Sous-titré Où il est parlé de la Mélodie et de l’imitation musicale, l’Essai sur l’origine des langues (1781) est un texte posthume de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) qui peut se lire comme un complément au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) de l’aveu même de son auteur et parce qu’on y lit une réflexion à la fois sur la musique et sur les fondements de la société. L’argument central de cet essai est que les premières langues furent l’expression des passions. En comparant la langue grecque ancienne d’Homère à la prosodie moderne, Rousseau estime qu’il s’est produit une perte de vocalité de la langue remplacée par l’articulation liée à la dimension de l'écriture, ou pour le dire plus simplement : la langue de la raison (le français) a remplacé la langue du cœur (le grec).
Dans le chapitre IX dont est extrait le texte ci-dessous, Rousseau s'applique avec un certain lyrisme à expliciter la différence des langues entre le Nord et le Sud : les langues méridionales sont nées des passions et s’opposent aux langues du Nord, nées des besoins. Or les langues méridionales sont nées les premières, en lien avec les passions, et disposent pour cette raison d’une musicalité et d’une chaleur indéniable. Malheureusement regrette Rousseau, ce sont les langues du Nord qui semblent désormais l’emporter.
Le texte s’ouvre sur une description d’une situation antérieure à l’état social, dans un "âge heureux" où "rien ne marquait les heures", où la logique du besoin n’avait pas encore contaminé les rapports humains en les soumettant à l’efficacité et à la rentabilité : "le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui". A l’état pré-linguistique, Rousseau estime que l’humanité vivait de façon dispersée, au sein de familles qui subsistaient par elles-mêmes, en autarcie. Par conséquent, les échanges n’étaient pas nécessaires et la langue demeurait à un état "domestique", c’est-à-dire qu'elle ne dépassait pas la sphère de la maison (domus en latin).
Dans le chapitre IX dont est extrait le texte ci-dessous, Rousseau s'applique avec un certain lyrisme à expliciter la différence des langues entre le Nord et le Sud : les langues méridionales sont nées des passions et s’opposent aux langues du Nord, nées des besoins. Or les langues méridionales sont nées les premières, en lien avec les passions, et disposent pour cette raison d’une musicalité et d’une chaleur indéniable. Malheureusement regrette Rousseau, ce sont les langues du Nord qui semblent désormais l’emporter.
Le texte s’ouvre sur une description d’une situation antérieure à l’état social, dans un "âge heureux" où "rien ne marquait les heures", où la logique du besoin n’avait pas encore contaminé les rapports humains en les soumettant à l’efficacité et à la rentabilité : "le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui". A l’état pré-linguistique, Rousseau estime que l’humanité vivait de façon dispersée, au sein de familles qui subsistaient par elles-mêmes, en autarcie. Par conséquent, les échanges n’étaient pas nécessaires et la langue demeurait à un état "domestique", c’est-à-dire qu'elle ne dépassait pas la sphère de la maison (domus en latin).
Cependant, dans les pays chauds du Sud, il fut nécessaire aux familles de s’unir afin de creuser des puits. Cela les contraignit à tisser des liens interfamiliaux et donc à dépasser le cadre intrafamilial des relations. Cette ouverture fut aussi l’occasion d’exacerber les passions ou plutôt, de faire que ce qui était réalisé par instinct pour la pérennisation de l’espèce, le fut désormais par passion. A ce moment, naquirent les institutions, c'est-à-dire ce qui est institué entre les hommes par convention, à savoir le langage dans sa dimension populaire, celui qui permet les échanges interfamiliaux et, par conséquent, l’amour, les nations et les contrats (pour accomplir par exemple "les travaux communs" réalisés auparavant sans coordination).
L’émergence des langues se fit donc certes en raison d’un besoin - construire des puits ensemble - mais ce ne fut qu'une condition nécessaire et non suffisante. Pour Rousseau, c’est en raison "des climats doux" et des "terrains fertiles" des régions méridionales, qui exacerbent les instincts pour les transformer en passions, que les premières langues apparurent. Celles-ci conservèrent donc une particulière musicalité et furent, pour cette raison, plus proches des passions que les langues du Nord façonnées par la logique du développement des besoins : "les premières langues, filles du plaisir et non du besoin".
Pour bien comprendre ce texte, il faut garder à l’esprit qu’il fut rédigé dans les années 1750, au moment de la querelle des Bouffons, bataille musicale qui opposa les défenseurs de la musique française (autour de Rameau) et les partisans de la musique italienne lyrique (dont Rousseau et quelques autres comme Diderot ou D’Holbach firent partie). Cet essai est donc aussi l’occasion pour Rousseau de condamner l’harmonie froide, succession de règles apprises, de la musique française qui sépare le chant et la parole, et de faire l’éloge de la musique italienne et, plus particulièrement de l’opéra, qui mêle étroitement musique et langage.
Texte
"Là [autour d'un puits ou d'une fontaine] se formèrent les premiers liens des familles, là furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venaient chercher de l'eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs troupeaux. Là des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l'enfance commencèrent d'en voir de plus doux. Le cœur s'émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n'être pas seul. L'eau devint insensiblement plus nécessaire, le bétail eut soif plus souvent ; on arrivait en hâte, et l'on partait à regret. Dans cet âge heureux où rien ne marquait les heures, rien n'obligeait à les compter ; le temps n'avait d'autre mesure que l'amusement et l'ennui.
Sous de vieux chênes vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degré sa férocité ; on s'apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s'efforçant de se faire entendre, on apprit à s'expliquer. Là se firent les premières fêtes, les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l'accompagnait d'accents passionnés, le plaisir et le désir, confondus ensemble, se faisaient sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l'amour.
Quoi donc ! Avant ce temps les hommes naissaient-ils de la terre ? Les générations se succédaient-elles sans que les deux sexes fussent unis, et sans que personne s'entendît ? Non : il y avait des familles, mais il n'y avait point de nations ; il y avait des langues domestiques, mais il n'y avait point de langues populaires ; il y avait des mariages, mais il n'y avait point d'amour. Chaque famille se suffisait à elle-même et se perpétuait par son seul sang : les enfants, nés des mêmes parents, croissaient ensemble, et trouvaient peu à peu des manières de s'expliquer entre eux : les sexes se distinguaient avec l'âge ; le penchant naturel suffisait pour les unir, l'instinct tenait lieu de passion, l'habitude tenait lieu de préférence, on devenait mari et femme sans avoir cessé d'être frère et sœur. Il n'y avait là rien d'assez animé pour dénouer la langue, rien qui pût arracher assez fréquemment les accents des passions ardentes pour les tourner en institutions : et l'on peut en dire autant des besoins rares et peu pressants qui pouvaient porter quelques hommes à concourir à des travaux communs ; l'un commençait le bassin de la fontaine, et l'autre l'achevait ensuite, souvent sans avoir eu besoin du moindre accord, et quelquefois même sans s'être vus.
En un mot, dans les climats doux, dans les terrains fertiles, il fallut toute la vivacité des passions agréables pour commencer à faire parler les habitants. Les premières langues, filles du plaisir et non du besoin, portèrent longtemps l'enseigne de leur père ; leur accent séducteur ne s'effaça qu'avec les sentiments qui les avaient fait naître, lorsque de nouveaux besoins introduits parmi les hommes, forcèrent chacun de ne songer qu'à lui-même et de retirer son cœur au dedans de lui."
- Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (1781), GF-Flammarion, p. 95.
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