mercredi 10 août 2016

"Le droit de nature est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance"

Commentaire

Le Léviathan (1651) a été écrit par Thomas Hobbes (1588-1679) dans le contexte des guerres civiles qui divisent l'Angleterre de son époque. Dans un style claire, avec un souci de définition rigoureux des concepts, il établit dans cet ouvrage une théorie du contrat au moyen duquel les hommes peuvent sortir de l'état de guerre qui caractérise l'état de nature. A l'état de nature, les individus disposent d'une égalité naturelle, d'où une certaine rivalité entre eux, chacun ne cherchant à obéir qu'à lui-même. Cet antagonisme des forces rend impossible l'obéissance à une même loi, d'où la nécessité d'établir un Etat qui contrebalance et annule ces forces.

Le texte ci-dessous se trouve au début du chapitre XIV intitulé "Des lois naturelles". Au chapitre précédent, Hobbes a décrit la situation de l'état de nature, moment théorique où les hommes vivent sans qu'une puissance leur impose à tous un "respect mêlé d'effroi", comme "une guerre de chacun contre chacun". L'enjeu dans le chapitre qui suit consiste à donner une assise juridique à la mise en place d'une autorité politique. Or le droit naturel implique que chaque individu considère comme juste ce qui sert son propre pouvoir ou ses propres intérêts. En effet, seule la loi positive peut définir ce qui est juste ou injuste pour Hobbes. Toutefois, il est possible, au moyen de la raison, de déterminer le contenu d'une loi naturelle.

Hobbes commence par définir le droit de nature : "le droit de nature [...] est la liberté que chacun a d'user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même et pour la préservation de [...] sa propre vie". Cela signifie qu'à l'état de nature, l'homme a le droit de tout faire pour assurer sa défense. Le droit de nature ou droit naturel (en latin jus naturale) renvoie à une conception du droit selon laquelle il existerait des normes préexistantes au droit établi par la société (ce qu'on appelle le droit positif) et qui tiendraient à l'observation de la nature humaine. Les jusnaturalistes, dont Hobbes fait partie, désignent les théoriciens de ce droit naturel (on peut nommer également Grotius et Rousseau).

Hobbes pense le droit naturel comme une liberté ou non de faire. En d'autres termes, tout est permis du moment que nous avons la puissance d'agir suffisante et que nous ne rencontrons pas d'obstacle à notre puissance. Car, en effet, si cette liberté est définie positivement comme un pouvoir de tout faire pour assurer sa survie, négativement, elle apparaît comme "l'absence d'entraves extérieures [...] qui, souvent peuvent détourner une part de la puissance de faire ce que l'on voudrait". Ces entraves extérieures constituent par exemple la propre résistance d'autrui. Telle est par exemple la situation d'un homme qui se retrouverait dans l'incapacité d'imposer sa volonté à d'autres hommes si l'équilibre des forces demeurait en sa défaveur.

Au contraire du droit, la loi constitue une interdiction : alors que le droit autorise et permet, qu'il donne la liberté de faire ou de ne pas faire, la loi elle, empêche et interdit, elle impose une contrainte. Or la loi naturelle selon Hobbes est "une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l'interdiction de faire ce qui détruit sa vie". On voit ici que la loi naturelle est le pendant du droit naturel : si on a le droit de tout faire pour protéger sa vie, on n'a pas le droit d'attenter soi-même à celle-ci. Il ne s'agit pas de dire que la nature empêche le suicide, chacun est libre de mettre fin à ses jours, mais simplement de souligner que, du point de vue de la rationalité de l'homme à l'état de nature, ce qui importe principalement est la préservation de sa propre vie. C'est donc par une analyse de cette rationalité que l'on va pouvoir déterminer quelles sont les lois de nature (Hobbes trouvera d'autres lois de natures, notamment dans le chapitre XV, une vingtaine en tout).

