Dans La Nausée (1938), Jean-Paul Sartre (1905-1980) raconte l'histoire d'un professeur de province de trente-cinq ans, Antoine Roquentin, qui vit seul à Bouville, cité imaginaire ressemblant au Havre où Sartre avait enseigné au début de sa carrière. Il travaille à l'écriture d'une thèse ayant pour sujet un certain marquis de Rollebon. En ramassant un galet au bord de la plage, Roquentin s'aperçoit que sa perception des objets a changé et il commence à tenir un journal, écrit à la première personne, constituant le texte du roman afin de comprendre l'origine de ce changement.
Le texte ci-dessous est relatif à l'expérience de l'existence faite par le héros et qu'il exprime comme une "Nausée". Si la nausée est communément définie comme une envie de vomir, elle renvoie étymologiquement à la sensation de malaise que ressent le marin sur un bateau qui tangue (nausea en latin désigne le "mal de mer" et le "navire" en grec se dit naus). Elle exprime également un sentiment de dégoût que l'on peut éprouver à l'égard de soi-même et des autres. Ces différentes acceptions se retrouvent dans l'expérience de la Nausée réalisée par le jeune doctorant. Elle désigne plus spécifiquement chez Sartre la compréhension par l'homme du caractère contingent de chaque chose : tout ce qui existe aurait pu ne pas être. En saisissant que rien n'est nécessaire, y compris son existence propre, le héros est pris d'une forme d'écoeurement face à une existence que plus rien ne justifie.
Cette expérience de la Nausée s'ouvre sur la vision d'une racine de marronnier. Le fait qu'il s'agisse de la racine d'un arbre n'est pas anodin. La racine du marronnier est en quelque sorte le symbole de la racine de l'être. La philosophie chez Descartes est comparée à un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique et les branches l'ensemble des autres sciences (cf. la "Lettre Préface" aux Principes de la philosophie). Cette racine de marronnier est décrite comme "une masse noire et noueuse, entièrement brute". Elle comporte une dimension inquiétante puisqu'elle fait "peur" au héros. Elle semble en effet ne plus correspondre à son concept qui permet de bien la distinguer des choses : "les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses". Les choses perdent leur nom, leur définition et donc leurs limites.
Cette dissolution du monde extérieur a comme pendant l'émergence de la conscience d'exister du héros : "jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire "exister"". L'étymologie latine d'exister (ex-sistere) suggère qu'il se place (sistere) maintenant hors de lui-même (ex). En effet, il explique que jusqu'à présent, il était comme les autres, à savoir ceux qui confondent l'être et l'existence : "je disais comme eux "la mer est verte" ; ce point blanc là-haut est une mouette". Mais identifier et nommer les choses, dire ceci est cela, ce n'est pas sentir qu'elles existent. Paradoxalement, l'existence est omniprésente, on en parle tout le temps, mais sans la sentir, sans avoir le sentiment de la "mouette-existante". Cela s'explique par le fait que "l'existence se cache".
Avant d'avoir cette prise de conscience de ce qu'est l'existence, Roquentin affirme en être resté à la surface des choses. Ces choses avaient une utilité, se rattachaient à des catégories d'objets, mais elles apparaissaient comme "un décor". L'existence de ces choses n'était pas tenue pour problématique : "si l'on m'avait demandé ce qu'était l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça n'était rien", "une forme vide" qui ne modifie pas leur nature. Mais l'expérience de l'existence agit comme un dévoilement : derrière le "vernis" qui recouvre les choses, qui n'est autre que notre langage, notre manière d'individualiser par des mots les objets du monde extérieur, se dissimule leur caractère d'existant. Ce sont "des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité". Les choses comportent ainsi une indétermination première, un caractère informe, une nudité primordiale qui est choquante.
