Tout langage fonctionne au moyen d'un système de signes permettant la compréhension mutuelle entre un émetteur et un récepteur. Ces signes peuvent être de nature très différente. Le langage que nous utilisons chaque jour pour nous exprimer est composé de mots, mais il existe aussi un langage informatique, un langage des fleurs et même un langage des abeilles. Le langage n'est donc pas nécessairement à restreindre aux langues propres à un pays, à la langue française par exemple. Il permet de communiquer, c'est-à-dire, si l'on suit l'étymologie latine du verbe communicare, de "partager" et de "mettre en commun" une information.
Mais peut-on être certain que les langages comme le langage informatique ou le langage des abeilles soient à mettre sur le même plan que les langues que nous utilisons pour exprimer nos pensées ? Le langage informatique n'est en fait qu'un code servant à la programmation. Il est destiné à exploiter un certain nombre d'informations présentes dans la mémoire d'une machine informatique. Mais il semble beaucoup moins complexe que le langage que nous utilisons pour nous exprimer. De même, le langage des abeilles désigne les danses qui permettent aux abeilles de se transmettre entre elles la localisation du nectar indispensable à la fabrication du miel. Mais a-t-on déjà vu une abeille faire une blague à une autre en lui indiquant une mauvaise direction ?
Tout laisse croire que ces langages ne sont pas aussi riches que les possibilités infinies qu'offre le langage humain. Ce dernier est capable par exemple de discuter des modalités mêmes du langage. Il est bien davantage que la transmission d'une information. Les humains peuvent établir de nouvelles conventions, inventer de nouveaux mots pour désigner les choses, imaginer de nouveaux codes. En ce sens, il existerait un sens plus strict du langage qui servirait à désigner une caractéristique proprement humaine. Qu'est-ce qui fait du langage, entendu en ce sens strict, une fonction propre à l'homme ?
1/ Le discours de la pensée
Dans le Théétète (368 av. J.-C.), dialogue de Platon (428-348) dont le sous-titre est Sur la science, Socrate définit la pensée comme "un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu’elle examine". Il affirme ainsi l'existence d'un lien entre le discours et la pensée. Ce lien se retrouve dans l'étymologie du terme grec logos qui peut être traduit à la fois par "raison" et par "discours". On retrouve cette racine dans les mots français telles que logique, logologie (la science du discours) ou logorrhée (flux de paroles). Socrate reste prudent et précise qu'il affirme cela sans en avoir la certitude. Il déclare toutefois qu'il se représente l'acte de penser comme un dialogue : l'âme quand elle pense ne fait que "s'adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l'affirmation à la négation".
Les dialogues platoniciens fonctionnent sur ce schème de questions et de réponses. Socrate pratique l'art de faire accoucher les esprits : la maïeutique (Maïa était la déesse grecque qui veillait aux accouchements). Par cette méthode, Socrate amène ses interlocuteurs à découvrir la vérité qu'ils portent en eux sans le savoir. Il s'agit de délivrer l'âme, de l'aider dans son travail d'enfantement de la vérité et de prise de conscience de ce qu'elle sait. Socrate se considérant comme stérile du point de vue du savoir, n'ayant aucune doctrine à délivrer, se voyait ainsi plutôt comme un ami du savoir, un philo-sophos c'est-à-dire un philosophe (cf. Théétète, 150c).
Ce jeu de questions-réponses que constitue la pensée a un objectif : trouver le vrai. Comment être certain d’avoir affaire à la vérité ? Lorsque le mouvement de la pensée s’arrête, c’est-à-dire lorsque ce dialogue intérieur a épuisé tous les doutes possibles. C'est alors seulement que l'on peut émettre ce que Socrate appelle "une opinion". Le terme grec correspondant à "opinion" est le mot doxa qui a plusieurs sens chez Platon : il peut désigner la connaissance sensible, l’opinion droite qui renvoie à une connaissance non justifiée ni fondée, mais ici il fait référence à l’opinion en tant que synonyme de jugement, d’avis qu’un individu a sur un sujet ou un fait.
Cette opinion-jugement est ce que l'on garde silencieusement en soi-même. C'est tout l'enjeu de la maïeutique que de la faire s'exprimer pour être examinée et voir si elle résiste à l'épreuve du dialogue. Ainsi, la pensée trouve dans les mots une capacité à s'élever à la vérité. Inexprimée, elle reste impuissante, de l'ordre de l'opinion. Il n'y a donc pas de pensée vraie possible en dehors des mots.
