L’expression "expérience religieuse" résonne comme un retour aux sources. Elle semble synonyme de valeur sure car plus proche d’une relation existentielle, dégagée des institutions, plus individualisée, et donc plus vraie et plus authentique. L’expérience religieuse parce qu’elle met l’accent sur la subjectivité et l’individualité se trouve valorisée, laissant ainsi chacun témoigner de son expérience personnelle : du chanteur de rock au cocaïnomane californien, du post-chrétien New Age aux jeunes des Journées Mondiales de la Jeunesse, tous partagent - certes, sur un mode différent - un même désir de retour à un lien authentique avec la religion. Mais qu’est-ce que ces tentatives ont en commun ?
L’expérience mise en avant par les tenants de ce type de rapport à la religion est l’expérience vécue, celle qui est de l’ordre de la subjectivité de l’individu. Par conséquent, l’expérience individualise, elle atomise et extrait du social. Or la religion ne peut pas être purement individualiste. Il y a quelque chose comme un oxymore dans l’expression « expérience religieuse ». Une religion qui mettrait l’accent uniquement sur l’expérience d’un individu n’assurerait plus sa fonction sociale et l’expérience religieuse deviendrait une expérience purement personnelle d'ordre mystique. Lorsqu’elle est mise en avant, l’expérience religieuse semble bien apporter un fondement à une communauté : des croyances métaphysiques et morales par exemple. Mais si on insiste trop sur la dimension individuelle, personnelle et subjective, on s'éloigne de la dimension sociale de la religion. Comment dégager la spécificité de l’expérience religieuse, à la fois individuelle et sociale ?
Nous chercherons tout d’abord à déterminer à quel type d'acte renvoie l’expérience religieuse, puis nous explorerons les spécificités à la fois individuelles et sociales des multiples formes d’expériences religieuses afin d’essayer de saisir ce qui en constitue l'essence même.
I. Un type d’expérience du domaine de la foi
A. Une expérience religieuse a rapport à la croyance, non à la connaissance
De manière générale, une expérience est un moyen de connaître. On peut par exemple faire l’expérience d’une situation nouvelle. « Avoir de l’expérience » signifie qu’on a accumulé un savoir. On peut également faire une expérience pour vérifier une idée ou une théorie, on entre alors dans le cadre de l'expérience scientifique. Or la religion ne relève pas de la connaissance, mais de la croyance. On se souvient de la formule de Tertullien qui, dans La Chair du Christ (V, 4), déclare : « credo quia absurdum » ("je crois parce que c’est absurde"). La raison ne peut pas remplacer la foi, car la fidélité à ce que la religion exige est parfois contraire à la raison. En ce sens, l’expression « une expérience religieuse » est problématique, car le type d’expérience qu’elle sous-tend ne sert pas notre connaissance au sens courant du terme, mais une connaissance qui relève de la foi et de la croyance. Une expérience religieuse n’apporte pas une connaissance au sens scientifique du terme, mais elle peut être l'origine d'une conversion à une religion ou bien renforcer la croyance en une religion.
B. Une expérience religieuse n’est pas une preuve de l’existence de Dieu
Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant oppose ce qu’il appelle la « foi pratique » à la « connaissance théorique ». Il veut dire par là que la foi ne peut pas reposer sur une connaissance de ce qu’est Dieu. Son existence ne peut pas être prouvée comme veut le faire Descartes par la logique. On ne peut pas déduire d'un concept possible quelque chose de plus qui serait l'existence du concept car "cent thalers réels ne contiennent pas la moindre chose de plus que cent thalers possibles" (Critique de la raison pure). Dieu dépasse toutes les conditions sensibles de la connaissance (c’est-à-dire l’espace et le temps), il est donc impossible de le connaître. A quoi renverrait une expérience religieuse pour Kant ? A l’expérience de la loi morale qui se trouve en nous. C’est à partir de la conscience de notre devoir que nous pouvons croire en un Dieu moral. La « foi pratique » existe parce que l’homme est libre et qu’il peut se demander comment il convient d’agir. Mais cette foi pratique au plan de la connaissance n’est qu’une hypothèse. Notre raison nous indique que l’existence de Dieu est possible, mais elle est impuissante à le démontrer. C’est donc à la liberté de chaque homme d’affirmer que l’existence de Dieu simplement possible peut aussi être réelle, mais alors ce sera un acte de foi et non un acte de connaissance.