L'existence apparaît comme "la pâte même des choses". Elle échappe aux catégories du langage et de l'utilité parce qu'elle les précède. Elle s'expérimente dans "une extase horrible" : le grec ekstatis désignant "l'action consistant à être hors de soi", l'extase étant ici une propédeutique au sentir exister. Sur le moment, Roquentin ne parvient pas à exprimer ce qu'il ressent. Il se sent nauséeux, mais c'est après seulement qu'il comprend ce qui se trame dans la Nausée. Ressentir la Nausée cela signifie saisir que "l'essentiel c'est la contingence", c'est-à-dire que "par définition, l'existence n'est pas la nécessité". L'être véritable des choses - leur existence - consiste en la contingence, en "la gratuité parfaite". Il n'y a aucune nécessité pour que les choses soient ce qu'elles sont quand on les désigne ou qu'on les utilise avec des mots. Ainsi, les êtres humains comme les choses, "tout est gratuit". Et, conclut Sartre : "Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter". Cette conscience de la contingence de l'existence commence avec les symptômes de la naupathie.
Cette dissolution du monde extérieur a comme pendant l'émergence de la conscience d'exister du héros : "jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire "exister"". L'étymologie latine d'exister (ex-sistere) suggère qu'il se place (sistere) maintenant hors de lui-même (ex). En effet, il explique que jusqu'à présent, il était comme les autres, à savoir ceux qui confondent l'être et l'existence : "je disais comme eux "la mer est verte" ; ce point blanc là-haut est une mouette". Mais identifier et nommer les choses, dire ceci est cela, ce n'est pas sentir qu'elles existent. Paradoxalement, l'existence est omniprésente, on en parle tout le temps, mais sans la sentir, sans avoir le sentiment de la "mouette-existante". Cela s'explique par le fait que "l'existence se cache".
Avant d'avoir cette prise de conscience de ce qu'est l'existence, Roquentin affirme en être resté à la surface des choses. Ces choses avaient une utilité, se rattachaient à des catégories d'objets, mais elles apparaissaient comme "un décor". L'existence de ces choses n'était pas tenue pour problématique : "si l'on m'avait demandé ce qu'était l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça n'était rien", "une forme vide" qui ne modifie pas leur nature. Mais l'expérience de l'existence agit comme un dévoilement : derrière le "vernis" qui recouvre les choses, qui n'est autre que notre langage, notre manière d'individualiser par des mots les objets du monde extérieur, se dissimule leur caractère d'existant. Ce sont "des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité". Les choses comportent ainsi une indétermination première, un caractère informe, une nudité primordiale qui est choquante.
L'existence apparaît comme "la pâte même des choses". Elle échappe aux catégories du langage et de l'utilité parce qu'elle les précède. Elle s'expérimente dans "une extase horrible" : le grec ekstatis désignant "l'action consistant à être hors de soi", l'extase étant ici une propédeutique au sentir exister. Sur le moment, Roquentin ne parvient pas à exprimer ce qu'il ressent. Il se sent nauséeux, mais c'est après seulement qu'il comprend ce qui se trame dans la Nausée. Ressentir la Nausée cela signifie saisir que "l'essentiel c'est la contingence", c'est-à-dire que "par définition, l'existence n'est pas la nécessité". L'être véritable des choses - leur existence - consiste en la contingence, en "la gratuité parfaite". Il n'y a aucune nécessité pour que les choses soient ce qu'elles sont quand on les désigne ou qu'on les utilise avec des mots. Ainsi, les êtres humains comme les choses, "tout est gratuit". Et, conclut Sartre : "Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter". Cette conscience de la contingence de l'existence commence avec les symptômes de la naupathie.
Texte
"Donc j'étais tout à l'heure au jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination.
Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces dernier jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire « exister ». J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc là-haut, c'est une mouette », mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une « mouette-existante » ; à l'ordinaire, l'existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d'elle et, finalement, on ne la touche pas.
Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j'avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais... comment dire ? Je pensais l'appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j'étais à cent lieues de songer qu'elles existaient : elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l'on m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée.
Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. [...]
Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j'avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais... comment dire ? Je pensais l'appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j'étais à cent lieues de songer qu'elles existaient : elles m'apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d'outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l'on m'avait demandé ce que c'était que l'existence, j'aurais répondu de bonne foi que ça n'était rien, tout juste une forme vide qui venait s'ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée.
Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. [...]
J'étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d'apparaître ; je comprenais la Nausée, je la possédais. À vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu'à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L'essentiel c'est la contingence. Je veux dire que, par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister, c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter".
- Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938).
Très importante réponse.
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