Cet accord de la pensée et du dialogue que l'on trouve dans l'Antiquité grecque est fondateur de l'idéal classique que l'on retrouve plus tard chez un philosophe comme Descartes ou un écrivain comme Boileau. Dans son Art poétique (1674), ce dernier souligne d'ailleurs à travers une célèbre formule : "ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement". Sans expression claire, la pensée demeure une ombre.
Cet accord de la pensée et du dialogue que l'on trouve dans l'Antiquité grecque est fondateur de l'idéal classique que l'on retrouve plus tard chez un philosophe comme Descartes ou un écrivain comme Boileau. Dans son Art poétique (1674), ce dernier souligne d'ailleurs à travers une célèbre formule : "ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement". Sans expression claire, la pensée demeure une ombre.
2/ Le propre de l'homme
Dans sa Lettre au marquis de Newcastle datée du 26 novembre 1646, René Descartes (1596-1650) affirme qu'il existe une différence de nature entre l'homme et l'animal. Il s'oppose ainsi frontalement à Montaigne (1533-1592) qui, dans ses Essais (II, 12, "Apologie de Raymond Sebond"), condamne la présomption et l'orgueil de l'humanité qui se place au-dessus du règne animal. En lien avec sa thèse des animaux-machines (exposée en 1637 dans le Discours de la méthode, V) selon laquelle les animaux sont des automates, de simples assemblages mécaniques, Descartes estime qu'ils sont dépourvus de langage et de pensée.
Pour Descartes, ce n'est pas la force qui explique la supériorité de l'homme, mais la pensée. Lorsque nous marchons ou mangeons, nous agissons par habitude, sans y penser. C'est le cas aussi des réflexes lorsque nous nous protégeons pendant une chute ou des somnambules qui accomplissent des actions pendant leur sommeil alors qu'ils n'en seraient pas capables éveillés (comme traverser une rivière à la nage par exemple). Nous partageons en commun avec les bêtes le fait de ressentir ce que Descartes appelle des "passions". Il s'agit de la colère, de la peur, et d'autres affections du même genre. Chez l'être humain, "les mouvements [des] passions" sont "accompagnés de pensée", mais ils ne dépendent pas de la pensée. Chez l'animal, on ne trouve pas de pensée, mais seulement des passions, c'est pourquoi ces mouvements sont parfois plus violents que chez l'homme.
Pour Descartes, ce n'est pas la force qui explique la supériorité de l'homme, mais la pensée. Lorsque nous marchons ou mangeons, nous agissons par habitude, sans y penser. C'est le cas aussi des réflexes lorsque nous nous protégeons pendant une chute ou des somnambules qui accomplissent des actions pendant leur sommeil alors qu'ils n'en seraient pas capables éveillés (comme traverser une rivière à la nage par exemple). Nous partageons en commun avec les bêtes le fait de ressentir ce que Descartes appelle des "passions". Il s'agit de la colère, de la peur, et d'autres affections du même genre. Chez l'être humain, "les mouvements [des] passions" sont "accompagnés de pensée", mais ils ne dépendent pas de la pensée. Chez l'animal, on ne trouve pas de pensée, mais seulement des passions, c'est pourquoi ces mouvements sont parfois plus violents que chez l'homme.
La thèse des animaux-machines ne s'applique pas totalement à l'homme : extérieurement, la seule preuve permettant de s'assurer que le corps humain n'est pas qu'un automate, qu'il s'agit d'une âme ayant des pensées, ce sont "les paroles ou autre signes" :
- les "autres signes" : ce sont ceux dont se servent les sourds et muets, ce langage fonctionne comme notre langage et peut exprimer la pensée ;
- les "paroles" : il ne s'agit pas seulement du son de la voix, puisque les perroquets auraient aussi cette capacité, mais il faut que les signes soient "à propos".
- cela permet d'exclure toutes les expressions que les animaux ont lorsqu'ils ont peur, faim, qu'ils éprouvent de la joie ou de la tristesse ;
- cela permet également d'exclure tout ce qu'on aura appris à un animal en se servant de ses passions (notamment de la faim), pour l'obliger à adopter un type de comportement particulier (par exemple : apprendre à une pie à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu'elle la voit arriver). Pour Descartes, tout dressage d'un animal (d'un chien, d'un cheval ou d'un singe) ne repose que sur ses passions (crainte, espérance, joie), de telle sorte qu'il agit alors "sans aucune pensée".
