mardi 15 mars 2016

"Les bêtes n'ont point de raison du tout"

Commentaire

Dans la Ve partie du Discours de la méthode, Descartes envisage la fiction suivante : admettons qu’en réalisant des automates très sophistiqués, nous puissions imiter en tout point un homme, qu’est-ce qui permettrait à coup sûr de nous apercevoir qu’il ne s’agit pas de vrais hommes ? 

Commençons par souligner que pour Descartes, la question ne se pose pas pour l’animal : nous ne pourrions pas faire la différence entre un automate et un animal. Pour lui, tout le comportement d'un animal peut s'expliquer de manière mécanique : c'est la thèse célèbre dite des animaux-machines. Le texte qui suit a donc un objectif clair : énoncer ce qui distingue fondamentalement l’homme de l’animal.


Selon Descartes, deux moyens permettent de faire la différence entre l’homme et l’animal : 
  • l’usage de la parole : il ne s’agit pas simplement d’une réponse apportée à un stimuli, ni même de la communication d’une sensation (la douleur par exemple), mais de la capacité à pouvoir comprendre le sens d’une discussion et de répondre à une conversation de manière appropriée ; 
  • l’usage de la raison : un automate ferait les choses en fonction de l’arrangement de ses organes et ne pourrait pas faire face à tout type de situation, car la raison est "un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres".
La parole et la raison sont donc les deux critères indissociables qui permettent de faire la distinction entre l’homme et l’animal : parler, c'est savoir répondre avec "à propos" et raisonner, c'est pouvoir s'adapter à toutes les situations possibles.

Pour justifier sa thèse, Descartes emploie l'argument suivant : les hommes les plus diminués intellectuellement sont capables de s’exprimer de manière à se faire comprendre, alors que même les animaux les plus doués n'y parviennent pas :
  • certains animaux (les perroquets) ont la capacité physique de parler mais ne parviennent pas à tenir un discours raisonné ;
  • dans le même temps, certains hommes qui naissent sourds et muets, donc sans la capacité physique de parler, parviennent pourtant à se faire comprendre en inventant divers signes. 
Cette capacité de parler et de raisonner que l’on ne trouve que chez l’homme montre que les animaux sont dépourvus de raison et, pour Descartes, le plus doué des perroquets n’égalerait même pas l’enfant le plus stupide. Par cette formulation, Descartes entends bien montrer qu’il s’agit bien d’une différence de nature et non pas de degré : "ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout". Il exacerbe les différences entre l'homme et l'animal, là où quelqu'un comme Montaigne par exemple, tend à les réduire : "qu'est-ce autre chose que de parler, cette faculté que nous leur voyons se plaindre, de se réjouir, de s'entr'appeler au secours, se convier à l'amour, comme ils font par l'usage de leur voix" (Apologie de Raimond Sebond, II, 12).

Descartes a conscience qu’il va à l’encontre d’une intuition commune. Il invite à se défier des objections classiques qui tendraient à rétorquer que les animaux parlent un langage qui nous échappe ou bien qu’il y a dans l’expression de leurs passions (la faim, la douleur, etc.) quelque chose comme des paroles : les miaulements et les aboiements manifestent des passions, mais n'indiquent pas une pensée. On pourrait objecter que c'est parce que nous ne comprenons pas le langage des animaux. Mais pour que ce soit le cas, il faudrait qu'ils parviennent à se faire comprendre de nous aussi bien que de leurs semblables, ce qui est possible puisque nous partageons des organes en commun et ce que les sourds et muets y parviennent. 

Certes, certains animaux sont plus doués que les hommes pour réaliser de nombreuses actions, mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils agissent en se servant de leur esprit. En réalité, ils agissent par instinct et par nature. Descartes compare ces actions à celle d'une horloge : ce n’est pas parce qu’elle indique mieux l’heure que nous qu’il faut lui attribuer la capacité de penser. La pensée est une chose bien plus complexe qui nécessite une capacité de parler et de raisonner. 

Texte

"S'il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieurs d'un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s'il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela des vrais hommes. 

Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes, comme si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on veut lui dire ; si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu'elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. 

Et le second est que, bien qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. 

Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable, qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire, en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d'apprendre leur langue. 

Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. Car on voit qu'il n'en faut que fort peu pour savoir parler ; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité entre les animaux d'une même espèce aussi bien qu'entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un perroquet qui serait des plus parfaits de son espèce n'égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était d'une nature du tout différente de la nôtre. 

Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent des passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par des animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage. Car, s'il était vrai, puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables. 

C'est aussi une chose fort remarquable que, bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent point du tout en beaucoup d'autres: de façon que ce qu'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car à ce compte ils en auraient plus qu'aucun de nous, et feraient mieux en toute autre chose ; mais plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes : ainsi qu'on voit qu'une horloge qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence."

- René Descartes, Discours de la Méthode (1637), Ve partie, in Oeuvres et lettres, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", p. 164-165.

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