Dans son cours au Collège de France de 1978 intitulé Sécurité, Territoire, Population, Michel Foucault retrace la genèse d’un savoir politique sur la population et les mécanismes permettant sa régulation. Il constate ainsi un déplacement dans l’accentuation de l’objet de la gestion de l’Etat : d’un Etat territorial fonctionnant à la souveraineté (un roi règne sur un territoire auquel appartiennent des sujets), succède au XVIe siècle un Etat de population fonctionnant à la gouvernementalité (un gouvernement dirige une population). Cette nouvelle rationalité étatique génère de nouveaux objectifs, de nouveaux problèmes et de nouvelles techniques dont le point central est la notion de gouvernement.
I. Un changement dans la conception de l’art de gouverner
A. Une généalogie du gouvernement
L’analyse de Foucault consiste à retracer la généalogie de la formation d’une gouvernementalité politique. Cette généalogie est une méthodologie mettant l’accent sur la singularité des événements dans l’histoire. Elle est une pratique historienne qui consiste à éviter le piège du mythe de l’origine (cf. « nos ancêtres les Gaulois ») et qui porte une attention toute particulière à la contingence dans l’histoire (ce qui est arrivé aurait pu arriver autrement : comment, c’est-à-dire par quel(s) événement(s), peut-on expliquer que c’est cela qui s’est effectivement produit et pas autre chose).
Appliquée au gouvernement, cette généalogie a pour objet de comprendre comment le pouvoir souverain de l’Etat a progressivement eu à prendre en charge la conduite d’un ensemble d’individus. Son objectif réside dans la compréhension de l’Etat-providence comme événement politique. Comment peut-on expliquer que l’Etat ait pu prendre la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire d’un gouvernement qui se donne pour mission d’assurer l’éducation, la santé et la sécurité d’une population ?
Concrètement Foucault identifie l’émergence de la raison d’Etat comme l’événement fondateur de la formation d’une rationalité politique soucieuse de gouverner une population. Au XVI-XVIIe siècles, un changement s’opère dans l’art de gouverner : alors que les principes de cet art étaient empruntés aux vertus traditionnelles (sagesse, justice, libéralité, respect des lois divines et des coutumes humaines) et aux habilités communes (prudence, décisions réfléchies, soin à s’entourer des meilleurs conseillers) du Prince, on est passé à un art de gouverner dont la rationalité trouve ses principes et son domaine d’application spécifique dans l’Etat.
La nouveauté de la raison d’État réside dans sa nouvelle matrice de rationalité : la souveraineté du Prince ne s’exerce plus sur un territoire mais sur des hommes. Autrement dit, une rupture dans la rationalité politique intervient à partir du moment où la population devient un élément plus important dans la richesse d’un pays que les dimensions et les caractéristiques propres de son territoire.
B. L’avènement de « sciences » politiques
A partir de là, une nouvelle configuration spatio-temporelle se dessine : la polarisation ne se fait plus selon une unification attendue de toutes les nations européennes dans un Empire des derniers jours, mais elle s’ouvre sur un temps indéfini où les États sont en concurrence pour leur survie. On entre dans un monde multipolaire.
Concomitamment, les sciences politiques se développent. L’habilité du Prince à se maintenir au pouvoir n'apparaît plus comme le point déterminant de la formation d’un art du politique. Le nouveau point clé est la connaissance et le développement des forces de l’Etat en tant que science politique. Dans un espace européen et mondial de concurrence étatique, le problème majeur va devenir celui d’une dynamique des forces et des techniques rationnelles d’intervention sur cet espace et sa population, et moins celui de l’affrontement entre les rivalités dynastiques.
Cette raison d’Etat prend forme dans deux grands ensembles de savoir et de technologie politiques. Une technologie diplomatico-militaire tout d’abord, qui consiste à développer les forces de l’Etat par un système d’alliances et par l’organisation d’un système armé ; la recherche d’un équilibre européen est une conséquence de cette technologie politique (cf. l’analyse de cet équilibre comme principe directeur des traités de Westphalie). Une « police » ensuite, au sens ancien du terme, c’est-à-dire désignant les moyens nécessaires pour faire croître les forces de l’Etat de l’intérieur.