Cette définition de la parole est très restrictive et pour cette raison, "la parole [...] ne convient qu'à l'homme seul". Aucune bête n'est en mesure de construire un discours abstrait, indépendant de passions. Or, même des hommes diminués intellectuellement (Descartes n'exclut pas "le parler des fous") et les sourds-muets disposent d'une telle capacité : cela prouverait donc bien que "les bêtes n'ont aucune pensée". Et ce n'est pas une question de capacité physique puisque certains animaux, dont le chien, parviennent à nous faire entendre leurs passions, par exemple en aboyant, ce qui signifie qu'ils pourraient nous faire entendre leur pensée s'ils en avaient une.
Comme Montaigne, Descartes reconnaît que les animaux ont des capacités hors du commun. Mais au lieu de relativiser la différence entre l'homme et l'animal, il fait de cet argument une force à l'appui de sa propre théorie : si les bêtes agissent mieux que nous dans de nombreux domaines, c'est essentiellement parce qu'elles le font par instinct : "elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge". Descartes reprend les exemples de Montaigne : les hirondelles qui viennent au printemps, les abeilles qu'il appelle les mouches à miel, l'ordre des grues pendant le vol, l'ordre des singes qui se battent et l'ensevelissement de leurs morts. Tout cela est du même ordre que ce que font les chiens et les chats lorsqu'ils grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, souvent inefficacement : "ils ne le font que par instinct, et sans y penser".
3/ L'origine des langues
Dans l’Essai sur l’origine des langues (1781), texte posthume de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), on trouve comme argument central que les premières langues, à leur apparition, furent d'abord l’expression des passions et non du besoin. En comparant la langue grecque ancienne d’Homère à la prosodie moderne, Rousseau estime qu’il s’est produit une perte de vocalité de la langue remplacée par l’articulation liée à la dimension de l'écriture, ou pour le dire plus simplement : la langue de la raison (le français) a remplacé la langue du cœur (le grec).
Dans le chapitre IX de cet essai, Rousseau s'applique avec un certain lyrisme à expliciter la différence des langues entre le Nord et le Sud : les langues méridionales sont nées des passions et s’opposent aux langues du Nord, nées des besoins. Or les langues méridionales sont nées les premières, en lien avec les passions, et disposent pour cette raison d’une musicalité et d’une chaleur indéniable. Malheureusement regrette Rousseau, ce sont les langues du Nord qui semblent désormais l’emporter.
Rousseau part d'une situation antérieure à l’état social, d'un "âge heureux" où "rien ne marquait les heures", où la logique du besoin n’avait pas encore contaminé les rapports humains en les soumettant à l’efficacité et à la rentabilité : "le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui". A l’état pré-linguistique, Rousseau estime que l’humanité vivait de façon dispersée, au sein de familles qui subsistaient par elles-mêmes, en autarcie. Par conséquent, les échanges n’étaient pas nécessaires et la langue demeurait à un état "domestique", c’est-à-dire qu'elle ne dépassait pas la sphère de la maison (domus en latin).
Cependant, dans les pays chauds du Sud, il fut nécessaire aux familles de s’unir afin de creuser des puits. Cela les contraignit à tisser des liens interfamiliaux et donc à dépasser le cadre intrafamilial des relations. Cette ouverture fut aussi l’occasion d’exacerber les passions ou plutôt, de faire que ce qui était réalisé par instinct pour la pérennisation de l’espèce, le fut désormais par passion. A ce moment, naquirent les institutions, c'est-à-dire ce qui est institué entre les hommes par convention, à savoir le langage dans sa dimension populaire, celui qui permet les échanges interfamiliaux et, par conséquent, l’amour, les nations et les contrats (pour accomplir par exemple "les travaux communs" réalisés auparavant sans coordination).
L’émergence des langues se fit donc certes en raison d’un besoin - construire des puits ensemble - mais ce ne fut qu'une condition nécessaire et non suffisante. Pour Rousseau, c’est en raison "des climats doux" et des "terrains fertiles" des régions méridionales, qui exacerbent les instincts pour les transformer en passions, que les premières langues apparurent. Celles-ci conservèrent donc une particulière musicalité et furent, pour cette raison, plus proches des passions que les langues du Nord façonnées par la logique du développement des besoins : "les premières langues, filles du plaisir et non du besoin".
