Dans ce texte issu du 3e chapitre du Rire (1901), Bergson montre que les mots opèrent comme « des étiquettes » sur les choses. Ils ne sont pas un miroir de la réalité mais un prisme qui la déforme. Ce prisme est issu du besoin car la première fonction du langage, selon Bergson, consiste à l’exprimer. Le langage obéit à une logique utilitaire : sa finalité est d’offrir à l’homme un rapport efficace au réel et de favoriser son action sur le monde.
De plus, ce prisme déformant se renforce du fait de la nature même du langage qui a tendance à généraliser sous un seul genre de multiples objets aux caractéristiques très diverses : par exemple, sous le terme « arbre » peut s’insérer de multiples arbres différents, des chênes, des frênes, et sous le terme "chênes" encore d'autres chênes avec des spécificités particulières.
A cause de habitude que nous avons de recourir au langage, nous finissons par ne plus voir du réel que ce qu’il a de général et de commun. Comme les mots renvoient essentiellement à des généralités, le langage paraît surtout propre à la communication : il permet de rendre commun ce que chacun a à échanger avec autrui et simplifie notre rapport à l’ensemble de la réalité. En revanche, il paraît, pour la même raison, peu propre à une volonté d'expression de ce que nous pouvons percevoir de singulier dans les choses qui nous entourent et ainsi, nous négligeons ce que le réel peut avoir de riche et de varié.
Mais il y a encore plus grave : non seulement la réalité nous échappe dans ses particularités, mais c'est le cas aussi de nos propres états d’âme. Ceux-ci « se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu ». On trouve ici l’une des raisons d’être de la littérature qui va justement consister à tenter de ressaisir par l’écriture, en donnant des détails minutieux dans les descriptions, l’individualité qui est irrémédiablement perdue dans le langage. Hors de cela, dans la vie de tous les jours, « nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur », sa dimension personnelle reste cachée, enfouie. Cela s’explique par le fait que nous recourrons pour les décrire au langage de tous les jours et de tout le monde.
Bergson conclut donc en affirmant que « nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles », « dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes ». Pour y remédier, il faudrait tenter de coïncider plus intimement avec notre vie intérieure, chercher à en suivre "les mille nuances fugitives". Il préconise ainsi le recours à l'intuition, une démarche qui s’oppose à celle de l’intelligence, plus propre à un souci de connaissance plutôt que d’action. Mais il s'agit d’une forme de connaissance intraduisible par le langage.
Texte
"Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage, car les mots (à l'exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même.
Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe.
Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et, fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.”
- Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique (1901), chapitre III : "Le comique de caractère", PUF, coll. "Quadrige", 2002, p. 117-118.
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