dimanche 14 mai 2017

"Pour les poètes, les mots sont à l'état sauvage"

Commentaire

Qu’est-ce que la littérature ? (1948) est un manifeste où Jean-Paul Sartre (1905-1980) défend sa conception d'une littérature engagée, c’est-à-dire dont l'ambition est d'avoir une influence sur le réel en prenant position en faveur d’une cause éthique, politique ou religieuse. Cet essai qui est, en réalité, un recueil de plusieurs articles, répond à trois questions : "qu’est-ce qu’écrire ?", "pourquoi écrire ?" et "pour qui écrit-on ?". 

Le texte ci-dessous se situe au début du livre, dans la partie "qu’est-ce qu’écrire" et cherche à déterminer quelle est la spécificité du langage poétique. La thèse de l’auteur est que le poète se retire de l’utilisation quotidienne et banale du langage qui sert d’instrument pour se faire comprendre. L’enjeu est de faire apparaître que le langage poétique ne sert pas la communication comme le langage quotidien, mais le langage lui-même. Si la littérature peut et même doit être engagée, la poésie au contraire, parce qu'elle n'a aucune vocation utilitaire, ne doit pas être engagée.

Tout d’abord, les poètes se caractérisent par un refus de l’utilisation du langage. Cela signifie qu’ils ne considèrent pas le langage comme un outil qui aurait une fin propre. Ce refus du langage-instrument a deux conséquences permettant de dire ce que les poètes ne font pas (c’est une définition négative de l’activité de poète) : 
  • les poètes ne cherchent pas à dire la vérité : en ce sens, ils se différencient du philosophe ou plus généralement du scientifique ;
  • les poètes ne songent pas non plus à nommer le monde : c’est la fonction première du langage, elle a pour particularité de sacrifier le nom à l’objet, car le nom n’étant qu’un référent de la chose, il n’est pas considéré en lui-même. 
Cette définition négative aboutit à un paradoxe : les poètes ne visent ni la parole, ni le silence. Il faut donc dire qu’ils font « autre chose ». Mais quoi ? Les poètes chercheraient-ils à lutter contre la dimension utilitaire du langage, par exemple en cherchant à "détruire le verbe" ? Pour Sartre, cette solution est à écarter pour deux raisons : 
  • cela prendrait un temps infini ;
  • cela consisterait à se servir du langage comme d’un outil contre l’utilisation du langage, ce qui aboutit à nouveau à un paradoxe : "considérer les mots comme des ustensiles et méditer à leur ôter leur ustensilité". 
Il faut donc envisager le contournement du langage-instrument d’un autre point de vue : c’est "d’un seul coup" que le poète s’en retire. En effet, le langage poétique n’est pas qu’un refus, il est aussi un choix : celui d’une attitude consistant à considérer "les mots comme des choses et non comme des signes". Autrement dit, le poète ne considère pas les mots du langage comme de simples référents des choses qui nous entourent, ce que sont les signes, mais comme des choses. 

Pour se faire comprendre, Sartre recourt à l’image de la vitre : le signe est ambigu puisqu’il est comme une vitre devant le réel, or on peut considérer la vitre soit comme un outil permettant de voir le réel, soit comme une chose en tant que telle que l'on considère en elle-même, en faisant attention la qualité de sa matière, à la finesse du verre, à la réfraction qu'elle réalise, etc. C’est justement à la vitre que s’arrête le poète, c’est-à-dire aux mots, à leur sonorité, aux symboles auxquels ils renvoient, à la richesse de sens qu'ils recèlent. 

Sartre termine par distinguer l’homme qui parle (l'homme commun de tous les jours) et le poète : 
  • l’homme qui parle : il est au-delà des mots, près de l’objet ; les mots sont pour lui "domestiques", ils ont une dimension artificielle ;
  • le poète : il se situe en deça des mots ; les mots sont pour lui "à l’état sauvage", ils sont des "choses naturelles". 
Ainsi, Sartre montre la spécificité du langage poétique : il est une subversion du langage-instrument tel qu’il est communément utilisé, mais il est aussi un jeu avec les limites du langage, entre parole et silence. Il prend ainsi le contre-pied de Bergson pour qui la poésie peut servir la vérité ou l’engagement politique. Que dire alors de la poésie engagée hugolienne ? A suivre Sartre, elle tiendrait plus de la prose, qui reste, à ses yeux, dans un rapport utilitaire au langage et qui peut ainsi exprimer une vérité ou traduire un engagement pour une cause. 

Texte

"Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage. Or, comme c'est dans et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent le vrai ni à l'exposer. Ils ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé ou, pour parler comme Hegel, le nom s'y révèle l'inessentiel, en face de la chose qui est essentielle. Ils ne parlent pas, ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose. 

On a dit qu'ils voulaient détruire le verbe par des accouplements monstrueux, mais c'est faux car il faudrait alors qu'ils fussent déjà jetés au milieu du langage utilitaire et qu'ils cherchassent à en retirer les mots par petits groupes singuliers, comme par exemple « cheval » et « beurre » en écrivant « cheval de beurre ». Outre qu'une telle entreprise réclamerait un temps infini, il n'est pas concevable qu'on puisse se tenir sur le plan à la fois du projet utilitaire, considérer les mots comme des ustensiles et méditer de leur ôter leur ustensilité.

En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument ; il a choisi une fois pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme un objet. L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet ; le poète est en deçà. Pour le premier, ils sont domestiques ; pour le second, ils sont à l'état sauvage, ce sont des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres."

- Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Partie I : "Qu'est-ce qu'écrire ?", Gallimard, 1948, p. 18-19.

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