L'Essai sur l'origine des langues a été rédigé dans les années 1750, au moment de la querelle des Bouffons, bataille musicale qui opposa les défenseurs de la musique française (autour de Rameau) et les partisans de la musique italienne lyrique (dont Rousseau et quelques autres comme Diderot ou D’Holbach firent partie). Cet essai est donc aussi l’occasion pour Rousseau de condamner l’harmonie froide, succession de règles apprises, de la musique française qui sépare le chant et la parole, et de faire l’éloge de la musique italienne et, plus particulièrement de l’opéra, qui mêle étroitement musique et langage.
4/ La communication et la coopération
Le second essai introductif de La pensée et le mouvant (1934) s'intitule "De la position des problèmes". Le philosophe Henri Bergson (1859-1941) y montre que l'homme est naturellement un être social. Il considère, en effet, que la vie sociale est à l'homme, ce que la fourmilière est à la fourmi : tous deux sont naturellement faits pour vivre en société. La seule différence note Bergson est que l'homme a la possibilité de réinventer les moyens de la vie sociale : contrairement à la fourmilière dont le modèle est imposé, il existe de multiples formes de régimes politiques chez les humains (monarchie ou république par exemple).
Pour Bergson, il en va de même en ce qui concerne le langage : "il est aussi naturel à l'homme de parler que de marcher". La parole, comme la vie sociale, est une capacité innée. Les deux sont intimement liés : "la fonction primitive du langage [...] est d'établir une communication en vue d'une coopération". En d'autres termes, la fonction première du langage est d'assurer la vie en commun. Il est un outil permettant de s'accorder et de s'entraider. Le langage sert essentiellement à transmettre un message en vue d'opérer ensemble.
Bergson distingue deux moyens de réaliser cette coopération : soit la prescription (donner un ordre à quelqu'un), soit la description (signaler une chose ou ses propriétés). Dans le premier cas, on vise l'action immédiate, dans le second, l'action future. Mais dans tous les cas, c'est bien une fonction sociale qui est remplie. Dans l'industrie, il faut se coordonner pour fabriquer un produit. Dans le commerce, le langage permet de négocier les termes de l'échange. Dans les opérations de guerre, il s'agit de coopérer pour l'emporter sur l'adversaire lors des affrontements. Ces trois domaines - industrie, commerce, militaire - mettent l'accent sur l'aspect essentiellement pratique du langage.
Pour Bergson, il en va de même en ce qui concerne le langage : "il est aussi naturel à l'homme de parler que de marcher". La parole, comme la vie sociale, est une capacité innée. Les deux sont intimement liés : "la fonction primitive du langage [...] est d'établir une communication en vue d'une coopération". En d'autres termes, la fonction première du langage est d'assurer la vie en commun. Il est un outil permettant de s'accorder et de s'entraider. Le langage sert essentiellement à transmettre un message en vue d'opérer ensemble.
Bergson distingue deux moyens de réaliser cette coopération : soit la prescription (donner un ordre à quelqu'un), soit la description (signaler une chose ou ses propriétés). Dans le premier cas, on vise l'action immédiate, dans le second, l'action future. Mais dans tous les cas, c'est bien une fonction sociale qui est remplie. Dans l'industrie, il faut se coordonner pour fabriquer un produit. Dans le commerce, le langage permet de négocier les termes de l'échange. Dans les opérations de guerre, il s'agit de coopérer pour l'emporter sur l'adversaire lors des affrontements. Ces trois domaines - industrie, commerce, militaire - mettent l'accent sur l'aspect essentiellement pratique du langage.
La conséquence de cette visée utilitaire est que le réel qu'il représente et que nous appréhendons par son moyen s'en trouve affecté. Nous voyons d'abord dans les choses ce à quoi elles peuvent nous servir. Cette déformation de notre perception découle de la fonction du langage qui consiste à faciliter la vie en commun. Le mot renvoie à l'action et, par conséquent, notre esprit ne saisit des choses que ce à quoi elles peuvent nous servir. C'est seulement dans un deuxième temps que le langage a pu être utilisé à d'autres fins, par exemple pour la contemplation. Dans la philosophie, cette fin du langage est l'idée et dans la poésie, elle est le mot lui-même.
