L'Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) constitue la thèse de doctorat du philosophe Henri Bergson (1859-1941). Son propos consiste à mettre en garde contre la tendance de l'esprit à penser dans l'espace. Or, si cette tendance est utile dans la vie pratique et dans les sciences, elle l'est moins lorsqu'il s'agit d'appréhender des phénomènes qui n'occupent pas d'espace comme par exemple les phénomènes psychiques. Nous appréhendons en effet l'espace extérieur en réalisant un découpage dans le réel : nous distinguons les objets matériels et nous leur assignons un nom précis. Mais est-ce que cette manière de voir est encore valable lorsque nous essayons d'appréhender une réalité immatérielle comme le temps ?
Le passage ci-dessous est extrait du chapitre II intitulé "De la multiplicité des états de conscience : l'idée de durée". Il constitue un passage clé au sens où il présente la définition du concept de durée. Bergson, en effet, critique la conception de l'école anglaise qui consiste à rabattre tous les rapports d'étendue à des rapports de succession dans la durée. C'est pourquoi il distingue deux types de durée : la durée où intervient la notion d'espace, comprise comme succession et la durée qu'il juge "toute pure", c'est-à-dire indépendante de la notion d'espace, comprise donc comme simultanéité.
Pour Bergson, il importe de comprendre précisément à quoi renvoie la notion de durée : "la durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre". La durée est une forme de succession d'états de conscience, c'est-à-dire qu'elle se rapporte à un temps vécu de manière subjective. Mais ce temps n'est pas un temps réflexif, il est celui d'une conscience qui s'abandonne au rythme de la vie. Bergson précise que le moi se laisse vivre précisément lorsqu'il "s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs". Autrement dit, ce n'est pas une conscience qui se rapporte à un présent relativement à un passé, mais un temps tel qu'il s'écoule pour une conscience, un temps où le passé est solidaire du présent, justement parce que c'est un temps qui dure.
Dans l'expérience de la durée, il ne s'agit pas de coïncider avec le moment présent, de se concentrer spécifiquement sur une sensation ou sur une idée, car alors il n'y aurait plus de durée. Il ne s'agit pas non plus de se couper des états antérieurs de telle manière à les oublier. Pour ressentir la pure durée, il faut et il suffit de ne pas avoir du temps une appréhension spatiale. Les états de conscience ne doivent pas se retrouver juxtaposés telle une série de points dans l'espace, comme s'ils venaient les uns après les autres, appréhension que l'on a du temps lorsqu'on observe une frise chronologique par exemple. La durée n'est pas le temps en ce qu'elle s'épure de tout espace, en ce qu'elle ne se déploie que comme du temps qui se prolonge, où les moments s'interpénètrent entre eux, solidairement.
Pour se faire comprendre Bergson recourt à une image musicale. Dans la mélodie, les notes se succèdent mais "nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres". Ces notes forment ensemble "un être vivant", c'est-à-dire que les parties de la mélodie, à la manière des organes, sont à la fois distinctes et solidaires, elles s'interpénètrent. Cela signifie que les moments qui composent la durée se rattachent de manière organique les uns aux autres. Bergson prouve cette idée en montrant qu'en insistant sur une note, on ne modifie pas simplement la mesure du temps, mais on modifie aussi la mélodie dans son ensemble. Les notes sont à la mélodie ce que les organes sont au corps, et les moments composant la durée ne sont pas du temps en série, mais bien des éléments organiques d'un ensemble vécu.
Bergson conclut que la durée constitue "la succession sans la distinction". L'esprit, par sa capacité d'abstraction, dispose du moyen de détailler chaque moment du temps vécu pour l'examiner. Il réalise alors une mise en espace du temps. Mais il ne s'agit pas de l'expérience première du temps qui se fait dans la durée. Or, cette durée est un sentiment diffus, parfois obscur, d'éléments qui se confondent, s'interpénètrent, sont solidaires entre eux. Elle est, en quelque sorte, le tissu de la conscience, c'est-à-dire ce dont elle est faite avant même le travail de mise en espace réalisé par la conscience réflexive. Il précise que cette présentation du temps est valable pour un être "qui n'aurait aucune idée de l'espace". L'espace introduit dans l'expérience de la durée l'idée d'une division, d'une distinction, ainsi qu'on marque les temps en musique ou qu'on définit les époques en histoire.
