Dans sa Lettre au marquis de Newcastle datée du 26 novembre 1646, René Descartes (1596-1650) affirme qu'il existe une différence de nature entre l'homme et l'animal. Il s'oppose ainsi frontalement à Montaigne et à certains autres philosophes qui attribuent la pensée aux animaux. En lien avec sa thèse des animaux-machines (exposée en 1637 dans le Discours de la méthode, V) selon laquelle les animaux sont des automates, de simples assemblages mécaniques, il estime qu'ils sont dépourvus de langage et de pensée.
Montaigne (1533-1592), dans ses Essais (II, 12, "Apologie de Raymond Sebond"), condamne la présomption et l'orgueil de l'humanité qui se place au-dessus du règne animal. Il prend une certaine distance avec la tendance consistant à attribuer aux bêtes la bêtise et se demande même si lorsqu'il joue avec sa chatte, celle-ci ne s'ennuie pas plus rapidement de lui, que lui d'elle. Il observe également que les animaux sont capables de communiquer entre eux, ce qui tendrait à infirmer l'idée qu'ils n'auraient pas de langage. Pierre Charon (1541-1603), moraliste français, transposa les Essais de Montaigne dans son Traité de la Sagesse. Comme lui, il pense qu'il existe une différence de degré entre l'homme et l'animal. Plutarque (45-120) est à ranger parmi les "quelques autres" qui sont de l'avis de Montaigne et de Charron, c'est lui qui écrit en effet le premier qu'"il y a plus de différence de tel homme à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête" (De l'inégalité qui est entre nous).
Il explique d'abord que ce n'est pas la force qui fait la supériorité de l'homme. Les animaux nous surpassent en effet dans de nombreux domaines. Mais il constate que l'homme domine partout où la pensée joue un rôle primordial. Lorsque nous marchons ou mangeons, nous agissons par habitude, sans y penser. C'est le cas aussi des réflexes lorsque nous nous protégeons pendant une chute ou des somnambules qui accomplissent des actions pendant leur sommeil alors qu'ils n'en seraient pas capables éveillés (comme traverser une rivière à la nage par exemple).
Montaigne (1533-1592), dans ses Essais (II, 12, "Apologie de Raymond Sebond"), condamne la présomption et l'orgueil de l'humanité qui se place au-dessus du règne animal. Il prend une certaine distance avec la tendance consistant à attribuer aux bêtes la bêtise et se demande même si lorsqu'il joue avec sa chatte, celle-ci ne s'ennuie pas plus rapidement de lui, que lui d'elle. Il observe également que les animaux sont capables de communiquer entre eux, ce qui tendrait à infirmer l'idée qu'ils n'auraient pas de langage. Pierre Charon (1541-1603), moraliste français, transposa les Essais de Montaigne dans son Traité de la Sagesse. Comme lui, il pense qu'il existe une différence de degré entre l'homme et l'animal. Plutarque (45-120) est à ranger parmi les "quelques autres" qui sont de l'avis de Montaigne et de Charron, c'est lui qui écrit en effet le premier qu'"il y a plus de différence de tel homme à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête" (De l'inégalité qui est entre nous).
Il explique d'abord que ce n'est pas la force qui fait la supériorité de l'homme. Les animaux nous surpassent en effet dans de nombreux domaines. Mais il constate que l'homme domine partout où la pensée joue un rôle primordial. Lorsque nous marchons ou mangeons, nous agissons par habitude, sans y penser. C'est le cas aussi des réflexes lorsque nous nous protégeons pendant une chute ou des somnambules qui accomplissent des actions pendant leur sommeil alors qu'ils n'en seraient pas capables éveillés (comme traverser une rivière à la nage par exemple).
Nous partageons en commun avec les bêtes le fait de ressentir ce que Descartes appelle des "passions". Il s'agit de la colère, de la peur, et d'autres affections du même genre. Chez l'être humain, "les mouvements [des] passions" sont "accompagnés de pensée", mais ils ne dépendent pas de la pensée. Chez l'animal, on ne trouve pas de pensée, mais seulement des passions, c'est pourquoi ces mouvements sont parfois plus violents que chez l'homme.
Descartes reprend également sa thèse des animaux-machines et explique pourquoi elle ne s'applique pas totalement à l'homme : extérieurement, la seule preuve permettant de s'assurer que le corps humain n'est pas qu'un automate, qu'il s'agit d'une âme ayant des pensées, ce sont "les paroles ou autre signes" :
- les "autres signes" : ce sont ceux dont se servent les sourds et muets, ce langage fonctionne comme notre langage et peut exprimer la pensée ;
- les "paroles" : il ne s'agit pas seulement du son de la voix, puisque les perroquets auraient aussi cette capacité, mais il faut que les signes soient "à propos".
