dimanche 13 mars 2016

Est-il absurde de désirer l'impossible ?


Sujet : "Est-il absurde de désirer l'impossible ?"
Bac de philosophie 2009 - Série S

Introduction

"Soyez réaliste, demandez l’impossible" scande-t-on lors des manifestations de mai 68, aujourd’hui, ce serait plutôt "ayez la tête sur les épaules" ou "rêvez pas, restez concret". Désirer l’impossible sonne donc comme une revendication de liberté, mais aussi comme un rêve d’étudiants, une utopie naïve, un irréalisme désuet. S’il n’a pas toujours été bon d’être irréaliste, c’est que désirer l’impossible nous amène toujours à des dangers, voire à des souffrances. En même temps, cet irréalisme a parfois mené l’homme au-delà de lui-même, dans ce qu’on appelle le dépassement de soi. Désirer l’impossible est donc un mouvement qui nous amène en avant de nous-mêmes, mais cet avant est pour le meilleur et pour le pire : il vaut un dépassement ou un échec, parfois même les deux. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques du progrès technique : la technologie nucléaire peut être à la fois une source importante d’électricité et utiliser comme bombe atomique. N’est-ce pas cette ambivalence qui présente un côté éminemment absurde ? Le désir est ce mouvement sensible qui nous fait nous élancer vers quelque chose. Il est un moteur de l’action et parfois même aussi un mobile. Le désir en effet, lorsqu’il est transgressif, fraye avec ce qui est de l’ordre, sinon de l’impossible, du moins de ce qui ne devrait pas être possible. Il ne devrait pas être possible de tuer quelqu’un, et pourtant, certains y sont conduits. Un autre exemple peut nous amener à reposer la question d’un point de vue différent : il ne devait pas être possible à l’homme de voler, et pourtant, certains s’y sont attelés et ont même réussi. Qu’y a-t-il donc de si absurde dans le désir d’impossible, s’il est aussi inséparable de ce qui fait l’être de l’homme, être à la fois sensible et rationnel ? En d’autres termes, quelles sont les bonnes raisons qui peuvent nous amener à désirer l’impossible ?

I. Le désir produit le réel

A. Deux conceptions du désir : le manque et la production

Le mot français absurde vient du latin absurdum qui signifie dissonant. Désirer l’impossible a en effet une dimension dissonante au sens où le désir ne colle plus à la réalité. Dans L’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze montre que le désir a souvent été analysé de deux manières différentes dans l’histoire de la philosophie. Selon Platon ou Hegel, le désir est analysé comme un manque, c’est-à-dire comme le manque de l’objet réel, ce qui engendre un fantasme de l’objet. Alors que selon Spinoza ou Nietzsche, le désir est compris comme production, ce qui engendre l’objet réel. Dans un cas, le désir reste confiné au monde de l’imaginaire, dans l’autre, il s’ouvre au monde de la création. Or pour avancer et ne pas régresser (le fantasme est une régression selon Freud), il faut désirer en gardant en vue le monde de la production réelle.

B. Le désir de production est désir du possible

Ce désir comme production, nous l’avons dit, est à l’origine une réflexion que l’on trouve dans L’Ethique de Spinoza. Spinoza appelle conatus (du latin conari qui signifie "entreprendre" et qui donne contais, "l’effort") cet effort par lequel « chaque chose, pour autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » (III, prop. VI). Cet effort peut-être sensible ou intelligible : intelligible, il s’agit de la volonté ; sensible, il s’agit de l’appétit. Dès que l’appétit est conscient de lui-même, on a ce qu’on appelle le désir. Or selon Spinoza, ce conatus caractérise l’essence de l’homme. L’homme n’est donc pas d’abord un être rationnel, mais un être qui désire et qui veut, ou comme le dit Spinoza : « nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons ». On ne peut donc désirer l’impossible que si l’on imagine que le désir est un manque, car s’il est une production, alors tout désir est essentiellement désir du possible.