Ainsi, à l'origine les mots et les idées dont se servent les poètes et les philosophes ont une fonction sociale, pratique et utilitaire. Ils sont donc irrémédiablement marqués par cet usage dans leur structure même. D'où l'enjeu pour Bergson de trouver un moyen d'accéder à la pensée autrement que par le langage, et donc de valoriser l'intuition qui ouvre la voie à une coïncidence directe avec les choses.
Ainsi, à l'origine les mots et les idées dont se servent les poètes et les philosophes ont une fonction sociale, pratique et utilitaire. Ils sont donc irrémédiablement marqués par cet usage dans leur structure même. D'où l'enjeu pour Bergson de trouver un moyen d'accéder à la pensée autrement que par le langage, et donc de valoriser l'intuition qui ouvre la voie à une coïncidence directe avec les choses.
5/ Les mots sauvages des poètes
Dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Jean-Paul Sartre (1905-1980) défend la conception d'une littérature engagée, c’est-à-dire dont l'ambition est d'avoir une influence sur le réel en prenant position en faveur d’une cause éthique, politique ou religieuse. Dans la partie "qu’est-ce qu’écrire", il cherche à déterminer quelle est la spécificité du langage poétique. Sa thèse est que le poète se retire de l’utilisation quotidienne et banale du langage qui sert d’instrument pour se faire comprendre. Ainsi, le langage poétique ne sert pas la communication comme le langage quotidien, mais le langage lui-même. Si la littérature peut et même doit être engagée, la poésie au contraire, parce qu'elle n'a aucune vocation utilitaire, ne doit pas l'être.
Pour Sartre, les poètes se caractérisent par un refus de l’utilisation du langage. Cela signifie qu’ils ne considèrent pas le langage comme un outil qui aurait une fin propre. Ce refus du langage-instrument a deux conséquences permettant de dire ce que les poètes ne font pas :
- les poètes ne cherchent pas à dire la vérité : en ce sens, ils se différencient du philosophe ou plus généralement du scientifique ;
- les poètes ne songent pas non plus à nommer le monde : c’est la fonction première du langage, elle a pour particularité de sacrifier le nom à l’objet, car le nom n’étant qu’un référent de la chose, il n’est pas considéré en lui-même.
Cette définition négative aboutit à un paradoxe : les poètes ne visent ni la parole, ni le silence. Il faut donc dire qu’ils font "autre chose". Mais quoi ? Les poètes chercheraient-ils à lutter contre la dimension utilitaire du langage, par exemple en cherchant à "détruire le verbe" ? Pour Sartre, cette solution est à écarter pour deux raisons :
- cela prendrait un temps infini ;
- cela consisterait à se servir du langage comme d’un outil contre l’utilisation du langage, ce qui aboutit à nouveau à un paradoxe : "considérer les mots comme des ustensiles et méditer à leur ôter leur ustensilité".
Il faut donc envisager le contournement du langage-instrument d’un autre point de vue : c’est "d’un seul coup" que le poète s’en retire. En effet, le langage poétique n’est pas qu’un refus, il est aussi un choix : celui d’une attitude consistant à considérer "les mots comme des choses et non comme des signes". Autrement dit, le poète ne considère pas les mots du langage comme de simples référents des choses qui nous entourent, ce que sont les signes, mais comme des choses.
Pour se faire comprendre, Sartre recourt à l’image de la vitre : le signe est ambigu puisqu’il est comme une vitre devant le réel, or on peut considérer la vitre soit comme un outil permettant de voir le réel, soit comme une chose en tant que telle que l'on considère en elle-même, en faisant attention la qualité de sa matière, à la finesse du verre, à la réfraction qu'elle réalise, etc. C’est justement à la vitre que s’arrête le poète, c’est-à-dire aux mots, à leur sonorité, aux symboles auxquels ils renvoient, à la richesse de sens qu'ils recèlent.
Sartre termine par distinguer l’homme qui parle (l'homme commun de tous les jours) et le poète :
- l’homme qui parle : il est au-delà des mots, près de l’objet ; les mots sont pour lui "domestiques", ils ont une dimension artificielle ;
- le poète : il se situe en deça des mots ; les mots sont pour lui "à l’état sauvage", ils sont des "choses naturelles".