- cela permet d'exclure toutes les expressions que les animaux ont lorsqu'ils ont peur, faim, qu'ils éprouvent de la joie ou de la tristesse ;
- cela permet également d'exclure tout ce qu'on aura appris à un animal en se servant de ses passions (notamment de la faim), pour l'obliger à adopter un type de comportement particulier (par exemple : apprendre à une pie à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu'elle la voit arriver). Pour Descartes, tout dressage d'un animal (d'un chien, d'un cheval ou d'un singe) ne repose que sur ses passions (crainte, espérance, joie), de telle sorte qu'il agit alors "sans aucune pensée".
Cette définition de la parole est très restrictive et pour cette raison, "la parole [...] ne convient qu'à l'homme seul". Aucune bête n'est en mesure de construire un discours abstrait, indépendant de passions. Or, même des hommes diminués intellectuellement (Descartes n'exclut pas "le parler des fous") et les sourds-muets disposent d'une telle capacité : cela prouverait donc bien que "les bêtes n'ont aucune pensée". Et ce n'est pas une question de capacité physique puisque certains animaux, dont le chien, parviennent à nous faire entendre leurs passions, par exemple en aboyant, ce qui signifie qu'ils pourraient nous faire entendre leur pensée s'ils en avaient une.
Comme Montaigne, Descartes reconnaît que les animaux ont des capacités hors du commun. Mais au lieu de relativiser la différence entre l'homme et l'animal, il fait de cet argument une force à l'appui de sa propre théorie : si les bêtes agissent mieux que nous dans de nombreux domaines, c'est essentiellement parce qu'elles le font par instinct : "elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge". Descartes reprend les exemples de Montaigne : les hirondelles qui viennent au printemps, les abeilles (mouches à miel), l'ordre des grues pendant le vol, l'ordre des singes qui se battent et l'ensevelissement de leurs morts. Tout cela est du même ordre que ce que font les chiens et les chats lorsqu'ils grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, souvent inefficacement : "ils ne le font que par instinct, et sans y penser".
Enfin, Descartes termine par une objection possible à la thèse d'une différence de nature entre l'homme et l'animal, objection qui se fonde sur un principe de ressemblance entre les organes corporels humains et ceux des animaux, ce qui l'amène à envisager la possibilité de trouver "quelque pensée jointe à ces organes". Mais, reprenant les dogmes catholiques sur l'immortalité de l'âme, il rejette cette hypothèse car elle reviendrait à accorder aux animaux une âme immortelle comme la nôtre, ce qui n'est certes pas invraisemblable pour les singes par exemple, mais complètement inenvisageable pour d'autres animaux trop imparfaits comme les huîtres ou les éponges. Au nom de la continuité du règne animal, il conclut donc de manière plus théologique que philosophique que les animaux ne peuvent pas avoir d'âme immortelle et donc pas non plus de pensée.
"Pour ce qui est de l'entendement ou de la pensée que Montaigne et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis. Ce n'est pas que je m'arrête à ce qu'on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux ; car j'avoue qu'il y en a de plus forts que nous, et crois qu'il y en peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins. Mais je considère qu'ils ne nous imitent ou surpassent, qu'en celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée ; car il arrive souvent que nous marchons et que nous mangeons, sans penser en aucune façon à ce que nous faisons, et c'est tellement sans user de notre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l'on nous porte, qu'encore que nous voulussions expressément ne point mettre nos mains devant notre tête, lorsqu'il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empêcher. Je crois aussi que nous mangerions, comme les bêtes, sans l'avoir appris, si nous n'avions aucune pensée ; et l'on dit que ceux qui marchent en dormant, passent quelquefois des rivières à nage, où ils se noieraient étant éveillés. Pour les mouvements de nos passions bien qu'ils soient accompagnés en nous de pensée, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu'ils ne dépendent pas d'elle, parce qu'ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu'ils ne sont dans les hommes, sans qu'on puisse, pour cela, conclure qu'elles aient des pensées.
Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu'à l'homme seul. Car, bien que Montagne et Charon aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions ; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient.
Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m'en étonne pas car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure qu'il est, que notre jugement ne nous l'enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l'ordre que tiennent les grues en volant et celui qu'observent les singes en se battant, s'il est vrai qu'ils en observent quelqu'un, et enfin l'instinct d'ensevelir leurs morts, n'est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu'ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu'ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu'elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu'il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. A quoi je n'ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu'il n'y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu'il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d'eux, comme sont les huître, les éponges, etc."
- René Descartes, "Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646", in Oeuvres et lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", p. 1254-1257.
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