C. Le désir d’impossible comme stratégie rhétorique

Ce désir du possible lorsqu’il est passé au crible de la raison, Nietzsche l’appelle la volonté de puissance. La volonté de puissance est une force conquérante et dominatrice, qui sous sa forme la plus haute, consiste à créer et à donner forme à un monde. Par conséquent, pour cette volonté, le possible doit donner lieu à une exploration : tout monde est également ce monde voulu par un sujet et auquel sa volonté de puissance s’affronte, traversée par une force de création destructrice. Le désir d’impossible n’est donc qu’un élément d’une rhétorique permettant d’empêcher ce sujet de s’affirmer comme puissance désirante. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est la vieillesse qui bien souvent condamne la jeunesse de vouloir l’impossible, mais comme le souligne La Rochefoucauld : « les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples » (maxime 93).

II. Assumer son désir d’impossible

A. Pathologie du désir d’impossible

Le désir est une production qui est l’affirmation de la vie dans sa dimension créatrice. Par conséquent, désirer l’impossible n’est pas absurde, mais le lot de chacun. Cette idée signifie aussi qu’on a tous besoin d’un idéal pour parvenir à produire. Mais quelle est au juste la nature de cet idéal ? Que peut bien signifier le désir d’impossible lorsqu’il est pathologique ? Du point de vue de la volonté de puissance, il n’est pas inconcevable que le désir d’impossible soit en fait un stade primitif du sujet humain qui s’identifierait avec la volonté de toute-puissance. Par exemple, il existe selon Sándor Ferenczi quatre stades de la toute-puissance : la toute puissance inconditionnée du foetus, le stade de l'hallucination magique du nourrisson, la toute puissance des gestes magiques et la toute puissance de la pensée des enfants. On pourrait ainsi identifier la volonté de toute-puissance de l’adulte comme un type de désir d’impossible qui serait pathologique, une sorte de régression en somme au stade de l’enfance. En ce cas, l’aspect régulateur du fantasme de toute-puissance permettant l’appréhension de soi par la confrontation au réel, se voit hypertrophié et le moi victime d’une illusion d’omnipotence.

B. Le fantasme

Nous parlions au début du désir comme manque tel qu’il a été analysé par la psychanalyse et notamment par Freud. Selon Deleuze, le désir compris comme manque est aussi producteur, mais au lieu de produire le réel, il produit du fantasme. Le fantasme a notamment été décrit par Freud sous le terme allemand de Phantasie, qu’il invente lui-même, et qui est un compromis entre deux termes existants : phantasme (l’hallucination) et fantaisie (une grande capacité à imaginer). Or le fantasme est appréhendé comme une régulation psychique visant à assurer le bon fonctionnement de l’esprit. En d’autres termes, ne pas fantasmer peut être un symptôme de désordre mental. En revanche, passer du fantasme à la réalisation, ne pas faire la distinction entre le réel et l’imaginaire peut être là encore, le signe d’un désordre psychique. De ce point de vue, si désirer l’impossible paraît être normal, vouloir que l’impossible se réalise, c’est là proprement délirer, dissoner, se confronter à l’absurdité, à ce qui n’a pas de raison d’être.

C. Se conformer à ses désirs

On pourrait donc comme Jacques Lacan proposer une éthique du désir qui veillerait à vivre non pas selon ses désirs, mais en conformité avec eux. Cela signifie que les désirs ne sont pas là pour mener notre volonté, mais que notre volonté doit pouvoir tenir compte des désirs pour pouvoir avancer. Plus précisément, nos désirs étant constitutifs de notre personnalité, il ne d’agit pas de les mettre à l’écart, mais plutôt de voir en quoi ils sont compatibles ou non avec la réalité. En refusant d’assumer ses désirs, l’homme fait preuve de lâcheté et en ressent de la culpabilité. Dans la perspective psychanalytique, pour abandonner cette lâcheté et cette culpabilité, l’homme doit non pas faire comme si ces derniers n’existaient pas, mais rechercher la voie qui lui permettra de les assumer. Assumer ses désirs est en effet le premier pas vers une critique de ses désirs.