Le langage poétique apparaît dans toute sa spécificité : il est une subversion du langage-instrument tel qu’il est communément utilisé, mais il est aussi un jeu avec les limites du langage, entre parole et silence. Sartre prend ainsi le contre-pied de Bergson pour qui la poésie peut servir la vérité ou l’engagement politique. Que dire alors de la poésie engagée hugolienne ? A suivre Sartre, elle tiendrait plus de la prose, qui reste, à ses yeux, dans un rapport utilitaire au langage et qui peut ainsi exprimer une vérité ou traduire un engagement pour une cause.
6/ Les actes de la parole
Dans Quand dire, c'est faire (1962), John L. Austin (1911-1960) met en évidence l'existence d'énoncés performatifs, c'est-à-dire constituant une action particulière en même temps qu'ils sont énoncés. L'adjectif performatif a la même racine que performance, mot qui vient de l'anglais to perform "effectuer", lui-même venant du verbe ancien français parformer qui signifiait "accomplir, exécuter ; achever". Jusqu'à sa découverte, les philosophes considéraient que tous les énoncés étaient susceptibles d'être considérés comme vrais ou faux. Austin propose de distinguer les énoncés constatifs qui ont valeur de vérité et les énoncés performatifs qui accomplissent l'action qu'ils désignent.
Les exemples mentionnés par Austin dans son ouvrage se réfèrent à quatre situations distinctes :
- le "oui" du mariage ;
- le baptême d'un bateau ;
- le testament ;
- le pari.
La découverte de la dimension performative du langage montre que derrière certaines expériences du quotidien, le langage employé ne se réduit pas simplement à des mots, mais entraîne un faire, un produire. En effet, Austin distingue la phrase performative de la phrase descriptive et de la phrase affirmative. La phrase performative a ceci de particulier qu'elle ne se contente pas d'affirmer ou de décrire, elle constitue en elle-même une action, elle produit quelque chose d'autre que la phrase elle-même. En d'autres termes, lorsqu'à l'Assemblée nationale, le président de l'Assemblée déclare : "la séance est ouverte", il ouvre effectivement la séance, il agit plus qu'il ne parle.
Mais tout le monde ne peut pas agir en parlant. Le statut du locuteur importe puisque c'est grâce à lui qu'il parvient à créer des effets avec son énoncé. Ce n'est jamais le quidam qui réalise l'action en parlant : c'est le mari qui dit "oui", la reine qui baptise le bateau, le mourant qui rédige son testament ou le joueur qui parie. Un collégien qui dirait à l'Assemblée "la séance est ouverte" ne produirait aucun effet. D'où l'importance de ce qu'Austin appelle les "circonstances appropriées" : il faut des qualités particulières telles qu'être reine ou président, mais aussi des institutions reconnues telles que le mariage ou une assemblée législative, sinon le langage ne produit pas l'effet associé.
En outre, les énoncés performatifs ont comme autre particularité qu'ils ne sont ni vrais ni faux et ce, pour une raison simple : il ne décrivent pas la réalité. En logique, il est possible d'énoncer les conditions de vérité de la phrase suivante : il pleut à Paris. Il suffit qu'il pleuve effectivement pour qu'on puisse dire que c'est vrai. Cela vaut d'ailleurs pour tous les énoncés constatifs, c'est-à-dire qui ne rapportent que des faits. Mais lorsque le maire dit aux mariés : "je vous déclare mari et femme", sa phrase n'est pas susceptible de vérité ou de fausseté : elle accomplit l'action de marier deux individus.
Dans Fragment d'un discours amoureux (entrée "je-t-aime"), Roland Barthes explique que le "je t'aime" que nous prononçons lorsque nous sommes amoureux est un énoncé performatif : "Je-t-aime est sans nuances. Il supprime les explications, les aménagements, les degrés, les scrupules. D'une certaine manière — paradoxe exorbitant du langage —, dire je-t-aime, c'est faire comme s'il n'y avait aucun théâtre de la parole, et ce mot est toujours vrai (il n'a d'autre référent que sa profération : c'est un performatif)", Fragments d'un discours amoureux, Seuil, p. 176). Selon Barthes, le je-t-aime est un cri d'amour qu'il faut l'entendre en un seul mot (agglutinant le je et le tu pour constituer un seul bloc). Ainsi compris, comme l'énoncé performatif, il ne peut pas être ni vrai ni faux, il est moins une parole échangée qu'une action réalisée.
