kant, qui en 1784 dans L'Idée d'une Humanité du point de vue cosmopolitique avance l'idée de la formation d'un Etat universel. Il y renonce en 1795 pour prendre en compte la diversité des peuples. Il se prononce en faveur d'une alliance des peuples à travers une fédération d'Etats libres et souverains pour réaliser un Etat de droit mettant fin à la violence entre les nations. Pour Kant, cette alliance doit se faire progressivement autour d'un noyau éclairé, afin de substituer à la liberté sauvage des peuples une liberté organisée rationnellement. Cette alliance apparaît comme la condition de la souveraineté. Tant qu'il n'y a pas une garantie supérieure du droit entre les Etats, ces derniers se trouvent dans une situation d'indépendance les uns vis-à-vis des autres. Cette indépendance échappe à l'ordre du droit et permet de tout justifier. En revanche, la souveraineté est le fondement de l'autorité qui dicte les lois. Elle repose sur le droit et non sur la force. Un Etat souverain doit pouvoir régler son différence avec un autre Etat au moyen du droit. Kant distingue également le traité de paix, qui termine la guerre, et l'alliance de paix, qui empêche toute guerre future. Il se prononce donc en faveur d'un arrachement à l'état de guerre pour aller vers un état de paix garantie par une autorité suprême. Mais l'adhésion à cet état fédéral garantissant l'état de paix doit demeurer libre. On croit à tort qu'une telle alliance porte atteinte à la souveraineté des Etats, car cette souveraineté ne repose pas sur une liberté folle et débridée de pouvoir tout entreprendre, mais elle est garantie par le droit. L'alliance pour la paix est donc au contraire une garantie de l'exercice réel de la liberté.

3/ Le droit cosmopolitique doit se restreindre aux conditions de l'hospitalité universelle. On a souvent tendance à rattacher le cosmopolitique au sentiment de se sentir un citoyen du monde. Kant montre que le cosmopolitisme ne relève pas du sentiment, mais du droit. C'est notamment le droit pour un individu de voyager sans être inquiété par d'autres hommes. Kant établit ainsi un principe de sûreté au nom duquel il condamne la piraterie, l'esclavagisme et le colonialisme comme contraires aux conditions de l'hospitalité universelle qui veut que l'on reconnaisse l'humanité en tout homme. Cette reconnaissance d'humanité est liée à la reconnaissance que tout être humain dispose d'une raison universelle. Kant considère la propriété comme un droit acquis. La loi confère une propriété mais ne peut pas interdire la circulation, ce qui oblige les hommes à la coexistence. Comme les hommes sont irrémédiablement liés, Kant dénonce les nations occidentales qui commettent des crimes pour s'enrichir, car elles nient le droit à l'hospitalité.

III/ Les suppléments et appendices


1/ Premier supplément : la paix perpétuelle est une idée qui est réalisable, car tout indique que la nature concoure à sa réalisation. L'idée de la paix n'est pas une chimère parce que la nature a tendance à faire émerger la concorde de la discorde. Il n'est pas possible de remarquer pourquoi la physiologie des animaux s'adapte aux conditions du climat. En revanche, on peut remarquer que la nature réalise un accord entre les nécessités et les capacités. Il faut se garder de faire intervenir Dieu, ce qui reviendrait à succomber à l'anthropomorphisme. Kant se moque des pédagogues qui parlent d'une intervention divine dans le monde sensible. Il faut préférer l'usage du terme nature au terme de providence car elle convient mieux au domaine du rationnel. Par les guerres, la nature incite l'homme à sortir de l'état de violence pour fonder un état de droit. Certes il reste encore aux hommes à vouloir cet état, mais la nature apporte des garanties supplétives dans le domaine du droit : elle lui indique ce qu'il devrait faire. La constitution du droit civil doit permettre de neutraliser les pulsions tyranniques des individus, car chacun agit en vu de son intérêt. Les individus ont seulement besoin d'être suffisamment intelligent pour comprendre quel est leur intérêt. Le droit des gens nécessite la division en plusieurs Etats souverains : la diversité des langues et des religions peut créer des conflits. Il faut donc parvenir à un équilibre entre les différents peuples en reconnaissant leur égalité mutuelle. Il faut faire de même pour les religions, qui sont toutes contingentes. Enfin pour le droit cosmopolitique, l'intérêt pour le commerce incite les Etats aux échanges et à la communication qui contribue à pacifier les relations humaines. Le jeu des intérêts n'est pas contraire à la raison. Certes, l'expérience historique ne permet pas d'assurer la possibilité de la paix perpétuelle, mais elle en indique la plausibilité, il est donc du devoir de tout homme de contribuer à sa réalisation.