C. Une expérience religieuse est un acte de foi
C’est donc du côté de l’acte de foi qu’il semble pertinent de chercher à quoi renvoie une expérience religieuse. Dans la Genèse, Abraham subit une épreuve terrible : il reçoit l’ordre de Dieu de se rendre sur le mont Moriah afin de sacrifier son fils Isaac. Or Abraham est un des plus fidèles serviteurs de Dieu, aussi s’exécute-t-il sans tarder. Mais au moment crucial où Abraham s'apprête à tuer son propre fils, un ange l’appelle et lui dit : « Abraham, Abraham, ne porte pas la main sur l’enfant et ne lui fais aucun mal, car je sais maintenant que tu es un craignant-Dieu », (Genèse, XXII, 11-12). L’expérience religieuse d’Abraham est intéressante parce qu'elle s'inscrit dans une forme de renoncement à ce qui est le plus cher, l'amour pour son fils, par amour pour Dieu. Comme si pour éprouver la foi, Dieu allait jusqu'à contrarier la nature, les instincts les plus fondamentaux qu'il a lui-même inscrit en l'homme. L'expérience religieuse semble donc avoir une dérive possible : le fanatisme. Que ce serait-il passer si l'ange n'était pas apparu à Abraham ? De plus, ce qui motive Abraham, c'est la crainte de Dieu. L'acte de foi entretient des liens avec la peur.
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Nous avons vu tout qu'une expérience religieuse correspond à un acte de foi. Dans son sens religieux, le mot « foi » désigne habituellement l’engagement d’un individu au service d’un idéal auquel il croit. Mais peut-on réellement réduire toute expérience religieuse à un acte de foi ?
II. La dimension individuelle de l’expérience religieuse
A. Une expérience religieuse est proche d’une expérience esthétique
Dans Crainte et Tremblement, Kierkegaard revient sur l’épisode de la Genèse où Abraham doit sacrifier son fils. Il cherche à comprendre ce que ressent Abraham au moment où il reçoit cet ordre de Dieu : c’est-à-dire ce sentiment de crainte vis-à-vis de Dieu. Kierkegaard appelle ce sentiment l’horror religiosus. Cette expression latine, difficilement traduisible, renvoie à la fois aux sentiments de terreur et de fascination. Or ce sentiment procède d’une mise en relation directe entre Abraham et Dieu. On voit ici que l’expérience religieuse a une dimension proprement subjective : elle implique ainsi une mise en relation d’une manière immédiate, verticale et mystique entre l’homme et la divinité. L'expérience religieuse se rapproche de l’expérience du sublime esthétique. Dans La Critique de la faculté de juger, Kant décrit le sublime comme ce qui nous met en présence de l’illimité. Le sublime se distingue du beau qui nous procure un plaisir calme et tranquille alors que le plaisir du sublime est empreint de douleur. Cette douleur est le résultat d’une aspiration vers l’infini du sublime que notre esprit est incapable d’embrasser tout entier.
B. Une expérience religieuse passe par un sentiment du cœur
La sensation que procure une expérience religieuse est le fruit d'une mise en communication immédiate d'un individu avec l’infini. L’expérience religieuse ressemble au "sentiment océanique" décrit par Romain Rolland, "sensation religieuse qui est toute différente des religions proprement dites", puisque cette "sensation de l’éternel" est aussi un "contact" avec l’illimité (Lettre à S. Freud, 5 déc. 1927). C’est donc en un sens spécifique qu’il faut entendre le qualificatif religieux dans l’expression « expérience religieuse ». L’expérience du religieux ne se fait pas par la raison mais directement par le cœur comme le dit Pascal. C’est par la conversion et non par la philosophie que l’on peut atteindre Dieu. Les premiers principes ne se connaissent pas par la raison, mais par le cœur. Le cœur sent les principes et la raison les démontre affirme-t-il dans ses Pensées. Il est donc ridicule de demander au cœur ses raisons. La religion ne s’acquiert pas par le raisonnement, mais par sentiment de cœur.
C. Une expérience religieuse passe par un sentiment du sacré
Cependant, le lien religieux ne se limite pas au lien entre l’homme et le divin. L’expérience religieuse ne peut pas être réduite à la croyance en un Dieu, car il existe des religions sans Dieu (c’est le cas du bouddhisme par exemple). La sensation spécifique de l’expérience religieuse serait alors à élargir à toute sensation du sacré, entendue comme ce qui n'est pas du ressort du profane. Roger Caillois dans L’homme et le sacré montre que la distinction entre ce qui est sacré et ce qui est profane structure d’autres oppositions comme celles du couple pur et impur, de la sainteté et de la souillure. Comme "toute conception religieuse du monde implique la distinction du sacré et du profane", c'est peut-être autour de cette polarisation que peut être décrite l'expérience religieuse : elle est inséparable de l'idée de l'élection, de l'impression d'être privilégié par rapport aux autres qui ne font pas cette expérience. Mais, en même temps qu'elle est un privilège, celui-ci doit être reconnu comme tel par les autres. Comme la distinction entre le sacré et le profane n'existe pas sans une reconnaissance par autrui de cette distinction, l'expérience religieuse ne peut se réaliser sans appartenance à une communauté.
Transition
L’expérience religieuse obéit à deux conditions cumulatives : tout d’abord elle est une relation immédiate, subjective, verticale et mystique entre l’homme et le divin, mais elle suppose aussi une relation à une communauté : la distinction du profane et du sacré implique un lien horizontal entre les hommes, ce qu’on appelle la communauté. Comment ces deux conditions parviennent-elles à co-exister au sein de l'expérience religieuse ?