Conclusion
Pour Platon, la pensée est un dialogue que l'âme se tient à elle-même par le jeu d'un questionnement pour déterminer ce qu'elle sait. Socrate, avec la maïeutique, accouche les âmes pour les amener à prendre conscience de la vérité qu'elle porte en elle sans le savoir. Le langage constitue ainsi le moyen unique de la pensée et de l'acheminement vers la vérité.
La parole est une spécificité humaine pour Descartes qui explique que les animaux sont mus entièrement par leurs passions, alors que les hommes ont en outre la raison qui leur permet de construire des discours abstraits. Si certains animaux sont doués de parole, ils ne font que répéter ce qu'ils ont machinalement appris grâce au dressage qui se sert justement des passions pour opérer.
Rousseau cherche à renouer avec ce qu'aurait pu être l'origine des langues. Il explique notamment que les hommes ont recouru au langage afin de coopérer (construire des puits par exemple). Mais la vocalité d'une langue s'explique surtout par la naissance des passions. Les climats doux du sud ont favorisés l'émergence de ces dernières et une langue s'est ainsi constituée.
Pour Bergson, il ne fait aucun doute que le langage est naturel à l'homme et qu'il lui sert principalement à coopérer. Le langage a donc essentiellement une fonction utilitaire, ce qui influence sa perception des choses puisque c'est à travers lui qu'il appréhende le monde. La poésie et la philosophie qui visent respectivement le mot et l'idée se sont constituées dans un second temps.
Sartre estime que la véritable poésie ne peut pas être engagée. L'engagement est réservé à la prose car la poésie vise non pas à inciter au passage à l'action, mais au contraire à susciter la contemplation d'un retour à l'état sauvage des mots, état qui précède leur dimension utilitaire et qui fait d'eux non plus simplement des signes, mais des choses.
Austin, enfin, souligne que le langage peut avoir une fonction performative, c'est-à-dire énoncer l'action qu'il accomplit. Ces énoncés ne sont pas alors susceptibles de recevoir une valeur de vérité comme les énoncés constatifs qui portent sur des faits. Ils fonctionnent également à certaines conditions seulement qui tiennent à la qualité du locuteur ainsi qu'aux institutions qu'il représente.
Conclusion
Pour Platon, la pensée est un dialogue que l'âme se tient à elle-même par le jeu d'un questionnement pour déterminer ce qu'elle sait. Socrate, avec la maïeutique, accouche les âmes pour les amener à prendre conscience de la vérité qu'elle porte en elle sans le savoir. Le langage constitue ainsi le moyen unique de la pensée et de l'acheminement vers la vérité.
La parole est une spécificité humaine pour Descartes qui explique que les animaux sont mus entièrement par leurs passions, alors que les hommes ont en outre la raison qui leur permet de construire des discours abstraits. Si certains animaux sont doués de parole, ils ne font que répéter ce qu'ils ont machinalement appris grâce au dressage qui se sert justement des passions pour opérer.
Rousseau cherche à renouer avec ce qu'aurait pu être l'origine des langues. Il explique notamment que les hommes ont recouru au langage afin de coopérer (construire des puits par exemple). Mais la vocalité d'une langue s'explique surtout par la naissance des passions. Les climats doux du sud ont favorisés l'émergence de ces dernières et une langue s'est ainsi constituée.
Pour Bergson, il ne fait aucun doute que le langage est naturel à l'homme et qu'il lui sert principalement à coopérer. Le langage a donc essentiellement une fonction utilitaire, ce qui influence sa perception des choses puisque c'est à travers lui qu'il appréhende le monde. La poésie et la philosophie qui visent respectivement le mot et l'idée se sont constituées dans un second temps.
Sartre estime que la véritable poésie ne peut pas être engagée. L'engagement est réservé à la prose car la poésie vise non pas à inciter au passage à l'action, mais au contraire à susciter la contemplation d'un retour à l'état sauvage des mots, état qui précède leur dimension utilitaire et qui fait d'eux non plus simplement des signes, mais des choses.
Austin, enfin, souligne que le langage peut avoir une fonction performative, c'est-à-dire énoncer l'action qu'il accomplit. Ces énoncés ne sont pas alors susceptibles de recevoir une valeur de vérité comme les énoncés constatifs qui portent sur des faits. Ils fonctionnent également à certaines conditions seulement qui tiennent à la qualité du locuteur ainsi qu'aux institutions qu'il représente.
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