Dans l'expérience de la durée, il ne s'agit pas de coïncider avec le moment présent, de se concentrer spécifiquement sur une sensation ou sur une idée, car alors il n'y aurait plus de durée. Il ne s'agit pas non plus de se couper des états antérieurs de telle manière à les oublier. Pour ressentir la pure durée, il faut et il suffit de ne pas avoir du temps une appréhension spatiale. Les états de conscience ne doivent pas se retrouver juxtaposés telle une série de points dans l'espace, comme s'ils venaient les uns après les autres, appréhension que l'on a du temps lorsqu'on observe une frise chronologique par exemple. La durée n'est pas le temps en ce qu'elle s'épure de tout espace, en ce qu'elle ne se déploie que comme du temps qui se prolonge, où les moments s'interpénètrent entre eux, solidairement.
Pour se faire comprendre Bergson recourt à une image musicale. Dans la mélodie, les notes se succèdent mais "nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres". Ces notes forment ensemble "un être vivant", c'est-à-dire que les parties de la mélodie, à la manière des organes, sont à la fois distinctes et solidaires, elles s'interpénètrent. Cela signifie que les moments qui composent la durée se rattachent de manière organique les uns aux autres. Bergson prouve cette idée en montrant qu'en insistant sur une note, on ne modifie pas simplement la mesure du temps, mais on modifie aussi la mélodie dans son ensemble. Les notes sont à la mélodie ce que les organes sont au corps, et les moments composant la durée ne sont pas du temps en série, mais bien des éléments organiques d'un ensemble vécu.
Bergson conclut que la durée constitue "la succession sans la distinction". L'esprit, par sa capacité d'abstraction, dispose du moyen de détailler chaque moment du temps vécu pour l'examiner. Il réalise alors une mise en espace du temps. Mais il ne s'agit pas de l'expérience première du temps qui se fait dans la durée. Or, cette durée est un sentiment diffus, parfois obscur, d'éléments qui se confondent, s'interpénètrent, sont solidaires entre eux. Elle est, en quelque sorte, le tissu de la conscience, c'est-à-dire ce dont elle est faite avant même le travail de mise en espace réalisé par la conscience réflexive. Il précise que cette présentation du temps est valable pour un être "qui n'aurait aucune idée de l'espace". L'espace introduit dans l'expérience de la durée l'idée d'une division, d'une distinction, ainsi qu'on marque les temps en musique ou qu'on définit les époques en histoire.
Texte
"La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. Il n’a pas besoin, pour cela, de s’absorber tout entier dans la sensation ou l’idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer. Il n’a pas besoin non plus d’oublier les états antérieurs : il suffit qu’en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l’état actuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes d’une mélodie.
Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? La preuve en est que si nous rompons la mesure en insistant plus que de raison sur une note de la mélodie, ce n’est pas sa longueur exagérée, en tant que longueur, qui nous avertira de notre faute, mais le changement qualitatif apporté par là à l’ensemble de la phrase musicale.
On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments, dont chacun représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’en isole que pour une pensée capable d’abstraire. Telle est sans aucun doute la représentation que se ferait de la durée un être à la fois identique et changeant, qui n’aurait aucune idée de l’espace."
Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? La preuve en est que si nous rompons la mesure en insistant plus que de raison sur une note de la mélodie, ce n’est pas sa longueur exagérée, en tant que longueur, qui nous avertira de notre faute, mais le changement qualitatif apporté par là à l’ensemble de la phrase musicale.
On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments, dont chacun représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’en isole que pour une pensée capable d’abstraire. Telle est sans aucun doute la représentation que se ferait de la durée un être à la fois identique et changeant, qui n’aurait aucune idée de l’espace."
- Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Chapitre II : "De la multiplicité des états de conscience : l'idée de durée", Alcan, Paris, 1908, p. 76.
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