Dans l’Apologie de Socrate, Platon imagine Socrate s’exprimant au moment de son procès. Ce dernier a, en effet, été condamné à mort en 399 av. J.-C. pour trois motifs : ne pas respecter les dieux de la cité, introduire de nouveaux dieux et corrompre la jeunesse. Tout en s'inspirant de faits réels, Platon cherche à montrer que son maître a rempli auprès des Athéniens une noble mission : les exhorter à se préoccuper du souci de leur âme et de la vérité.
Dans l’extrait ci-dessous, Socrate explique à ses juges qu’il n’a pas l’intention d’arrêter de philosopher quel qu’en soit le prix, y compris celle de sa condamnation à mort. Anytos, en effet, est le personnage qui traduit Socrate en jugement. Riche athénien, il est parvenu à gagner la confiance du peuple et dirige la démocratie d'alors. Pour faire condamner Socrate, il s’associe à deux autres individus : l’orateur Lycon et le poète Mélétos.
Lorsque Socrate déclare qu’il préfère obéir au dieu, c'est du dieu de Delphes qu'il s'agit. Socrate aurait ainsi une mission divine. Peu avant ce texte (en 21a), Socrate raconte qu'un de ses amis, Chéréphon, est allé voir la Pythie, nom de l’oracle du temple d’Apollon à Delphes, pour lui demander qui était le plus sage des hommes. L'oracle a répondu que c'était Socrate. Or ce dernier ne cesse de répéter qu’il ne sait rien : comment donc peut-il être le plus sage des hommes ? En interrogeant les hommes de la cité athénienne, Socrate comprend que tous ignorent non seulement comment définir la discipline dont ils font profession de connaître ou d’enseigner, mais en outre, ils ignorent qu’ils l'ignorent. C’est au savoir de son ignorance que Socrate attribue cette sagesse : lui au moins ne croit pas savoir ce qu'il ne sait pas.
On l'aura compris, au sein de la cité athénienne, Socrate fait figure d’agitateur : la cité est puissante, riche, et les Athéniens le sont aussi. Mais cela les conduit à profiter des plaisirs du corps et à négliger les soins à apporter à l’âme, c’est-à-dire au principe spirituel de l’homme, en cultivant la raison et en recherchant la vérité. La méthode socratique consiste à dialoguer avec un interlocuteur et à lui montrer, au cours du dialogue, que ce qu’il croit savoir n’est en fait que du vent. Cette méthode a pour nom dialectique.
Socrate considère sa mission comme utile aux Athéniens même si ceux-ci n’apprécient pas toujours d’être bousculés ou de voir leur autorité contestée. Dans l’Apologie, il se compare à un taon qui viendrait piquer un cheval paresseux, image plutôt dépréciative d’Athènes (en 30e). Mais il s’agit pour lui de faire leur bien, de les inciter à s’occuper de leur âme au moins aussi passionnément que de leur corps ou de leur fortune. L’enjeu est de parvenir à la vertu (aretê en grec), c’est-à-dire à l’époque grecque ancienne, à l’excellence. Cette vertu pour Socrate a un sens plus particulier puisqu’elle signifie la connaissance du bien et du mal. C'est pour cette raison qu'il se défend en disant qu'il ne peut pas corrompre la jeunesse puisqu'il affirme que l’argent ne permet pas d’être vertueux et que la seule façon de l’être est de se tourner vers la recherche de la vérité.
Enfin Socrate se défend en soulignant qu’il préfère mille fois la mort à l’obligation de changer sa conduite, donc qu'il préfère mourir plutôt que d’arrêter de philosopher. Il s’agit à la fois d’une déclaration d’amour faite à la philosophie, à la recherche de la vérité, mais aussi, d’une forme de fanatisme que Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles (« Le problème de Socrate ») analyse comme un type de décadence, une attitude négative à l’égard de la vie.
Texte
"Admettons que, malgré cela, vous me teniez ce langage : « Socrate, nous ne voulons pas en croire Anytos, nous voulons t’acquitter, à une condition toutefois : c’est que tu ne passeras plus tout ton temps à examiner ainsi les gens, ni à philosopher. Si on t’y reprend, tu mourras. » Cette condition là, juges, si pour m'acquitter, vous vouliez me l'imposer, je vous dirais : « Athéniens, je vous sais gré et je vous aime ; mais j'obéirai au dieu plutôt qu'à vous ; et tant que j'aurai un souffle de vie, tant que j'en serai capable, soyez sûrs que je ne cesserai de philosopher, de vous exhorter, de faire la leçon à qui de vous que je rencontrerai.
Et je lui dirai comme j'ai coutume de le faire : « Quoi ! Cher ami, tu es Athénien, citoyen d'une ville qui est plus grande, plus renommée qu'aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l'accroître le plus possible, ainsi qu'à ta réputation et à tes honneurs ; mais quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme qu'il s'agirait d'améliorer sans cesse, tu ne t'en soucies pas, tu n'y songes pas !
Et si quelqu'un de vous conteste, s'il affirme qu'il en a soin, ne croyez pas que je vais le lâcher et m'en aller immédiatement : non, je l'interrogerai, je l'examinerai, je discuterai à fond. Alors, s'il me paraît certain qu'il ne possède pas la vertu, quoi qu'il en dise, je lui reprocherai d'attacher si peu de prix à ce qui en a le plus, tant de valeur à ce qui en a le moins. Jeunes ou vieux, quel que soit celui que j'aurai rencontré, étranger ou concitoyen, c'est ainsi que j’agirai avec lui, et surtout avec vous, mes concitoyens, puisque vous me tenez de plus près par le sang. Car c'est là ce que m'ordonne le dieu, entendez-le bien ; et, de mon côté, je pense que jamais rien de plus avantageux n'est échu à la cité que mon zèle à exécuter cet ordre.
Ma seule affaire, c'est en effet d'aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps, ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible ; oui, ma tâche est de vous dire que la fortune ne fait pas la vertu ; mais que de la vertu provient la fortune et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à l'État. Si c'est par ce langage que je corromps les jeunes gens, il faut donc que cela soit nuisible. Quant à prétendre que ce n'est pas là ce que je dis, quiconque l'affirme ne dit rien qui vaille.
Là-dessus, dirais-je, croyez Anytos ou ne le croyez pas, Athéniens, acquittez-moi ou ne m'acquittez pas – mais tenez pour certain que je ne changerai jamais de conduite, quand je devrais mille fois m'exposer à la mort."
Platon, Apologie de Socrate, Les Belles Lettres, p. 156.
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