vendredi 12 mai 2017

"La fonction primitive du langage est d'établir une communication en vue d'une coopération"


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La pensée et le mouvant (1934) est un recueil d'articles du philosophe Henri Bergson (1859-1941) écrits entre 1903 et 1923. Il comprend deux essais introductifs rédigés spécialement à cette occasion et qui occupent, à eux-seuls, le tiers du volume : le premier s'intitule "Connaissance de la vérité". Il constitue une critique du recours au système en philosophie qui aurait pour défaut principal de négliger la question du temps. Le second qui s'intitule "De la position des problèmes" compare les modes de connaissance intuitif et intellectuel, tous deux valables, et ouvre donc la voie à une collaboration entre la métaphysique et la science.

Le texte ci-dessous est extrait du second essai introductif. Peu avant, Bergson a défini l'intelligence comme "la manière humaine de penser" et expliqué que celle-ci avait pour but la connaissance de la matière. Il l'a distinguée de ce qu'il appelle l'intuition, autre fonction intellectuelle, mais qui a pour but la connaissance de l'esprit. Si l'intelligence relève de la science, l'intuition est propre à la métaphysique. Entre les deux, on trouve la science de la vie sociale (sociologie) et de la vie organique (biologie), la première plus intuitive et la seconde plus intellectuelle, mais chacune marquée par le souci de la précision. Toutes ces disciplines recourent au langage, outil qui pour fonction essentielle d'assurer la vie sociale. Mais peut-il être un moyen approprié pour la philosophie et pour les sciences ?


Contrairement aux philosophes qui voient en la vie sociale "une habitude acquise ou transmise" (on pense notamment à Rousseau), Bergson estime que l'homme est naturellement un être social. Il considère, en effet, que la vie sociale est à l'homme, ce que la fourmilière est à la fourmi : tous deux sont naturellement faits pour vivre en société. La seule différence note Bergson est que l'homme a la possibilité de réinventer les moyens de la vie sociale : contrairement à la fourmilière dont le modèle est imposé, il existe de multiples formes de régimes politiques chez les humains (monarchie ou république par exemple).

Pour Bergson, il en va de même en ce qui concerne le langage : "il est aussi naturel à l'homme de parler que de marcher". La parole, comme la vie sociale, est une capacité innée. Les deux sont intimement liés : "la fonction primitive du langage [...] est d'établir une communication en vue d'une coopération". En d'autres termes, la fonction première du langage est d'assurer la vie en commun. Il est un outil permettant de s'accorder et de s'entraider. Le langage sert donc essentiellement à transmettre un message en vue d'opérer ensemble.

Bergson distingue deux moyens de réaliser cette coopération : soit la prescription (donner un ordre à quelqu'un), soit la description (signaler une chose ou ses propriétés). Dans le premier cas, on vise l'action immédiate, dans le second, l'action future. Mais dans tous les cas, c'est bien une fonction sociale qui est remplie. Dans l'industrie, il faut se coordonner pour fabriquer un produit. Dans le commerce, le langage permet de négocier les termes de l'échange. Dans les opérations de guerre, il s'agit de coopérer pour l'emporter sur l'adversaire lors des affrontements. Ces trois domaines - industrie, commerce, militaire - mettent l'accent sur l'aspect essentiellement pratique du langage. 

La conséquence de cette visée utilitaire est que le réel qu'il représente et que nous appréhendons par son moyen s'en trouve affecté. Nous voyons d'abord dans les choses ce à quoi elles peuvent nous servir. Cette déformation de notre perception découle de la fonction du langage qui consiste à faciliter la vie en commun. Le mot renvoie à l'action et, par conséquent, notre esprit ne saisit des choses que ce à quoi elles peuvent nous servir. C'est seulement dans un deuxième temps que le langage a pu être utilisé à d'autres fins, par exemple pour la contemplation. Dans la philosophie, cette fin du langage est l'idée et dans la poésie, elle est le mot lui-même.

Ainsi, à l'origine les mots et les idées dont se servent les poètes et les philosophes ont une fonction sociale, pratique et utilitaire. Ils sont donc irrémédiablement marqués par cet usage dans leur structure même. D'où l'enjeu pour Bergson de trouver un moyen d'accéder à la pensée autrement que par le langage, et donc de valoriser l'intuition qui ouvre la voie à une coïncidence directe avec les choses. 

Texte

"Il ne faut pas croire que la vie sociale soit une habitude acquise et transmise. L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher. 

Or, quelle est la fonction primitive du langage ? C’est d’établir une communication en vue d’une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action immédiate ; dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. 

Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu’il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l’idée. L’un et l’autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement utilitaires. Ils restent utilitaires cependant."

- Henri Bergson, La pensée et le mouvant (1934), "Introduction (Deuxième partie). De la position des problèmes", PUF, 1938, p. 86-87.

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