Au point de jonction de ces deux grandes technologies, on trouve le commerce et la circulation monétaire interétatique : l’enrichissement par le commerce devient une variable déterminante pour favoriser l’accroissement de la population, de la main-d’œuvre, de la production et des exportations. C’est à cette époque notamment qu’émergent les sciences camérales, c’est-à-dire les savoirs concernant la gestion des finances de l’Etat (Kamera désignait alors en langue allemande le lieu où étaient conservés les deniers publics, l’administrateur des finances royales portait le nom de camerarius), mais aussi la doctrine économique portant le nom de mercantilisme dont le souci se concentre sur le développement économique par l’enrichissement des nations au moyen du commerce extérieur.
C. La gouvernementalité comme fondement de l’Etat moderne
Le terme de gouvernementalité recouvre selon Foucault trois dimensions.
Tout d’abord, l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, les analyses et les réflexions, les calculs et les tactiques qui permet d’exercer un pouvoir ayant pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique (cf. le mercantilisme) et pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité (la « police »).
Ensuite, la tendance qui dans tout l’Occident conduit vers la prééminence d’un type de pouvoir particulier parmi d’autres : le gouvernement (les autres étant : la souveraineté, la discipline, etc.).
Enfin, le processus ou plutôt le résultat du processus par lequel l’État de justice du Moyen Age, qui est devenu vers 1500, un État administratif, devient progressivement gouvernementalisé, c’est-à-dire se voit adjoindre de plus en plus de prérogatives sur la population.
La difficulté de cette définition est qu’elle comporte trois volets pour un seul terme : la gouvernementalité est à la fois un ensemble d’institutions et de savoirs, un processus et une rationalité politique spécifique. Mais cette complexité a comme principal objectif de déconstruire le concept d’État et de montrer ce qu’il recouvre.
Pour Foucault, la gouvernementalité est ce qui fait que l’État existe. L’État n’est qu’une abstraction mythifiée. Iconoclaste nietzschéen, il montre que l’État ne recouvre en fait que les tactiques de gouvernement et que c’est seulement à partir d’elles que l’on distingue le privé du public, l’étatique du non étatique. Ce qu’on appelle les sciences politiques, c’est-à-dire les sciences de l’Etat, n’ont pas de consistance au sens où elles n’ont pas d’objet propre à approfondir. Elles sont tributaires de ce qui est ou non défini comme stratégique dans le gouvernement de l’Etat. En conséquence, la complexité de la définition de la notion de gouvernementalité montre l’Etat dans sa réalité historique, c’est-à-dire comme résultat d’un processus long de formation, mais aussi dans sa fragilité essentielle. L’État loin d’être un « monstre froid » est, tout comme l’homme, une invention récente dont la généalogie pointe peut-être la fin prochaine.
On peut ainsi retracer grossièrement trois grandes économies de pouvoir en Occident qui retracent la mise en place de la gouvernementalité :
- le premier est l’État de justice, né dans une territorialité de type féodal, où l’on trouve une société de la loi ;
- le deuxième est un État administratif, né dans une territorialité de type frontalier (XVe-XVIe siècles), où l’on trouve une société de règlements et de disciplines ;
- le troisième est l’État de gouvernement : sa définition ne réside plus dans sa territorialité mais dans la masse de la population, avec son volume, sa densité et le territoire dans lequel elle s’étend et où on a affaire à une société contrôlée par des dispositifs de sécurité.
II. Les racines de la gouvernementalité
A. Le pouvoir pastoral
Mais Foucault ne s’arrête pas à ce constat. Il cherche dans l’Antiquité où prennent naissance les racines d’un État de gouvernement. C’est le sens de toutes ses réflexions sur le pouvoir pastoral.
