mercredi 10 mai 2017

"J'appelle pensée un discours que l'âme se tient à elle-même"

Commentaire


Le Théétète (368 av. J.-C.) est un dialogue de Platon (428-348) de la période dite de maturité. Les principaux protagonistes sont Socrate ainsi que deux mathématiciens : Théodore et Théétète qui donne son nom au dialogue. Le sous-titre du dialogue est Sur la science. Il s'ouvre sur la critique du relativisme sensualiste qui se résume par l'affirmation de Protagoras selon laquelle l'homme serait la mesure de toute chose, ce qui revient selon Socrate à donner à chacun le droit de la déclarer fausse.

Le texte ci-dessous se trouve à la suite de l'examen d'une première définition de la science. Socrate vient de conclure avec Théodore que la science est autre chose que la sensation. Il envisage donc qu'elle soit du côté de l'âme et, plus précisément, le fruit d'une opération de l'esprit qui s'appelle le jugement. Mais la science ne peut pas se confondre avec tous les jugements puisqu'il existe des jugements faux. Socrate entreprend donc de déterminer comment peuvent se former dans l'âme de faux jugements. C'est alors qu'il analyse le problème du point de vue de la pensée en examinant s'il est possible pour un sujet qui pense de se dire à soi-même qu'une chose est une autre.

Socrate définit la pensée comme "un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu’elle examine". Il affirme ainsi l'existence d'un lien entre le discours et la pensée. Ce lien se retrouve dans l'étymologie du terme grec logos qui peut être traduit par "raison" et par "discours". On retrouve la même racine dans les mots français telles que logique, logologie (la science du discours) ou logorrhée (flux de paroles). Socrate reste prudent et précise qu'il affirme cela sans en avoir la certitude. Il déclare toutefois qu'il se représente l'acte de penser comme un dialogue : l'âme quand elle pense ne fait que "s'adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l'affirmation à la négation".

Les dialogues platoniciens fonctionnent sur ce schème de questions et de réponses. Socrate pratique l'art de faire accoucher les esprits : la maïeutique (Maïa était la déesse grecque qui veillait aux accouchements). Par cette méthode, Socrate amène ses interlocuteurs à découvrir la vérité qu'ils portent en eux sans le savoir. Il s'agit de délivrer l'âme, de l'aider dans son travail d'enfantement de la vérité et de prise de conscience de ce qu'elle sait. Socrate se considérant comme stérile du point de vue du savoir, n'ayant aucune doctrine à délivrer, se voyait ainsi plutôt comme un ami du savoir, un philo-sophos c'est-à-dire un philosophe (cf. Théétète, 150c).

Ce jeu de questions-réponses que constitue la pensée a un objectif : trouver le vrai. Comment être certain d’avoir affaire à la vérité ? Lorsque le mouvement de la pensée s’arrête, c’est-à-dire lorsque ce dialogue intérieur a épuisé tous les doutes possibles. C'est alors seulement que l'on peut émettre ce que Socrate appelle "une opinion". Le terme grec correspondant à "opinion" est le mot doxa qui a plusieurs sens chez Platon : il peut désigner la connaissance sensible, l’opinion droite qui renvoie à une connaissance non justifiée ni fondée, mais ici il fait référence à l’opinion en tant que synonyme de jugement, d’avis qu’un individu a sur un sujet ou un fait. 

Cette opinion-jugement est ce que l'on garde silencieusement en soi-même. C'est tout l'enjeu de la maïeutique que de la faire s'exprimer pour être examinée et voir si elle résiste à l'épreuve du dialogue. Ainsi, la pensée trouve dans les mots une capacité à s'élever à la vérité. Inexprimée, elle reste impuissante, de l'ordre de l'opinion. Il n'y a donc pas de pensée vraie possible en dehors des mots.

Cet accord de la pensée et du dialogue que l'on trouve dans l'Antiquité grecque est fondateur de l'idéal classique que l'on retrouve plus tard chez un philosophe comme Descartes ou un écrivain comme Boileau. Dans son  Art poétique (1674), ce dernier souligne d'ailleurs à travers une célèbre formule : "ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement". Sans expression claire, la pensée demeure une ombre. 

Texte


"Socrate : Appelles-tu penser ce que j’appelle de ce nom ?

Théétète : Qu’appelles-tu de ce nom?

Socrate : Un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu’elle examine. C’est en homme qui ne sait point que je t’expose cela. C’est ainsi, en effet, que je me figure l’âme en son acte de penser. Ce n’est pas autre chose, pour elle, que dialoguer, s’adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation. 

Quand elle a, soit dans un mouvement plus ou moins lent, soit même dans un élan plus rapide, défini son arrêt ; que, dès lors, elle demeure constante en son affirmation et ne doute plus, c’est là ce que nous posons être, chez elle, opinion. Si bien que cet acte de juger s’appelle pour moi discourir, et l’opinion, un discours exprimé, non certes devant un autre et oralement, mais silencieusement et à soi-même."

- Platon, Théétète, 189e-190a, Les Belles Lettres, p. 229.

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