2/ Deuxième supplément : les théoriciens politiques doivent jouer un rôle concret dans l'élaboration de la paix perpétuelle. Comme ils sont les seuls à pouvoir s'élever des faits au droit et à la théorie, les philosophes ont pour mission de réfléchir à la légitimité même des lois. Alors que les juristes peuvent se limiter à articuler les faits et le droit, le philosophe se donne comme objet la compréhension des fondements du droit. L'appui des philosophes est donc nécessaire pour légiférer dans les domaines du droit civil, du droit des gens et du droit cosmopolitique. La légitimité des lois dans ce domaine est conditionnée à la diffusion de la pensée, à la transparence des lois et à l'universalité de leur application. Les philosophes ne doivent donc pas se retirer du monde, mais être utiles à la société. Pour cela, ils doivent considérer la réalité et s'élever au niveau théorique pour réfléchir sur ce qui la fonde.

3/ Premier appendice : il faut résoudre le désaccord entre la morale et la politique relativement à la paix perpétuelle. Le terme moral est polysémique. Il renvoie soit à la volonté qui se règle sur une idée du devoir, soit à l'interrogation sur la légitimité des lois, soit dans la vie courante, à un ensemble de conseils techniques tirés de l'expérience. L'enjeu consiste à accorder les exigences du devoir-être rationnel et la dynamique des intérêts. La morale et la politique doivent s'unir afin que la politique se règle sur les maximes du droit et ne soit pas livrée à elle-même, ce qui la conduirait à des excès. Se reposer sur la nature humaine mauvaise pour justifier une autonomie de la politique n'est rien d'autre que commettre un crime contre la paix et chercher à justifier le désir de violence. Kant oppose ainsi le moraliste politique, qui ignore la politique ou la réduit à la stratégie, au politique moral, qui trouve les principes de son action politique dans la morale. Au point de vue théorique aussi bien que pratique, c'est le politique moral qui l'emporte. Alors que le moraliste politique ne respecte pas l'idée du droit et se contente de l'efficacité et des succès de son entreprise, le politique moral pense que la paix est un devoir qui s'impose à lui. Alors que le premier justifie tous les moyens par la fin qu'il poursuit, le second considère que la fin commande aux moyens. Pour obtenir la paix, le moraliste politique est prêt à toutes les perfidies et tous les crimes, alors que le politique moral s'interdit le recours à la force et en appelle au droit pour régler un litige. D'où vient alors l'efficacité pratique du politique moral ? C'est qu'user de tous les moyens pour restaurer la paix n'est pas une politique efficace car elle nuit à la concorde civile. Celui qui encadre son action par le droit et qui refuse de réifier l'homme ou d'exterminer un peuple favorise la paix et le respect mutuel des hommes. Seul le règlement des relations humaines par le droit rend la paix possible. En vérité, la contradiction de la morale et de la politique est une contradiction subjective, c'est-à-dire interne au sujet. Il existe en effet en chaque citoyen une tension entre le désir d'idéal et la préférence pour son intérêt particulier. Or cette contradiction n'est pas insurmontable. Kant a une vision optimiste de l'homme et le croit capable de surmonter son attachement à son propre intérêt justement parce qu'il est aussi attaché à l'ordre du droit pour tous. Aucun régime politique ne peut compter sur la force seule pour imposer la paix, mais il cherche toujours à se donner des apparences de légitimité à travers le droit.

4/ Deuxième appendice : l'accord de la politique et de la morale est possible selon la notion transcendantale du droit public. L'universalité du droit est une condition pour que celui-ci puisse s'élever au-dessus des faits. Le droit ne doit pas chercher à décrire la réalité, ni à chercher à en être le plus proche possible. Il doit se borner à décrire ce qui doit être. La formule transcendantale du droit public peut réconcilier la politique et la morale. Cette formule est la suivante : « toutes les actions relatives au droit d'autrui, dont la maxime est incompatible avec la publicité, sont injustes ». Cela signifie que chaque fois que le politique a besoin pour agir de maintenir le secret sur ses décrets, il s'oppose à la justice et se met en contradiction avec lui-même, puisque son rôle est de contenter ceux qu'il administre. Pour être suivie d'effets, une loi doit être connue et reconnue par tous et comme s'adressant à tous. La condition de l'effectivité du droit est donc sa publicité. Dans le cas contraire, ce n'est plus le règne du droit, mais le règne de l'arbitraire et de la force. Or recourir à la force n'apporte qu'une victoire temporaire, et tôt ou tard, la force est renversée par une autre force. Le seul moyen d'échapper à la précarité de l'état de guerre est de considérer que l'humanité a la capacité de s'extraire de cet état pour parvenir à l'état de paix, seul état capable d'assurer sa permanence et une vie conforme à sa dignité.

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