Hobbes a montré dans les chapitres précédents qu'à l'état de nature, "la condition humaine [...] est un état de guerre de tous contre tous". Comme "chacun est gouverné par sa propre raison", c'est-à-dire qu'il agit en suivant le droit de nature selon lequel il lui est permis de tout faire pour assurer sa survie, la conséquence est que "chacun a un droit sur tout chose" et précise Hobbes, "y compris sur le corps des autres". Cela signifie qu'à l'état de nature, la propriété (ce que l'on a en propre), c'est non seulement sa propre vie, sa propre nature, sa propre raison, mais également, et de manière plus surprenante, un droit sur le corps d'autrui. D'où le fait qu'il en résulte une situation d'insécurité permanente : à l'état de nature, on ne s'appartient jamais totalement en propre. Il faudra donc passer par un contrat pour sortir de cet état. Un contrat consiste à échanger un droit contre un autre droit : celui que j'ai sur autrui contre celui qu'il détient sur moi et, de cette façon, limiter le droit naturel par le droit positif.

Hobbes résume sa conception du droit naturel et de la loi naturelle par la formule suivante : "chacun doit s'efforcer à la paix aussi longtemps qu'il a l'espoir de l'atteindre, et, quand il ne peut l'atteindre, qu'il peut chercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre". Cette formule se décompose en deux parties :

  • la première et fondamentale loi de nature : "chercher la paix et la maintenir", la recherche d'un moyen tel que le contrat pour sortir de l'état de nature se trouve ici sous-entendu  ;
  • le résumé du droit de nature : "nous défendre nous-mêmes par tous les moyens possibles", non seulement il existe un droit à la guerre si notre vie est en jeu, mais, en outre, le droit dans l'état de guerre se trouve en quelque sorte illimité : tous les moyens sont bons pour survivre.


Texte

"Le DROIT DE NATURE, que les écrivains politiques appellent communément jus naturale, est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin.

Par LIBERTE, conformément à la signification propre du mot, j'entends l'absence d'entraves extérieures, entraves qui, souvent, peuvent détourner une part de la puissance de faire ce que l'on voudrait, sans cependant pouvoir empêcher l'usage de la puissance restante, conformément à ce que dictent notre jugement et notre raison.

Une LOI DE NATURE (lex naturalis) est un précepte, ou une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l'interdiction de faire ce qui détruit sa vie, ou qui le prive des moyens de la préserver, et de négliger de faire ce par quoi il pense qu'elle serait le mieux préservée. 

En effet, et bien que ceux qui écrivent sur ce sujet aient l'habitude de confondre jus et lex (droit et loi), il est néanmoins nécessaire de les distinguer, parce que le DROIT consiste en la liberté de faire ou de ne pas faire, alors que la LOI détermine et contraint dans un sens ou dans l'autre, en sorte que la loi et le droit diffèrent autant que l'obligation et la liberté, et se contredisent s'ils sont appliqués à un même objet. 

Parce que la condition humaine (comme cela a été établi au chapitre précédent) est un état de guerre de tous contre tous, où chacun est gouverné par sa propre raison, et parce qu'il n'y a rien dont on ne puisse faire usage contre ses ennemis, qui ne soit de quelque secours pour se maintenir en vie, il s'ensuit que, au sein d'un tel état, chacun a un droit sur toute chose, y compris sur le corps des autres. Et donc, aussi longtemps que perdure ce droit naturel de chacun sur toute chose, il ne saurait y avoir de sécurité permettant à quiconque (si fort et avisé qu'il soit) de vivre tout le temps que la nature alloue ordinairement pour la vie. Par conséquent, c'est un précepte et une règle générale de la raison que chacun doit s'efforcer à la paix aussi longtemps qu'il a l'espoir de l'atteindre, et, quand il ne peut l'atteindre, qu'il peut chercher et utiliser tous les secours et les avantages de la guerre. La première partie de cette règle contient la première et fondamentale loi de nature, qui est : chercher la paix et la maintenir ; la seconde, le résumé du droit de nature, qui est : nous défendre nous-mêmes par tous les moyens possibles."


- Thomas Hobbes, Léviathan, Livre I, « De l’homme », Chapitre XIV, « Des lois naturelles », trad. G. Mairet, Gallimard, coll. « Folio Essais », p. 229-232.

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