Suite à une enquête approfondie sur la notion, les procédures et les moyens mis en œuvre pour assurer le gouvernement des hommes dans l’Antiquité, il remarque que dans les sociétés grecques et romaines, l’exercice du pouvoir politique n’implique ni le droit, ni la possibilité d’un gouvernement entendu comme activité qui entreprend de conduire les individus tout au long de leur vie en les plaçant sous l’autorité d’un guide responsable de ce qu’ils font et de ce qui leur arrive. L’idée d’un « souverain-pasteur » du troupeau humain est une idée que l’on trouve peu dans les textes archaïques d’origine grecque. En revanche, dans les sociétés orientales et surtout hébraïques, le thème du pouvoir pastoral prend toute son ampleur.
Trois traits fondamentaux caractérisent ce thème du pouvoir pastoral :
- le pouvoir du berger s’exerce moins sur un territoire fixe que sur la multitude en déplacement vers un but ;
- le berger fournit au troupeau sa subsistance, il veille quotidiennement sur lui et doit assurer son salut ;
- le pouvoir du berger individualise en accordant par un paradoxe essentiel autant de prix à une seule des brebis qu’au troupeau tout entier.
Il reste cependant à identifier comment ce thème pastoral du gouvernement a pu être introduit en l’Occident. Pour Foucault, cette greffe est permise par le christianisme. Il a pris notamment une forme institutionnelle dans le pastorat ecclésiastique : dans l’Eglise chrétienne, le gouvernement des âmes se constitue comme une activité centrale, indispensable au salut de tous et de chacun. Au XVe et au XVIe siècle, une crise générale du pastorat se développe. Il s’agit moins d’un rejet de l’institution pastorale que d’une recherche d’autres modalités de direction spirituelle et de nouveaux rapports entre pasteur et troupeau (mais pas forcément moins strictes). On trouve également une recherche sur la façon de « gouverner » les enfants, une famille, un domaine ou une principauté.
Ainsi la remise en question générale de la manière de gouverner et de se gouverner (de conduire et de se conduire) accompagne à la fin de la féodalité, la naissance de nouvelles formes de rapports économiques et sociaux, et les nouvelles structurations politiques. Le gouvernement commence à devenir une pratique spécifiquement politique, c’est-à-dire avec comme objectif de conduire la conduite des hommes.
B. La formation d’un bio-pouvoir
Ce pouvoir pastoral, Foucault le détecte surtout dans cette technologie qui a comme objet principal la population et qu’on appelle la « police ». Pour les mercantilistes, la « police » est un principe d’enrichissement et une pièce essentielle de la force des États. Pour gérer cette population, il faut une politique de santé susceptible de diminuer la mortalité infantile, de prévenir les épidémies et de faire baisser les taux d’endémie, d’intervenir dans les conditions de vie pour les modifier et leur imposer des normes (pour l’alimentation, l’habitat, l’aménagement des villes) et d’assurer des équipements médicaux suffisants. A partir de la mi-XVIIIe siècle, l’hygiène publique se développe. Tous ces événements politiques visant à encadrer la vie correspondent à l’apparition d’un pouvoir ayant pour objet la vie des hommes : la bio-politique.
Cette bio-politique tend à traiter la population comme un ensemble d’êtres vivants présentant des traits biologiques et pathologiques particuliers, et qui, par conséquent, relèvent de savoirs et de techniques spécifiques. Or cette bio-politique est à comprendre à partir du développement d’une réflexion sur la gestion des forces étatiques. C’est pour améliorer les forces de l’Etat qu’on encadre la population, qu’on la gouverne au sens où on lui apporte soins et nourriture.
Conclusion
Ce cours Sécurité, Territoire, Population est important dans la pensée de Foucault car il est celui qui introduit le concept de gouvernementalité. En partant de la problématique du bio-pouvoir, Foucault étudie une nouvelle technologie de pouvoir dont l’objet est la population et qui cherche à la gérer à partir de sa naturalité. Gouverner, c’est à présent conduire la conduite des hommes à partir de données qui leur sont naturelles. Ainsi on a un nouveau type de pouvoir qui émerge et qui se greffe sur le pouvoir souverain : au XVIe siècle, l’Etat moderne se forme avec sa double caractéristique individualisante (pastorat chrétien) et totalisante (raison d’Etat).
merci beaucoup,je vous remercie sur ce bon fait ,vous êtes capable.
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