Dans Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798), Emmanuel Kant (1724-1804) répond à la question : qu’est-ce que l’homme ? Il montre, après Descartes, que le moment de la conscience de soi est décisif au sens où il distingue l’homme de l’animal : c'est parce qu'il est capable de dire "je" que l'homme se constitue comme sujet et s'arrache au monde des choses dont font partie les autres créatures.
Selon Kant, la capacité de dire "je" permet de devenir ce qu'il appelle "une personne". Une personne, pour Kant, est un sujet moral, c'est-à-dire auquel on peut imputer des actions. Or cette imputation n'est possible que parce que l'on demeure le même au cours du temps. La conscience est une, elle "persiste à travers tous les changements" : elle constitue la synthèse de qui nous arrive et de ce que nous faisons.
L'unité de la conscience permet l'émergence de "la personnalité" : la capacité de dire "je" est la preuve que l'homme a la faculté d'être conscient de son existence et que celle-ci reste identique à travers différents états. Mais elle est aussi une preuve que l'homme peut répondre de ses actes car il peut se poser à l'origine de ceux-ci en disant "je". Cela les animaux ne peuvent pas le faire. Ils sont dépourvus de personnalité. En outre, comme du point de vue moral, ils n'ont pas de personnalité, ils ne peuvent pas être des fins en soi, être considéré comme des sujets, ils se trouvent donc rabattus du côté du monde des objets, des choses, des moyens, c'est pourquoi "on peut les traiter et en disposer à volonté". C'est aussi pour cette raison qu'ils ne sont pas égaux en dignité car pour Kant la dignité humaine est ce qui fait que la personne humaine représente une fin en soi par opposition aux choses qui ne sont que des moyens. Par conséquent, la personnalité établit une différence non seulement avec les animaux, mais plus radicalement avec les choses dont les animaux font partie.
Pour Kant, la capacité de dire "je" transcende la question de la différence des langues : c’est une idée qui se trouve dans la pensée avant même l’apprentissage d’une langue. Il fait ainsi partie des penseurs qui considèrent que la pensée précède le langage. Même si le jeune enfant n'a pas encore dit "je", il en a la capacité : "il a déjà cette idée dans la pensée". Il ne peut donc pas être considéré comme appartenant au monde des objets.
Cependant, dire "je" doit s’apprendre : à un an, l’enfant parle de lui à la troisième personne et ce n’est que lorsqu’il dira "je", qu’il passera du sentiment de soi à la pensée, de la conscience simple (celle de l’animal), à la conscience de soi, conscience que l’on appelle « réfléchie », parce qu’elle est capable de retour sur soi. En d'autres termes, une fois que l’enfant s'exprime à travers le "je", il se saisit en tant que sujet et accède à la conscience de soi, condition de la pensée. Par cette opération en apparence simple se joue en fait une mise à distance du monde décisive : l'enfant ne se confond plus avec le monde des choses qui l'entourent, il s'en distingue et s'affirme par la même occasion comme étant à la fois dans le monde et extérieur à lui, capable d'actions sur lui dont il est à l'origine.
Texte
"Une chose qui élève infiniment l'homme au-dessus de toutes les autres créatures qui vivent sur la terre, c'est d'être capable d'avoir la notion de lui-même, du Je. C'est par là qu'il devient une personne ; et, grâce à l'unité de conscience qui persiste à travers tous les changements auxquels il est sujet, il est une seule et même personne.
La personnalité établit une différence complète entre l'homme et les choses, quant au rang et à la dignité. À cet égard, les animaux font partie des choses, dépourvus qu'ils sont de personnalité, et l'on peut les traiter et en disposer à volonté.
Alors même que l'homme ne peut pas encore dire Je, il a déjà cette idée dans la pensée, de même que doivent la concevoir toutes les langues qui n'expriment pas le rôle de la première personne par un mot particulier lorsqu'elles ont à l'indiquer. Cette faculté (de penser) est en effet l'entendement.
Mais il est à remarquer que l'enfant, lorsqu'il peut déjà s'exprimer passablement, ne commence cependant à parler à la première personne, ou par moi, qu'assez longtemps après (une année environ). Jusque-là, il parle de lui à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.). Lorsqu'il commence à dire Je, une lumière nouvelle semble en quelque sorte l'éclairer ; dès ce moment, il ne retombe plus dans sa première manière de s'exprimer. — Auparavant, il se sentait simplement ; maintenant, il se pense."
- Emmanuel Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798), Livre Premier « De l’intelligence ou faculté de connaître », § 1. « De la conscience de soi-même », trad. Joseph Tissot, Librairie Ladrange.
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