mercredi 10 août 2016

"Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà"

Commentaire

Les Pensées (1670) ont été publiées après la mort de Pascal (1623-1662). Elles constituent un ensemble de notes qui devaient figurer dans une apologie de la religion chrétienne. Il s'agit donc d'un ouvrage à la fois fragmentaire et inachevé, remis en ordre par des éditeurs et dont la présentation peut varier. Malgré tout, il permet de se faire une idée de la pensée de Pascal, qui ne cherche pas à faire de système, mais à exposer la nécessité de la grâce (dans la théologie chrétienne, elle est l'aide surnaturelle apportée aux hommes par Dieu pour qu'ils accomplissent leur salut). Sans Dieu, l'homme est condamné à l'essentielle misère de sa condition car la raison seule demeure impuissante à découvrir certaines vérités.

Le texte ci-dessous constitue le fragment 294 dans l'édition Brunschwicg. Pascal fait le constat d'un relativisme des coutumes juridiques et de l'impossibilité d'établir ce que serait une justice universelle valable pour tous et en tout temps. Dans un autre fragment (Br. 298), il rapproche la justice et la force : "la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique" et ajoute : "ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste". Ces extraits du fragment 298 entrent en résonance avec ce qui est développé ci-dessous : les hommes corrompus par le péché originel n'ont pas la capacité de s'accorder rationnellement sur ce qu'est la justice, par conséquent, la force qui, contrairement à la justice, n'a pas besoin de longues discussions pour s'imposer, va être à l'origine de l'établissement du juste. Mais ce coup de force aura, à son tour besoin de la justice, pour être accepté et éviter la discorde et la contestation. 

Le fragment 294 s'ouvre sur le constat qu'il n'existe pas une justice une et immuable, une justice naturelle qui serait partout la même et valable de tout temps. Pascal observe, en effet, premièrement que les lois changent selon la nation que l'on considère : la justice est inconstante et tient par exemple plus aux "fantaisies" et aux "caprices des Perses et des Allemands" qu'à un modèle unique. Les conceptions du juste et de l'injuste changent au gré des climats, selon l'endroit où l'on se trouve et finalement "un méridien décide de la vérité". Deuxièmement, Pascal remarque que les lois évoluent dans le temps, y compris "les lois fondamentales". Il en conclut que "le droit à ses époques", c'est-à-dire une histoire. La vérité judiciaire ne demeure pas toujours la même. Il faut donc abandonner l'idée que l'on pourrait découvrir l'essence de la justice. Il résume ce double constat par une formule bien connue : "plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà".

On se souvient que Descartes nourrissait le projet de se rendre "comme maître et possesseur de la nature" (Discours de la Méthode, VI). Mais, en attendant que son projet de construction des sciences soit achevé, il avait établi une morale provisoire dont la première maxime était : "obéir aux lois et aux coutumes de mon pays" (Discours, III). Pascal demande : sur quoi fonder alors le gouvernement des hommes ? Dans cette ambition, la question de la définition de la justice apparaît comme un préalable. Or on ignore ce qu'elle est et la preuve en est qu'on demande de se fier pour régler sa conduite, au lois et aux coutumes du pays que l'on habite. Pourtant, les jusnaturalistes tels que Pufendorf ou Grotius, estiment qu'il est possible de dégager des lois naturelles qu'aurait en partage chaque pays, mais pour Pascal, "il n'y en a point" : il n'existe aucune loi humaine qui fut universelle. La raison en est que la véritable source du droit est "le caprice des hommes", ce qui explique que même le vol, l'inceste, le parricide et l'infanticide aient pu être reconnus comme légaux ou, du moins, ont pu ne pas entraîner une condamnation de leurs auteurs qui se sont rendus bien souvent maître du pouvoir par ces crimes.

Toutefois, Pascal ne remet pas complètement en cause l'existence possible de lois naturelles. Le problème est que la raison humaine a "tout corrompu" par le péché. Elle s'est interdit dès lors la capacité d'apercevoir quelle est cette justice naturelle. Certains affirment que l'essence de la justice réside dans "l'autorité du législateur", d'autres que c'est "la commodité du souverain". Le plus sûr pour Pascal, est qu'elle soit reconnue comme "la coutume présente" car "rien, suivant la seule raison, n'est juste de soi, tout branle avec le temps". Ce qui fait que la coutume est juste, ce n'est pas son lien avec la loi naturelle, mais le fait "qu'elle est reçue", c'est-à-dire acceptée par habitude, bien qu'elle soit essentiellement due à la force ou à l'arbitraire. D'ailleurs, il suffit de sonder les motifs d'une loi pour s'apercevoir qu'elle ne repose sur aucun fondement rationnel suffisamment solide. Chacun jugeant du juste selon sa propre imagination, il existe toujours un moyen de contester sa légitimité.

Pascal estime même que "l'art de fronder" repose sur le principe consistant à remettre en cause la justice d'une coutume ou d'une loi en invoquant des "lois fondamentales et primitives". Certains nobles (les Grands) utilisent d'ailleurs ce moyen pour contester l'autorité du roi (Pascal fait référence implicitement à la Fronde, période de crise politique traversée par la France entre 1648 et 1653). Mais pour Pascal, "c'est un jeu sûr pour tout perdre, car rien ne sera juste à cette balance". En effet, l'établissement d'un régime repose toujours sur la force et sur l'emploi de la violence. C'est pourquoi il affirme, à la suite de Platon, qu'il est nécessaire de tromper les hommes sur cette origine. La loi humaine est toujours arbitraire, "sans raison", mais avec le temps, sous l'effet de l'habitude, "elle est devenue raisonnable". Ainsi, conclut-il, afin d'assurer la conservation de la loi, mieux vaut en dissimuler l'origine et la faire regarder au peuple comme authentique sans trop interroger ce sur quoi elle est fondée au regard de la justice. L'exercice du pouvoir nécessite le recours à l'illusion.

Texte

"Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. Nihil amplius nostrum est, quod nostrum dicimus artis est ("Il ne reste plus rien qui soit vraiment à nous. Ce qu’on dit à nous est à l’art", Cicéron, De finibus, V, 21, I). Ex senatusconsultis et plebiscitis crimina exercentur ("C’est en vertu des senatus-consultes et des plébiscites qu’on commet des crimes", Sénèque, Épîtres, 95). Ut olim vitiis sic nunc legibus laboramus ("Nous souffrions jadis de nos vices, maintenant de nos lois", Tacite, Annales, III, 25).

De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente. Et c’est le plus sûr. Rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité, qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi, elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, bouleverser les États est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre, rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent. Et les Grands en profitent à sa ruine et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes il faut souvent les piper. Et un autre bon politique, Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur ("Comme il ignore la vérité qui le libère, il est utile qu’il soit trompé"). Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation. Elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin."

- Pascal, Pensées (1670), édition L. Brunschwicg, fragment 294.

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