III. Critique du désir d’impossible

A. Changer ses désirs

Nous avons vu que le désir d’impossible était une dimension commune à tout homme et que ce genre de désir, loin d’être refoulé, devait être assumé sinon comme une phase primitive de l’esprit humain, du moins comme ce qui pouvait constituer le premier pas vers une critique de ses désirs. Il est évident en effet que certains de nos désirs sont plus légitimes que d’autres et que renoncer à faire la partition entre les désirs possibles et les désirs impossibles peut mener au relativisme, voire au nihilisme. Pour réaliser cette partition, mieux vaut suivre la troisième maxime énoncée par Descartes dans le Discours de la méthode : « changer ses désirs [plutôt] que l’ordre du monde ». Pour cela, les stoïciens ont proposé un habile partage entre d’une part, ce qui dépend de nous (nos pensées, nos jugements) et d’autre part, ce qui ne dépend pas de nous (les événements extérieurs). Par conséquent, les désirs possibles sont ceux que notre jugement et notre pensée peuvent nous aider à atteindre, et les désirs impossibles, ceux qui ont pour objet des événements sur lesquels l’on ne peut pas avoir d’emprise.

B. Désirer l’impossible : souffrance et lutte contre l’ennui

Désirer l’impossible peut en effet amener à souffrir. « Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu’il n’est pas satisfait » écrit Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation. Chercher donc à changer les désirs qui ne peuvent pas être satisfaits comme nous le conseille Descartes, est un moyen de s’éviter une souffrance inutile. Mais Schopenhauer nous met en garde : dans la satisfaction du désir amenant la cessation de cette souffrance, un ennemi plus obscur encore nous guette : l’ennui. « La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui » conclut-il. Chercher à éradiquer les désirs impossibles à réaliser a priori, c’est donc quelque part se condamner à l'ennui d'une vie morne, terne, sans ambitions.

C. Désirer l’impossible : moteur d’action et dépassement

Le désir d’impossible est aussi un moteur à l’action et à la réflexion. Dans un autre registre, Platon dans le Banquet met dans la bouche de Diotime une théorie initiatique de l’amour qui permet de montrer différents objets du désir. L’amour se fait d’abord jour dans le désir du corps d’une personne, puis dans la beauté de son âme, pour enfin aboutir à la beauté de la connaissance, « ce vaste océan du beau ». Cette théorie montre la force d’un désir d’impossible, puisque celui-ci permet de progresser dans le savoir : c’est parce que l’on s’aperçoit que l’on ne sait rien que l’on désire savoir. Le philosophe en désirant savoir se voue à une tâche dont il n’est pas en mesure d’apprécier la fin. Il faut voir là non pas seulement une folie ou un fantasme lié au désir analysé sur le mode du manque, mais un moyen de se donner du courage pour aller plus loin et faire l’effort de saisir ce qui au premier abord semble irrémédiablement devoir nous échapper. Dans le même ordre d’idée, Sartre dans L’Etre et le Néant montre que le désir est un manque d’être qui entraîne un mouvement de dépassement perpétuel : « si le désir doit pouvoir être à soi-même désir, il faut qu’il soit la transcendance elle-même, c’est-à-dire qu’il soit par nature échappement à soi vers l’objet désiré ». Il rencontre, en ce sens, la position platonicienne de l’amour comme manque, tout en montrant que le désir est essentiellement son propre dépassement vers autre chose que lui-même. C’est en cela que le désir d’impossible ne se réduit pas un désir comme manque, mais se prolonge jusqu’à un modèle qui permet d’orienter l’action humaine et finalement d’aboutir au dépassement de soi.

Conclusion

Nous avons vu qu’il fallait distinguer deux conceptions du désir : celle qui le conçoit comme un manque et celle qui en fait une production. Cette distinction permet ensuite de voir que, du point de vue du désir comme manque, le désir est de l’ordre du fantasme, ce qui correspond le mieux à ce désir d’impossible dont il est question dans notre sujet. Comme tout homme est traversé par ce genre de désir, le premier pas nous apparaît dans son acceptation, afin de mieux pouvoir en faire la critique. Parmi les désirs, on peut donc distinguer ceux dont la réalisation dépend de nous et ceux dont la réalisation ne dépend pas de nous. Mais vouloir éradiquer ces derniers revient à amputer l’homme de l’une de ses composantes. Par conséquent, désirer l’impossible loin d’être absurde, nous préserve de l’ennui, nous permet de nous dépasser et est même l’un des principaux moteurs de la connaissance. A charge ensuite à chacun de faire le départ entre ses désirs et la réalité, entre ce qui est de l’ordre du réalisable et ce qui est de l’ordre du fantasme, l’un et l’autre étant constitutifs de ce qui fait le « sel » de l’existence, du moment qu’ils sont bien distingués.

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