III. La dimension sociale de l’expérience religieuse
A. Une expérience religieuse comme affaire publique
L’étymologie du mot religion est celle du mot latin religare qui signifie « relier ». Dans les religions où la mise en relation de l’homme à la divinité est un lien privé, l’expérience religieuse est une expérience intime et personnelle. Mais pour subsister une religion doit aussi avoir une dimension sociale. On trouve même dans l’histoire, des religions qui n’ont pas la dimension privée du christianisme, mais qui ont uniquement une fonction sociale. C’est le cas notamment des religions polythéistes des Grecs et des Romains qui consistent essentiellement en une série de pratiques communes plutôt qu’en des croyances. Autrement dit, dans le monde antique on trouve une indistinction entre le lien social et le lien religieux : pour un Athénien du Ve siècle, une expérience religieuse n’est pas une affaire privée, mais une preuve de son appartenance à la société grecque. De même à Rome, les cultes divins étaient d’abord des cultes publics : le romain préchrétien n’a aucun lien personnel avec un dieu. Il faut donc distinguer les religions antiques qui sont des religions sociales, de la religion chrétienne qui suppose davantage une relation personnelle à Dieu.
B. De multiples formes de l’expérience religieuse
Cette différence entre la religion chrétienne et la religion antique s’exprime très bien dans la passage biblique de Jean, (18, 38). Dans ce passage le Christ à qui Ponce-Pilate demande qui il est répond : « je suis né, et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité ». Ponce-Pilate rétorque : « Qu’est-ce que la vérité ? ». On voit ici que l’expérience religieuse de Ponce-Pilate n’est pas la même que celle du Christ, ce qui nous amène à penser le conflit que génère la rencontre des formes différentes d’expérience religieuse qui ne partage pas la même communauté d'inscription (le monde romain pour Ponce-Pilate et le monde chrétien pour Jésus). Nietzsche dans L’Antéchrist (§ 46) abonde en ce sens : cette réplique sceptique symbolise en effet pour lui « l’ironie aristocratique d’un Romain, devant qui on abuse impudemment du mot de ‘‘vérité’’ » et renvoie ainsi à son insignifiance, une affaire dont le monde n’aurait jamais dû se préoccuper. Cela signifie qu’une expérience religieuse ne peut pas être purement subjective et s'inscrit toujours dans un monde particulier ou d'autres individus partagent, si ce n'est ma propre expérience, au moins les croyances nécessaires pour son inscription dans un monde partagé (aux deux sens du terme : entre profane et sacré et en commun avec d'autres individus).
C. Une expérience religieuse engage la relation d’un individu avec la société
Au « sentiment océanique » de Romain Rolland, Freud répond dans Malaise dans la civilisation (Chapitre 1) qu’il ne voie là qu’une production psychique due à la combinaison d’une représentation et d’un élément affectif : la « constitution du moi » qui se fait selon un processus de séparation par rapport au sein maternel et de différenciation par rapport au monde extérieur. On est ainsi en présence de deux perspectives qui opposaient dans les années 30, un point de vue mystique à un point de vue rationnel. Pourtant, pour Rolland comme pour Freud, le fait à expliquer est du même type : une lutte de l’individu par rapport au groupe, une irréductibilité du désir dans la société qui le réprime sans l’éliminer et un « malaise dans la civilisation ». Ce malaise qui est à la racine de l’expérience religieuse montre que l'expérience religieuse est fondamentalement un sentiment qui engage la relation de l’individu avec le social, bien plus qu’un individu avec un dieu ou un sentiment du sacré.
Conclusion
Nous avons vu tout d’abord que l’expérience religieuse renvoyait à un acte de foi plus qu'à la connaissance. Certes, quand on expérimente le divin, on connaît Dieu, mais cette connaissance est sensible au coeur, elle ne peut pas faire l'objet d'une démonstration rationnelle destinée à prouver l'existence du divin. Mais contrairement à ce qu'on aurait pu penser dans une approche un peu rapide, l'expérience religieuse n'est pas qu'une relation intime du divin avec un individu particulier, l'expérience religieuse comporte en effet deux dimensions : une dimension verticale proche de l’expérience esthétique, mais aussi une dimension horizontale parce qu’elle fait lien avec une communauté. En conséquence, s’il nous fallait définir ce que peut être une expérience religieuse, nous dirions alors qu’elle est un sentiment du sacré qui engage la relation d’un individu avec une communauté particulière. A travers cette expérience, un individu affirme à la fois son caractère d'individualité tout en s'inscrivant dans un monde de croyances partagées.
ta mere
RépondreSupprimerabonnez vous a jay_dou17 sur instagram
RépondreSupprimerBonjour, j'aimerai avoir un coup de pouce s'il vous plait car j'ai un DM à rendre en philo coefficient 4, c'est une dissertation sur la religion. Le sujet ressemble presque à celle de qu'est ce qu'une expérience religieuse mais c'est y a t-il une expérience spécifiquement religieuse?
RépondreSupprimerMerci d'avance à ceux qui vont lire et me répondre
Bonne journée